Éric Chevillard. Écrivain virtuose. Méconnu bien entendu. Dont chaque jour ou presque je lis les trois notes quotidiennes sur son blog,
L'Auto-fictif. Déjà 1924 publications à ce jour (je crois bien qu'il n'a interrompu que quelques jours, à la mort de son père). Et il réussit l'exploit d'être presque toujours surprenant, drôle, parfois émouvant, l'imagination toujours flamboyante, d'un rien vous basculant dans un vertige où la logique côtoie l'absurde de façon inextricable. L'apparence du site - qu'il n'a pas changé depuis l'ouverture - lui importe peu et même pas du tout. Une démarche inverse de celle de Philippe de Jonckeere, qui avec son
site du Désordre, compose une véritable œuvre en elle-même.
Éric Chevillard continue d'écrire des livres, tous publiés chez Minuit (ses notes de blog sont par ailleurs rassemblées en volume chaque année, et publiées chez l
'Arbre Vengeur). Le dernier en date est
L'auteur et moi, emprunté donc l'autre jour à la médiathèque. Que je ne résumerai pas. Parce qu'un livre de Chevillard ne se résume pas.
Il commence ainsi, dans un Avertissement : "
Mon imagination est source de colle, confiait Léon Bloy, et l'auteur des pages qui suivent pourrait faire sien cet aveu. Pour conduire et endiabler ses récites, il compte sur les accélérations délirantes que favorise son goût du discours logique poussé jusqu'à ses ultimes conséquences et conclusions, bien au-delà de celles auxquelles, avec sagesse, avec prudence, avec sa sagesse ennuyeuse et sa mesquine prudence, s'arrête la raison. Mais il lui faut un prétexte pour commencer ; n'importe lequel ; la qualité première d'un prétexte est d'être indifférent."
Mon prétexte, pour convoquer ici (oh comme il sonne grandiloquent ce verbe convoquer, disons plutôt inviter, c'est ça : inviter) le roman de Chevillard, c'est mon obsession de la
coïncidence. Que j'ai encore traqué tout récemment avec
Sylvie Gracia et
Chantal Montellier. Que je ne suis pas allé chercher loin, puisqu'en page 14, au bas de la huitième page de cet Avertissement, je pouvais lire :
Tout se recoupait merveilleusement.
Miracle de la coïncidence que tous les écrivains connaissent.
Coïncidence qui resurgit dès la deuxième page du roman proprement dit, où le personnage apostrophe une demoiselle :
En deux mots, mademoiselle, pardon si je vous importune, on importune toujours les demoiselles et d’ailleurs que faire avec les demoiselles sinon les importuner,pourquoi des demoiselles si ce n’est pour qu’on les importune, je vous le demande,mademoiselle,[...] s’il vous plaît, j’aimerais d’abord que vous m’écoutiez,ce ne sera pas long, deux mots, j’ai besoin de parler et vous êtes là, une demoiselle, tant mieux, et joliment tournée, si vous me permettez, mais ce n’est qu’un hasard heureux, je me serais adressé aussi bien à un gros monsieur si un gros monsieur s’était trouvé là à votre place, [...] j’aurais pareillement
importuné un monsieur gros et gras, j’espère que cela lève pour vous toute ambiguïté sans en susciter une autre, n’allez pas soupçonner chez moi quelque inclination maniaque pour les messieurs gros et gras, ma préférence va aux demoiselles, il paraît que vous en êtes une, la coïncidence m’étonne tout le premier dans cette conjoncture pour moi si défavorable, mais encore une fois, vous ou une autre, ou un autre, pourvu qu’il ait les oreilles creuses et qu’il ne soit pas trop mobile et je le harponnais de la même façon[...]
Ce personnage - dont l'auteur se plaît à se démarquer en des notes de bas de page parfois plus longues que la page elle-même -, est ulcéré : il a commandé une truite aux amandes, on lui sert un gratin de chou-fleur, à qui il voue une exécration absolue. Il en fait donc part à cette demoiselle, et l'on a droit à l'une de ces
accélérations délirantes qu'affectionne l'auteur. Et c'est à un endroit de ce délire que surgit le point de départ d'une autre coïncidence :
Car je voyais clair dans son jeu. Elle comptait bien que j'allais m'abîmer dans le vertige des fractales et piquer du nez malgré moi dans mon assiette - le crucifère en effet est égal à lui-même à chaque étage de sa structure, la partie semblable au tout, si bien que la moindre efflorescence du chou-fleur est un chou-fleur encore ! L'enfer de la répétition, le piège du labyrinthe qui se referme sur moi, mon nez inutilement doté de flair se fracassant sur chaque degré de cet escalier en spirale et moi, de plus en plus petit et misérable, m'enfonçant irrémédiablement dans l’écœurant mystère gigogne et la fuite impossible - au bout de la perspective, derrière l'horizon, le chou-fleur encore !
Au secours !
Le délire d'Éric Chevillard s'appuie sur une réalité mathématique incontestable : le
chou-fleur est un très bel exemple de ce que l'on nomme un
objet fractal.
Bon, je venais juste de lire ce passage un matin de la semaine dernière lorsqu'une nécessité pressante me conduisit (je tiens à être scrupuleux dans le détail de l'anecdote, tant pis pour le glamour) aux toilettes. En ce moment, j'y poursuis (l'endroit prédispose admirablement à la lecture), de manière donc très fragmentée, la lecture d'un essai de Pierre Berloquin,
Codes (Ponts-Sciences). Or, je tombai précisément sur un nouveau paragraphe intitulé
Le code actif des fractales, où l'auteur évoque la figure de
Benoît Mandelbrot, chercheur français d'origine polonaise, qui développa à la suite des travaux ignorés de Gaston Julia une théorie et une pratique d'une géométrie entièrement nouvelle :
"Les fractales rendent justice aux principes de Pythagore d'une manière inattendue. De même que pour Platon et Pythagore le microcosme du corps humain est similaire au macrocosme de l'univers - la partie est similaire au tout, concept proche du nombre d'or -, de même chaque partie d'une fractale, aussi fine soit-elle, est similaire à l'ensemble de la fractale." (p.77)
Enfin, cette même matinée, à partir de ma newsletter quotidienne de Scoop it (Your Scoop.it Daily Summary), je débouche sur un article du site
Artcotedazur.fr évoquant le premier numéro, en 1990, d'une revue nommé
Alias, revue qui contenait un texte de Mandelbrot sur la théorie des fractales.
L'article provenait du scoop it de
caravancafé, le blog tenu par Carol Shapiro. J'y trouve cet extrait de Siri Hustvedt avec lequel j'ai le plaisir de conclure ici :
Le moi est
plus vaste que le narrateur qui dit Je.
Autour et en dessous de l’île de ce narrateur
conscient de lui-même, s’étend un vaste océan d’inconscient – fait de ce que
nous ne savons pas ou que nous avons oublié.
Une vérité
étonnante faite de brume et de brouillard et du fantôme non reconnaissable de
la mémoire et du rêve – une vérité qui ne peut être tenue dans mes mains, car
elle est toujours en train de s’envoler et de s’échapper, et je ne peux pas
dire si c’est quelque chose ou rien.
Je la poursuis
avec des mots. Même si elle ne peut être capturée.
Et parfois, de
temps en temps, j’imagine que je m’en suis approchée.
Siri Hustvedt. La
femme qui tremble.