jeudi 21 octobre 2021

Esmée et Yente

 Pour Esmée

Esmée est née ce matin à Lyon, et me voilà donc grand-père pour la seconde fois.

Esmée vient du latin "amatus", "qui est aimé."Je ne doute pas qu'elle le sera, aimée.

Et peut-être qu'un jour elle lira ces lignes, écrites le jour de sa naissance, par un aïeul traqueur de hasards objectifs, chasseurs d'intersignes, guetteur de lucioles.

Esmée Marie Eliana. Eliana est un prénom roumain car sa maman, Bristena, est d'origine roumaine, et elle conserve beaucoup d'amour pour ce pays où vit toujours sa grand-mère et une grande partie de sa famille.

C'est pourtant un autre pays de l'Est que je voulais évoquer aujourd'hui. La Pologne. La Pologne dirigée par les nationalistes, et qui conteste en ce moment la primauté du droit européen.

Ce n'est pas de cette Pologne que je veux parler, mais de celle de Roman Opalka. Quand j'ai découvert le récit de Claudie Gallay, Détails d'Opalka, d'autres éléments pointèrent très vite vers cette Pologne. Tout d'abord mon ami Bruno, comédien de son état, me demanda l'adaptation que j'avais tirée en 1996 du conte d'Isaac Bashevis Singer, Les Sages de Chelm. Ou plutôt me redemanda, car il l'avait déjà utilisée il y a plusieurs années pour un de ses ateliers de jeunes.


Ce conte truculent, tirée du plus vieux fond yiddish, j'en avais eu connaissance par le Baroudeur (par ailleurs oncle de la petite Esmée). Je recopie paresseusement le résumé de l'éditeur : "La petite ville de Chelm est gouvernée par un Conseil de cinq Sages aux noms révélateurs, Lekisch le Bon à Rien, Zeinvel le Ramolli, Treitel le Fou, Sender l'Ane et Shmendrick Tête de Bois. Le Sage des Sages, celui qui prend les décisions quand les autres n'arrivent pas à se mettre d'accord, c'est Gronam le Bœuf, qui n'a peur de personne sauf de sa femme. Exemples de décisions prises : déclarer la guerre au village voisin, sans raison aucune, mais pour que les habitants de Chelm oublient un temps la misère qui est la leur. Ou jeûner obligatoirement le lundi et le jeudi afin d'économiser du pain et donc ne plus en manquer les autres jours. Ou supprimer tous les vêtements pour qu'il n'y ait plus ni riches bien vêtus, ni pauvres en haillons... La bêtise des Chelmites est bien sûr pour I. B. Singer le reflet de celle de tous les hommes." 

Singerné en Pologne en 1904, émigra aux Etats-Unis en 1935, où il gagne sa vie à New York comme correcteur au quotidien Jewish Daily Forward.  Jusqu'à la fin de sa vie il écrira dans la langue qu'il ne voulait pas laisser mourir, le yiddish. Il reçoit le prix Nobel de littérature en 1978.

C'est d'un autre prix Nobel, la polonaise Olga Tokarczuk, que viendra l'autre résonance. Dans l'édition du 20 septembre du New Yorker, j'ai la surprise de découvrir une fiction de cette écrivaine majeure dont j'ai chroniqué ici même, il y a presque un an tout juste le roman Dieu, le temps, les rivières et les anges.
Cette nouvelle donnée au New Yorker se nomme Yente, histoire d'une vieille femme que certains prennent pour une sorcière. L'illustration de Noam Wiener est magnifique :



Ce nom de Yente m'était familier :  dans le conte de Singer, Gronam le Boeuf, le chef du village, n'a peur de personne sauf de sa femme, Yente Pesha. A la fin de l'histoire elle fonde le Parti des Femmes et envoie son idiot de mari faire la vaisselle, et le bougre s'exécute sans broncher plus que ça.


