mercredi 4 décembre 2013

Le rêve n'est que pour le rêve

Grâce à l'application Mubi à laquelle je me suis abonné récemment, j'ai découvert le cinéaste turc Reha Erdem, à travers son film Oh, Moon (A ay en turc). Film déroutant, hypnotique, au noir et blanc superbe et aux plans fascinants. Histoire de Yekta, une adolescente orpheline, élevée par ses deux tantes dans une vaste maison inachevée, sur les rives du Bosphore.


 

Yekta affirme voir chaque jour sa mère dans une petite barque, comme celle qu'elle a un jour empruntée pour ne jamais revenir. Personne ne la croit, bien sûr. Sauf, peut-être, un vieil homme à l’œil crevé, sorte de gardien d'une église abandonnée.
Quand Yekta fait un rêve étrange, et alors qu'elle a demandé à l'une de ses tantes de lui en donner le sens, lui affirme que "Le rêve n'est que pour le rêve."


Je n'ai pas tout compris dans ce film, et même je n'ai pas cherché à tout comprendre, je ne suis pas certain qu'il faille chercher à tout comprendre, et que tout même soit compréhensible, car si l'on s'accorde un moment à penser qu'en effet le rêve n'est que pour le rêve, alors le film n'est peut-être aussi que pour le film, les images qui le traversent, les sons qui le constellent, sont des sensations, des beautés, des émotions à saisir sur l'instant, et à emporter avec soi, à laisser filer en soi, irriguant on ne sait quelle partie de nous-mêmes. Dans cette histoire dramatique, curieusement c'est alors une joie, j'allais écrire presque surnaturelle mais c'est peut-être trop dire, qui nous étreint.

Hier soir, le poème 34 de Dixième poésie verticale de Roberto Juarroz m'apportait un singulier écho à ce plan de Reha Erdem :
Recuperar figuras del sueño
como quien gana terreno al mar
y fundar en esa minima playa
el temblor de un pequeño poema

Devolver luego el sueño al sueño 
y cerrar el circuito,
porque el sueño no puede estar mucho
afuera del sueño 
(...)
       Récupérer des figures du rêve
       Comme on gagne des terrains sur la mer
       et fonder sur cette plage minimale
       le tremblement d'un petit poème

       Puis rendre le rêve au rêve
       et fermer le circuit
       car le rêve ne peut pas rester longtemps
       hors du rêve
       (...)

Rendre le rêve au rêve, aussitôt le désir me vint de redire cela ici, sur Alluvions, pour diffuser cet écho, quand bien même un seul être y serait sensible, et même si personne, oui, même si.
Résonance encore cette écoute de hasard, dans la voiture m'en retournant chez moi, je capte les deux minutes de poésie sur France-Culture, l'Art poétique de Guillevic, qui dit si bien l'ignorance de celui qui se met à écrire, qui écrit pour ouvrir une porte mais ne sait pas à quel moment se produira cette ouverture.
Et aujourd'hui, ces mots dits par Danièle Lebrun :

J'ai l'habitude
De me considérer

Comme vivant dans les racines,
Principalement celles des chênes.

Comme elles
Je creuse dans le noir

Et j'en ramène de quoi
Offrir du travail

A la lumière.


dimanche 24 novembre 2013

Poésie verticale de Shangai et autres lieux

J'avais tout rendu à la médiathèque, livres, disques, BD. Plus rien emprunter. Jusqu'à ce que je parvienne à écoper un peu la masse d'imprimés que j'ai accumulés ces derniers mois. J'ai tenu quelques semaines, et puis voilà, mercredi, la curiosité l'a emporté. Il fallait que j'aille voir, on ne savait jamais, un livre qui se révèlerait indispensable allait peut-être surgir. Ils avaient peut-être fait une acquisition majeure. Il fallait au moins vérifier.

Et voilà comment je suis ressorti avec Béton armé de Philippe Rahmy et dixième poésie verticale de Roberto Juarroz.

Juarroz, c'est Cécile et Fred Deux qui me l'avaient fait découvrir. Le premier livre qu'ils m'ont prêté. Presque toute son œuvre est publié chez José Corti, dans la belle collection Ibériques. Ici en édition bilingue (la traduction est de François-Michel Durazzo). Je ne tenterai pas de définir quoi que ce soit de cette écriture. Que les curieux aillent y voir eux-mêmes. Le voyage vaut le détour, à condition de passer outre les brouillards. Il faut avancer à tâtons, risquer un pas l'un après l'autre, accepter de ne pas tout saisir, faire halte souvent, y revenir. Là, soixante-douze poèmes, sans titre, jamais de titre chez Juarroz, tous les recueils portent ce même intitulé de Poésie verticale, ne change que le numéro. Personnellement, j'en lis quatre par jour, pas plus, en commençant par lire à haute voix dans l'espagnol original, heureusement pas d'auditeur, accent catastrophique. J'ai appris l'espagnol, il m'en reste des traces, pas assez pour connaître tout le vocabulaire, suffisamment pour trouer l'inconnu. Puis je passe au français. Laisser mariner.

Parfois je prends une note, sur mon carnet blanc (oui, toujours ce besoin de la trace physique de l'écriture, à côté du numérique, comme un autre versant de la mémoire) :

El lugar de una palabra
es siempre otro

Le lieu d'un mot 
est toujours autre
J'ai lu très différemment le récit de Philippe Rahmy. Trois jours m'ont suffi. L'écrivain, atteint de la maladie des os de verre, est invité en résidence par l'Association des écrivains de Shangai. Un défi pour quelqu'un comme lui qui n'avait jamais pu voyager, trop fragile, toujours à la merci d'une fracture. La rencontre avec Shangai tient de l'explosante-fixe d'André Breton. "Shangai n'est pas une ville." C'est la première phrase du livre. "Ce n'est pas le mot qui vient à l'esprit, continue-t-il. Rien ne vient. Puis une stupeur face au bruit. Un bruit d'océan ou de machine de guerre. Un tumulte, un infini de perspectives, d'angles et de surfaces amplifiant le vacarme." Le ton est donné, l'écrivain s'affronte à cette masse énorme de la mégapole, et de cette confrontation surgissent aussi les souvenirs d'une enfance bouleversée par la maladie, le père égyptien qui lui file son pistolet pour qu'il tue un lapin, la mère qui lui lit l'Ancien Testament pour distraire sa douleur, l'oncle ministre allemand pendant la période de la bande à Baader, le grand-père médecin qui lui injectera un sérum à base de chairs animales : "L'aiguille est entrée dans mon ventre. Des millions de chromosomes sauvages se sont mêlés aux miens. J'étais devenu mi-enfant, mi-animal. Cet instant est celui de ma mort. Il est celui de ma naissance en tant qu'écrivain."
Et à la ligne il ajoute : "On écrit pour faire taire la bête en soi."

L'écriture elle-même est au centre de ce livre, et la littérature qui fut longtemps la seule vraie compagne de l'enfant cloué au lit. Littérature qui est à l'origine d'un autre moment-clé de son existence : "Mes blessures se sont raréfiées au cours des années tandis que ma mère poursuivait ses lectures. Encore trop fragile pour affronter le monde, je restais allongé, libéré de mes plâtres, du moelleux de mes coussins et de mon édredon. Un après-midi, je m'en souviens très bien, nous venions de terminer Le Grand Meaulnes, je me suis redressé. J'ai senti mes jambes prêtes à me porter. Je me suis assis au bord du lit. J'étais Augustin Meaulnes, grand et mystérieux au seuil de la vie."

A ces deux lectures, l'une donc tout juste achevée, l'autre encore en cours, le web a comme diffusé ses échos. Ce fut tout d'abord Roberto Juarroz que Fred Griot citait dans sa dernière publication de Refonder, Respiration claire, à la date du 15 novembre, juste après avoir évoqué ce texte d'appel à la résistance morale Je ne me tairai plus, dont l'urgence m'avait saisi et que j'avais presque aussitôt relayé sur mon petit réseau personnel.

15.11.13
Paris.
soleil.

le « casque » au matin, la soirée ayant été arrosée.
toujours à écrire cette foutue colère, que je finirai par publier tard en soirée.
cela m’a pris une énergie considérable, celle de la colère mais à centrer sur un objectif, et celle nécessaire pour être précis, clair, percutant, tout en évitant consciencieusement de se tromper d’ennemi.
je ne me tairai plus.
Aujourd'hui je n'ai rien fait.
Mais beaucoup de choses se sont faites en moi.

Roberto Juarroz
XIIIième Poésie Verticale, José Corti

Ce furent ces photos de Shangai en 1949, vieilles photos de Cartier-Bresson sur le site du Clown lyrique, dont voici un exemple :


 Et ce site signalé par François Bon (lui qui découvrit Philippe Rahmy dans un de ces ateliers d'écriture), Crosswords, et dont la page d'accueil offrait des vues de la Shangai d'aujourd'hui.

Tous ces éléments s'étaient comme rassemblés en fin d'après-midi alors qu'un voile de lumière tombait sur le bâtiment en face de ma fenêtre, heureuse parenthèse dans la grisaille des jours derniers. Je pris un moment pour regarder. Le cimetière Saint-Denis étendait à ma gauche les grises perspectives de ses sépultures. Au-dessus flamboyaient des arbres saisis par l'automne.