De la petite fille à la vieille dame, d'Esmée à Yente, le monde entier, d'un tintement nouveau, a résonné.

dimanche 17 octobre 2021

Des ronces pour Algernon

A Pauline et Violette,

Cinq octobre, 18 heures. A la sortie du lycée pour récupérer Violette et filer à Poitiers. Pas de temps à perdre, le spectacle de sa soeur Pauline commence à 20 h 30, et il faut compter deux bonnes heures de route, en espérant ne pas se planter pour rejoindre le parking souterrain du TAP. Quand je dis "spectacle de sa soeur", je vais un peu vite, elle y participe seulement : il s'agit de Ronces, une création de 35 minutes (tout ce chemin pour 35 minutes, faut-il les aimer ces gamines...), sous la direction de Thomas Ferrand, un metteur en scène reconverti dans le domaine des plantes sauvages comestibles, mais qui a en quelque sorte repris du service pour monter une pièce avec l'Atelier de Recherche Chorégraphique de l'université de Poitiers. "J'ai souhaité transmettre, écrit-il dans sa présentation, un peu du savoir que j'ai acquis ces dernières années (...). J'ai pensé que porter de l'attention à la benoîte urbaine, à la datura ou au lamier pourpre, c'était une des choses les plus importantes qui soient aujourd'hui."

Ronces (sous le costume du singe vert, en fait il y a Pauline...)

Bon, pour le moment, nous sommes encore sur la route, et Violette qui, contrairement à moi, parvient parfaitement à lire en voiture, se plonge dans Le Paradoxe sur le comédien de Diderot, qu'elle doit travailler en cours de français. J'écoute alors Affaires culturelles, l'émission d'Arnaud Laporte sur France-Culture, qui reçoit l'acteur allemand Lars Eidinger¹. Et il se trouve que Laporte se met à citer précisément Diderot et son paradoxe. Une coïncidence qui nous amuse bien sûr, et surtout qui conduit Violette à évoquer une autre coïncidence qui l'a récemment bluffée. Elle venait d'avoir un cours de grec sur la sculpture cycladique (qu'elle ne connaissait pas du tout) lorsque, le soir, elle a soudain envie de dessiner, elle cherche alors un modèle et ouvre un livre d'art qu'elle avait depuis quelque temps mais qu'elle n'avait pas encore exploré. Elle tombe sur Modigliani dont elle choisit un tableau à reproduire. Ce n'est que le lendemain, à nouveau en cours de grec, qu'elle s'avise qu'il y a décidément beaucoup de ressemblances entre le style de Modigliani et ce mystérieux art des Cyclades, et c'est précisément à l'instant où elle se fait cette réflexion que la prof demande à toute la classe s'il n'y a pas dans l'art moderne des artistes que l'on pourrait rapprocher des artistes anonymes égéens. Violette a beau jeu de répondre Modigliani, qui était bien sûr une des réponses possibles (on aurait pu citer aussi Brancusi, Giacometti, Hans Arp ou Henry Moore). 


La circulation est fluide sur la route de Poitiers et nous pénétrons dans la ville à 20 h et des poussières, avec un peu d'avance bien heureusement car je prends une mauvaise direction, m'enfournant en centre-ville, dans un labyrinthe de rues étroites, dont je m'extrais avec difficulté. Avec l'aide du GPS sur le smartphone, et moyennant le problème que Violette a quelque peine à reconnaître sa droite de sa gauche (on ne peut pas être doué dans tous les domaines), on parvient à se garer en temps voulu au quatrième sous-sol du parking. Romain, le compagnon de Pauline, nous attendait sur le parvis. Tout baigne (sauf que Violette a oublié son pass dans la voiture et doit redescendre en catastrophe au quatrième sous-sol).

Le spectacle est bien ce "poème scénique volontairement inachevé et branlant, comme l'est la vie même", que décrit Thomas Ferrand. La vingtaine de danseurs/comédiens emporte l'enthousiasme du public (une majorité de jeunes, ça change des têtes grises d'Equinoxe - dont je fais partie hélas), c'est joyeux et coloré, même si parfois un peu trop didactique à mon goût (je reconnais l'empreinte de nombre de lectures récentes, par exemple Baptiste Morizot ou Anna Tsing - et justement - autre coïncidence - Pauline parle dans le spectacle des champignons (les mycètes, en langue savante) qui seraient plus proches des animaux que des plantes, or ce passage je l'avais relu l'après-midi même en apportant le livre, Le champignon de la fin du monde, à Gaëlle, qui me l'avait demandé le jour précédent, sans savoir qu'il y avait un rapport avec cette création que j'allais voir - j'en profite également pour dire qu'à la fin du livre de Tsing, Ursula K, Le Guin est longuement citée, dans un extrait de Dancing at the Edge of the World, cf. Nevermore)


Après le spectacle, nous allons avec Romain et Pauline boire un verre sur la place au-dessus du TAP. On évoque René Daumal et l'escalade dont ils sont fervents pratiquants, et c'est au tour de Pauline de raconter une coïncidence (sans qu'elle sache qu'un peu plus tôt sa petite soeur a fait la même chose) : en ouvrant un livre, elle était tombée sur la date du jeudi 17 mai (elle-même est née un 17 mai, et en effet un jeudi). Rien d'étourdissant, pensera-t-on, mais je m'aperçois, encore une fois en rédigeant cet article, que dans le billet du 14 août, Une écriture inconnue sur une enveloppe, où je mentionnais sa carte postale de Pelvoux, se trouve l'image de l'infâme carré sémiotique d'A.J. Greimas, formule empruntée à Donna Haraway, autre auteure proche de Tsing et Morizot, décrivant la création du plasticien Antoine Proux mettant côte à côte un dessin de Daumal et le champignon matsutaké au coeur de l'étude de Tsing.


Enfin, il se trouve que j'ai acheté à l'issue de la soirée deux exemplaires de la bande dessinée d'Otto T, Sauvages ! Une journée avec Thomas Ferrand (édition FLBLB). "Équipé de son carnet et de son crayon, Otto T. l’a suivi sur les rives du Clain, le long des trot­toirs, dans les friches qui bordent la cité, dans les salles de théâtre, et autour de repas bien arro­sés". Cette BD, en plus d'être très drôle, m'a donné la dernière coïncidence de cet article. Il y est question du livre Des fleurs pour Algernon, qui fut un livre de référence pour l'artiste botaniste :



Or, Des fleurs pour Algernon, de Daniel Keyes, publié en 1966, occupe une place centrale dans Sidérations, le dernier roman de Richard Powers, évoqué la veille de Ronces, dans l'article consacré à Roman Opalka.

Par exemple, pages 66-67, avec un écho explicite au titre du roman :

"En franchissant les collines déclinantes du Kentucky, en longeant le musée de la Création et de lArche de Noé, en traversant des comtés qui manifestement n'avaient que faire de la science, on écouta Des fleurs pour Algernon. Je l'avais lu à onze ans. Ce roman avait quasiment inauguré ma bibliothèque de science-fiction, grosse de deux mille volumes. Je l'avais acheté dans une librairie d'occasion : un livre de poche bas de gamme arborant en couverture un visage flippant, à mi-chemin entre la souris et l'homme. (...)

A la mort d'Algernon, il me fit arrêter l'audio livre. Sérieusement ? Il n'arrivait pas à assimiler la nouvelle. La souris est morte ? Son visage était effleuré par la tentation de ne pas écouter la suite. Mais Algernon avait déjà anéanti presque tout ce qui lui restait d'innocence. L'oeil mental connaît deux sidérations : l'arrachement à la lumière, l'entrée dans la lumière."

Mais aussi, vers la fin du livre, pages 348-349 :

"Je m'installai dans mon bureau et fis mine de travailler. Il fallut une éternité pour atteindre une heure décente de coucher. Je m'éveillai d'un cauchemar en sentant une petite main cramponnée à mon poignet. Robin se tenait près de mon lit. Dans le noir, impossible de le déchiffrer. Papa. Je pars à l'envers. Je le sens.
Je restai figé, hébété de sommeil. Il lui fallut mettre les points sur les i.
Comme la souris, papa. Comme Algernon."



Dans la nuit du retour (nous repartîmes après le pot au bar), nous avons traversé comme à l'aller la petite ville de Chauvigny. C'est ici, en bord de Vienne, dans le cimetière mérovingien de Saint-Pierre-les- Eglises, au bord de la Vienne, que repose Roman Opalka.
 

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¹ Sur la page de FC consacrée à l'émission, je découvre, en rédigeant cet article qui s'articule donc autour des deux soeurs, la vidéo de présentation de Petite Soeur, le film de Véronique Reymond et Stéphanie Chuat, qui sortait le lendemain 6 octobre, film où Eidinger joue Sven, un acteur vedette du théâtre Schaubühne de Berlin et jumeau d’une dramaturge allemande (Nina Hoss). Malade, il voit sa sœur remuer ciel et terre pour sauver sa carrière. "Un rôle à sa démesure donc, tout en jeux de miroir, qui nous donne l’occasion d’explorer en sa présence sa carrière et ses imaginaires."




vendredi 8 octobre 2021

La beauté des jours

Je venais juste de publier l'article précédent, Sur cette toute petite Terre bleue, lorsque j'ai repris la lecture, à peine entamée, du roman La beauté des jours, de Claudie Gallay, emprunté la veille à la médiathèque, roman sorti en 2017, trois ans après Détails d'Opalka. Ma curiosité s'était éveillée : retrouverais-je dans une fiction cette passion simple pour la trajectoire d'un artiste comme Opalka ? Je dis passion simple, et il faut l'entendre comme un compliment : Claudie Gallay ne se veut à aucun moment historienne de l'art, elle témoigne d'une attirance, d'une sensibilité, rien de plus, et l'intelligence de l’œuvre vient par surcroît, sans ostentation. Et c'est aussi ce que l'on retrouve très vite dans cette histoire de Jeanne, une jeune femme à la croisée de sa vie. Mais je vais trop vite.

Voilà, j'ai écrit l'article, et je replonge dans le livre, composé comme Détails de chapitres courts, non numérotés. Est-ce à dire que les nombres n'ont pas d'importance ici ? Pas du tout, car à cette reprise de lecture, page 44, je découvre, un peu éberlué, la propension de Jeanne à manipuler justement ces nombres. La scène est pourtant tout ordinaire : elle travaille à un guichet de la Poste, au côté de M. Nicolas, son supérieur, un monstre de rigueur et d'habitude. un homme dont elle sait très peu de choses : "Elle passait pourtant 35 heures par semaine à côté de lui. Et depuis deux ans. A raison de sept heures par jour, 35 heures par semaine. 140 par mois." Elle calcule pour finir qu'elle a passé 3430 heures à côté de lui. "

"- Encore 13 heures et on sera à 3443 heures d'existence l'un à côté de l'autre.
M.Nicolas a haussé les épaules.
Elle a insisté. Il y avait des clients. Elle a chuchoté.
- 3443, c'est un palindrome magnifique... Nous y serons dans deux jours.
Elle lui a dit l'heure exacte.
C'était comme un rendez-vous. Une fois atteint, ils le dépasseraient. Et un jour, forcément, ils atteindraient les 4444 heures ! 4444 ! Quel chiffre vertigineux !"
Opalka n'est cité à aucun moment dans le livre, mais quelque chose demeure de sa fascination du nombre en lien avec le passage du temps. Et comment ne pouvais-je pas être touché à l'évocation de ce palindrome, notion si présente sur Alluvions, et de ce nombre 4444, un des nombres-événements d'Opalka, cher aussi à Rémi Schulz, et dont je fis matière d'un article le 8 juin 2017, l'année donc de La beauté des jours.

Une autre artiste traverse le livre, Marina Abramović, célèbre pour ses performances, où elle s'est mise parfois en réel danger. Une photo la représentant, encadrée dans le couloir de l'entrée, s'était décrochée, laissant un blanc, "un rectangle de lumière, format 24 par 12." D'une certaine manière, c'est ce minuscule incident qui va troubler la vie jusque là bien rangée, presque immobile de Jeanne, entre son mari aimant, ses deux filles jumelles qui ont bien grandi et prennent leur essor dans la vie, et les dimanches à la ferme familiale, avec ce père taiseux qui ne semble pas se consoler de n'avoir eu que des filles, la grand-mère, la M'mé, que la mort semble avoir oublié, et la dernière petite nièce, Zoé, que la déficience mentale a rendu différente. D'une certaine manière encore, c'est Opalka qui s'inscrit dans ce rectangle de lumière, lui qui a éclairci progressivement le fond de ses toiles, pour tendre vers le blanc sur blanc, blanc de zinc, blanc de titane, pour que les nombres soient encore visibles sous certains angles, comme ces gravures paléolithiques qu'on ne peut deviner que sous la lumière frisante des torches des guides.

Un artiste encore est commun aux deux livres, le roman et le récit, c'est Christian Boltanski, avec sa création des Archives du coeur, sur l'île de Teshima.

"Il est parti de l'idée que les pulsations de coeur sont quelque chose de très personnel, aussi fort qu'un autoportrait, aussi représentatif. Il a donc enregistré les battements de son propre coeur et les donne à entendre en même temps que défile, sur un montage vidéo, le vieillissement de son visage, de sa petite enfance à ses soixante ans. C'est une installation intime que l'artiste a voulue comme une lutte contre l'oubli. En prolongation, Boltanski a enregistré les battements d'autres coeurs, ceux de milliers d'inconnus, des coeurs du monde entier, et il les a réunis au Japon, sur la petite île de Teshima, en mer intérieure de Seto, une exposition afin de préserver  "la petite mémoire"." (Détails Opalka, pp. 94-95)
 

Boltanski est lié à Martin, cet ancien amour de jeunesse qui n'a pu s'épanouir, retrouvé en ville par hasard (hasard ou destin? question qui apparaît dès la page 10*). Restaurateur de fresques, il bouleverse l'existence de Jeanne, qui ne sait plus trop quelle direction donner à sa vie. L'accompagnera-t-elle au Japon sur l'île où il veut déposer les battements de cœur de sa sœur disparue ?

"Il avait besoin quelquefois de se rendre dans la cabane de Boltanski. Il prenait alors un vélo et remontait jusqu'au milieu de l'île. L'endroit ressemble à une grotte, une ampoule pend du plafond et pulse au rythme des battements. Des cœurs de milliers de gens. Il disait qu'il ressentait, à écouter ses pulsations, un moment d'émotion à nul autre pareil."

A lire les critiques autour de l'oeuvre de Claudie Gallay, les mots de tendresse et de douceur reviennent souvent. Ils ne sont pas usurpés. Ce qui est remarquable chez elle, c'est qu'ils ne cachent rien de la dureté aussi de la vie. Aucun angélisme, même dans l'évocation de la vie à la campagne, trop souvent corrompue par cette nostalgie d'un bon vieux temps qui n'a jamais existé. La notice de Wikipedia nous assure qu'une chanson de Dominique A lui est une ressource : Rendez-nous la lumière. Je finirai là-dessus (comme par hasard, le micro a pris la forme d'une ampoule**).

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* Et question dont un article de Jean-Jacques Birgé se fait l'écho (et le Japon y est aussi présent) dans l'article publié ce même jour : Ni le jardin de son éclat.

"Troisième photo. Dans cet ordre. Secret bien gardé. Accelerando de percussion. C'est la musique de Fumio Hayasaka pour l'arrivée de la police dans Les amants crucifiés. Finalement je prends le temps, le temps d'écrire, le temps de vivre. Il serait temps. Il est toujours temps. C'est ce que je m'évertuais de répéter hier soir à un ami en détresse. Rien n'est jamais joué. Encore une fois résonne dans ma tête la fin de Au pied de la lettre dans Trop d'adrénaline nuit, le premier disque du Drame : sans que nous nous soyons concertés, Bernard scanda "Un coup de dés jamais n'abolira le hasard" tandis que je clamais "Tout homme détient dans ses mains son destin". Je n'avais que 24 ans, mais Apollinaire et Vigo se complétaient à merveille."

** J'avais déjà choisi la photo de l'ampoule au-dessus lorsque j'ai découvert pour la première fois cette vidéo de Dominique A.

jeudi 7 octobre 2021

Sur cette toute petite Terre bleue

Le mardi 5 octobre, j'ai la bonne surprise de découvrir l'article 8888888 sur Barbotages. Jacques Barbaut a eu la délicate intention de m'adresser un extrait de son presque homonyme Jacques Roubaud, en un texte du livre Roman Opalka, co-écrit avec Christine Savinel et Bernard Noël (éditions Dis Voir, 1996).


Je ne connaissais pas du tout avant ces jours d'octobre ce livre sur Opalka. Or, il m'avait été signalé également pas plus tard que la veille  par le maestro, celui-là même qui m'avait glissé dans la boîte aux lettres le Détails Opalka de Claudie Gallay. Pour preuve, voici le sms que je reçus alors :

Cette convergence m'a réjoui, vous pensez bien. Mais ce n'était pas tout : mon fil "Autres sentes" recelait un autre billet où le 8 avait grande importance :


En regard de la page et de la photo du ciel nocturne du livre de Claudie Gallay, voici en effet, au-dessus d'un article de Stalker (où il était question d'un livre de Roberto Calasso que je viens juste de relire), un billet de l'ami Rémi Schulz, qui commençait ainsi : 

"Billet 321. Attendu qu'une bonne partie de l'année a été consacrée à la Préface de Ricardou, ce qui m'a conduit à l'hypothèse que ses 8 dernières phrases étaient essentielles, les phrases 321 à 328, il m'a paru intéressant d'y consacrer les 8 billets à venir, 321 à 328."

Et qui se terminait ainsi :

"Une autre petite chose, à laquelle je ne vois guère de signification, mais qui sait?
  Ayant dénombré les mots de toutes les phrases, j'ai constaté que 8 puissances de 2 sont présentes, de 1 (20) à 256 (28), où il ne manque que 8 (23), le nombre fétiche (mais justement ce 256 ou 28 le plus difficile à caser est la 1e de 8 phrases suspectées former un ensemble).
  Les phrases concernées sont:
1 mot, phrase 141 (Non.);
2 mots, phrase 138 (Et après ?);
4 mots, phrase 72 (Réellement, vous l'ignorez ?);
16 mots, phrase 132;
32 mots, phrases 89, 105;
64 mots, phrases 41, 64 (!), 88 (8x8?), 108, 151, 317;
128 mots, phrase 69;
256 mots, phrase 321."



lundi 4 octobre 2021

The seven sevens horizon 7777777

"Je n'écris pas pour laisser ma trace mais pour donner de l'épaisseur au temps que j'ai à vivre." 

Claudie Gallay, Détails d'Opalka, Actes Sud, 2014, p.76.

Le maestro avait glissé le livre dans ma boîte aux lettres, m'en avertissant par sms et m'invitant à le sortir vite de là, car on annonçait de la pluie. C'était douter un peu légèrement de l'étanchéité de ma boîte, mais n'importe, je ne tardai pas à récupérer le petit volume de chez Actes Sud.

 

 

Ce n'est pas une nouveauté, ayant paru, il y a sept ans, en avril 2014. Je connaissais un peu Roman Opalka, le peintre polonais (1931-2011) mais seulement de nom Claudie Gallay, auteure de quelques romans à succès. Rien qui laisse présager ce récit passionnant, que j'ai dévoré en deux soirées. Elle y conte sa fascination  pour un artiste qui a voué son existence entière à un seul concept : la capture du temps qui passe, la représentation de la durée à travers l'inscription sur une toile de la suite infinie des nombres. Le geste inaugural a lieu en 1965 : Opalka trace le 1 à la peinture blanche sur un fond noir. Pendant quarante ans, il ne cessera plus de peindre les nombres suivants. Chaque tableau, tous de format identique (1,96 x 1,35 m), se nomme Détail. L'ensemble forme l’œuvre OPALKA 1965/1 – ∞ (à sa mort, elle comptera 233 Détails), riche de  5 607 249 nombres, c’est-à-dire 38 139 612 chiffres.

Dans un article « The seven sevens horizon 7777777 », Roman Opalka crée une représentation des nombres qui met son œuvre en perspective :

Voir Joël Chevrier, professeur de physique à l'Université de Grenoble-Alpes

"Dans le même article, écrit Joël Chevrier, il explique que si son premier tableau (OPALKA 1965/1 – ∞ Détail 1-35327) contient 1, 22, 333 et 4444, et le second 55555, il lui a fallu 7 ans pour dépasser 666666, et atteindre 1000000, début de l’immense série des nombres à 7 chiffres. Pour rejoindre 7777777, il lui aurait fallu peindre pendant presque 100 ans à ce rythme. Dans tous les cas, 88888888 est donc bien largement au-delà de la limite humaine. Pour l’atteindre, il faudrait vivre des siècles."

7777777 est l'un de ces nombres-événements dont l'approche met Roman Oplaka sous pression. Mais celui-ci, il sait qu'il ne l'atteindra jamais."Ce nombre est la beauté parfaite, le but suprême, s'enflamme à son tour Claudie Gallay, il pourrait mourir en l'écrivant, par excès d'exaltation." Il lui a fallu sept mois pour remplir de nombres sa première toile, il lui faudra sept ans pour aboutir au nombre magique des six 6. C'est aussi en 1972 qu'il introduit une dernière règle : à chaque nouvelle toile, il éclaircira le noir du fond avec 1 % de blanc, ainsi au fil du temps le contraste s'atténuera et les toiles tendront vers le blanc sur blanc : "la disparition dans la lumière, inévitable."

A partir de 1968, à l'issue de chaque séance de travail, il se prend en photo, en noir et blanc, vêtu de la même chemise, en prenant bien soin à ce que le visage ne trahisse pas la moindre émotion. Il en résulte une fascinante série où s'inscrit irrésistiblement l'altération de l'âge, le cheminement vers la mort.

Série d’autoportraits numérotés – Détails 2075998, 2081397, 2083115, 4368225, 4513817, 4826550, 5135439 et 5341636.

Il se trouve que le même jour où je reçois ce livre par le truchement du maestro, je suis plongé dans le dernier roman de Richard Powers, Sidérations (Actes Sud, là encore). Je n'ai jamais évoqué ici son roman précédent, L'Arbre-Monde, mais ce chef d’œuvre m'avait été une des lectures les plus fortes de ces dernières années, aussi n'ai-je pas tardé à désirer découvrir ce nouvel opus du grand écrivain américain (qui n'atteint pas à mon avis la puissance du précédent, mais sans doute parce qu'il est moins choral, plus resserré qu'il est sur une histoire entre un père et son fils - il n'en reste pas moins assez impressionnant). Or, entre Détails Opalka et Sidérations, un réseau de correspondances se dessina très vite : en premier lieu, s'imposaient une semblable composition en courts chapitres non numérotés, une semblable narration à la première personne, et une commune référence au vertige des nombres (relevée par ailleurs par Jacques Barbaut le 27 septembre dernier (je la prolonge quelque peu):

Il me réveilla dans la nuit. Combien d’étoiles tu as dit qu’il y avait ?
Impossible de me fâcher. Même arraché au sommeil, j’étais ravi qu’il poursuive sa contemplation.
"Multiplie tous les grains de sable de la Terre par le nombre d’arbres. Cent mille quatrillions."
Je l’obligeai à réciter vingt-neuf zéros. Au bout de quinze, son rire dégénéra en grognements.
« Si tu étais un astronome de l’Antiquité et que tu comptais en chiffres romains, tu n’aurais jamais réussi à écrire ce nombre. Toute ta vie n’aurait pas suffi."
Et combien ont des planètes ?
Ce nombre-là ne cessait de changer. "La plupart en ont sans doute au moins une. Beaucoup en ont plusieurs. A elle seule, la Voie lactée pourrait bien avoir neuf milliards de planètes comparables à la Terre dans les zones habitables de ses étoiles. Et si tu ajoutes les dizaines d'autre galaxies du Groupe local..." (p.19))

Et ceci résonne étrangement avec un autre passage du récit de Claudie Gallay, qui n'a pas de rapport direct avec Opalka, et qu'elle place un 10 août à Mussy-sous-Dun, donc en Saône-et-Loire, lors de la nuit des étoiles filantes : "Au-dessus de la tête, des milliards d'étoiles... Petite Ourse, Grande Ourse, la Polaire.../ Entre, un vide sidéral." (p. 122)


La référence à Giordano Bruno me fit aussitôt songer à l'épigraphe de Lucrèce (De la nature des choses), dans le roman de Powers (p. 7) :

Il faut donc avouer, pour la même raison,
que le ciel, le soleil et la terre et la lune,
la mer et le restant des choses existantes,
plutôt qu'uniques, sont en innombrable nombre.

Stephen Greenblatt a bien montré dans Quattrocento (Flammarion, 2013) combien la découverte du texte de Lucrèce avait "troublé et transformé l'univers entier de Bruno. [...] Citant Lucrèce, il affirmait qu'il y a une multitude de mondes, où les semences des choses, dans leur infinité, pourraient se combiner pour former d'autres races d'hommes, d'autres créatures." (pp. 281-287)



vendredi 1 octobre 2021

Devant la houle noire

Le 21 septembre, j'ai écrit ceci sur le cahier bleu : "Ma lecture en vagues. En forme de vagues. Ondes qui se chevauchent, se percutent, se composent ou s'opposent. Une houle parfois. Beauté de ce mot, la houle. Son écho terrifiant."

La houle et le sens du bien commun (site)

 Je lisais alors le livre de Cécile Wajsbrot, Nevermore. Qui affichait sur sa couverture les vagues du lac Balaton, où Ágnes Heller avait perdu la vie. Mais je ne pensais pas à cela à ce moment-là. Je pensais à ces livres que je parcourais l'un après l'autre, au cours d'une même journée, sautant d'un essai à un roman, d'un récit à un recueil de poèmes, n'obéissant à aucun programme, allant par "sauts et gambades" comme Montaigne aimait à dire. Il y a bien longtemps, je lisais un seul livre à la fois et quand j'avais fini, je m'emparais d'un autre. C'était simple, c'est comme cela que lisent la plupart des gens, et ma foi, je n'y vois rien à redire. Et puis insensiblement, au fil du temps, les choses ont changé. Je n'ai pas choisi de faire autrement, je ne peux pas faire autrement que de lire de cette façon désordonnée, qui fait que souvent les livres se répondent, s'interconnectent, se saluent à distance. Lecture en vagues, oui, sur la plage souvent troublée et écumeuse d'une conscience inquiète.

Le paradoxe est que j'écris cela en lisant Nevermore, et que Nevermore, très précisément, je l'ai lu sous le régime d'avant, c'est-à-dire d'une seule coulée, sans l'interrompre par une incursion en un autre ouvrage. Je ne pouvais le lâcher, mais peut-être parce qu'il était riche lui-même de multiples références, qu'il tissait un réseau de correspondances qui me dispensait en somme d'y suppléer par des lectures en parallèle.

Et puis il y avait ce mot, la houle, qui soudain prenait une dimension inattendue. Ce h aspiré c'était déjà le souffle qui signifiait l'océan, et le mot se prolongeait, s'allongeait, s'étendait au lointain, porteur d'abîme, rumeur infinie. Et dès le lendemain, les échos en resplendirent dans les phrases qui vinrent à moi. Page 73, Cécile Wajsbrot écrit : "L'Elbe se gonflait d'une houle douce, quelqu'un venait me voir, voulait s'adresser à moi, une voix, une forme - la résultante des astres morts, des étoiles disparues ?"

J'allai voir dans le Dictionnaire historique de la langue française, je ne fus pas déçu : 


La houle a donc à voir avec les cavités et les cavernes. Cet ancien scandinave "hol" trouve comme une résonance dans Climax, le roman de Thomas B. Reverdy, qui se passe en Norvège. Ainsi, page 251 : "Les rafiots vont être largués depuis la plateforme dans la houle de vingt mètres qui vient en lécher les pieds comme un chien fourbe." Et pages 266-267 : "Elle était si vive, la lumière, et plongeait si vite vers l'horizon qu'on eût dit que le glacier, en proie à une vie grouillant et silencieuse, comme une charogne, s'animait et soulevait sa vieille croûte, son enveloppe énorme et fragile, au gré d'un souffle et d'une houle venue des profondeurs."

J'en reviens à Cécile Wajsbrot (traductrice entre autres des Vagues, de Virginia Woolf ) : dans un autre de ses livres, Destruction (que je n'ai pas lu), cinquième et dernier tome de Haute Mer, cycle consacré à « l’œuvre d’art et sa réception », et que je ne connais que par la recension qu'en donne Angèle Paoli, sur son blog Terres de femmes, elle écrit : "« Ils sont partis. Ils ont cédé devant la houle noire et silencieuse qui montait, chaque nuit, devant leur palais. Alors que nous étions rassemblés, ils ont quitté les lieux par une issue secrète et au matin, la vacance du pouvoir a été constatée. »

Et Angèle Paoli de conclure son article (justement titré Dans la houle noire) : "Visionnaire, Cécile Wajsbrot ? Ce qu’elle donne à voir, à lire et à entendre, ce qui s’écrit derrière ces « chroniques sonores » d’une intensité que rien ne vient affaiblir, porté par une très belle écriture et par des images fortes, c’est le monde tel qu’il est devenu. Notre monde.
La question qui se pose désormais à nous, lecteurs, mais pas seulement, est celle de l’épreuve. L’épreuve à affronter, la traverserons-nous avec l’écrivain, côte à côte, dans « la houle noire » qui soudain submerge tout sur son passage, pour qu’enfin puisse advenir la reconstruction tant attendue ?
"