J'ai voulu les fixer de plus près, je me suis dépêché de descendre et je suis entré pour la première fois dans le vaste cimetière. Déjà la lumière avait décliné, et plongé l'espace vide de visiteurs dans une morne apathie. Curieusement je ne retrouvais pas les arbres, ou peut-être ceux que je vis n'étaient plus déjà que l'ombre d'eux-mêmes. Je lisais les plaques tombales, et j'ai trouvé cette statue, unique en son genre en ce lieu d'infinie tristesse, statue qui ressemblait fort à du Nivet (il me faudra vérifier). Statue qui dit si bien la douleur.




lundi 28 octobre 2013

Ignoble galetas

Parfois un mot vous arrête, un de ces mots qu'on n'emploie jamais dans la conversation de tous les jours, un mot qu'on a croisé un jour dans une lecture et qu'on a gardé dans un petit coin de son cerveau, et puis voilà qu'il resurgit alors que vous vous échinez sur une petite prose, en l'occurrence c'était pour la fiction brève du dimanche 20 octobre, où mon personnage, Hélène Deville, à forte tendance anarchiste et fauchée comme les blés, souffrait de maux de reins que j'imputais au galetas sur lequel elle dormait. Galetas, voilà le mot qui m'était venu à l'esprit, et dont le sens pour moi était celui d'un mauvais lit, d'une paillasse. Et puis j'ai eu un doute, et j'ai vérifié. Point besoin sur le net d'ouvrir un dictionnaire, je trouvai rapidement la définition sur l'excellent site du CNRTL :

ARCHIT. Logement situé directement sous les toits et éclairé par une lucarne ou par un châssis à tabatière :
... le charme de ce lieu lui venait de sa fenêtre (...). J'avais obtenu qu'on me fît tapisser ce galetas, − d'un papier chamois rosé qui y est encore; − qu'on m'y plaçât des étagères, des vitrines. J'y installais mes papillons ... Loti, Rom. enf.,1890, p. 112.
P. ext. Logement misérable, sordide et manquant de confort. Synon. taudis.Il n'avait pas éprouvé, dans la loge de Nana, au milieu de ce luxe de tentures et de glaces, l'âcre excitation de la misère honteuse de ce galetas, plein de l'abandon des deux femmes (Zola, Nana,1880, p. 1224).
Le galetas n'est donc pas un pieu de misère, mais un taudis. Je me le tins pour dit. J'appris aussi incidemment que ce nom tenait son origine du nom de la tour Galata, dressée à plus de 100 m de hauteur au point culminant de Constantinople (les footeux feront la connexion avec le fameux club du Galatasaray).

Et puis voici que dans le livre que je lisais alors, Faillir être flingué, de Céline Minard, je retrouvai le même jour mon galetas dans la phrase suivante, page 75 :

"Sally eut un petit rire et tira une bouffée avant d'indiquer à Zébulon l'emplacement des tentes où Nils Antulle proposait des nuitées à quiconque était en mesure d'allonger cinquante cents et de dormir sur un galetas parmi les ronflements et les pets."
Céline Minard emploie donc le mot galetas dans le sens de lit, comme j'avais failli le faire un peu plus tôt. Mais elle, elle n'a pas vérifié, ce qui est presque étonnant de la part d'un écrivain aussi soucieux de la langue. Je ne lui jette pas la pierre, attention, tous les écrivains, même les plus grands, laissent passer des erreurs (je me souviens comment Léautaud, dans son Journal, se plaisait à épingler Flaubert). Ce roman, en forme de western poétique, recèle trop de beautés pour que cette simple remarque ait valeur de jugement. Par ailleurs, je trouvai amusant que cette coïncidence sur le mot galetas se redouble d'une coïncidence de prénoms : dans la phrase incriminée apparaît en effet le personnage de Nils Antulle, alors que l'auteur de la fiction brève n'est autre que mon double anagrammatique, Nil Pétarbrock.

Ce n'est pas fini. Jamais deux sans trois. Après Céline Minard, je me plonge dans Ceux de 14, la réédition de l'oeuvre majeure de Maurice Genevoix sur la Grande Guerre, qu'il a vécu dans sa chair jusqu'à sa triple blessure le 25 avril 1915 dans la tranchée de Calonne. Page 41, il note à la date du mercredi 26 août 1914 :
"Je suis entré au fond d'une cour dans un ignoble galetas. Sommeil entrecoupé. La porte bat toute la nuit. Chaque fois que j'ouvre les yeux, j'aperçois, à la lueur d'une lampe fumeuse, des yeux caves sous des visières de képis. A côté de moi, dans une alcôve pareille, un malade, torturé par une crise aiguë de rhumatisme, geint et crie."
Le mot galetas est ici bien employé dans son sens propre de logement sordide et non de plumard. En ce sens, ignoble galetas serait presque un pléonasme.

Maintenant je me demande pourquoi ce sens de mauvais lit affecté spontanément au galetas, chez Cécile Minard comme pour moi. Le lit, après tout, n'est-il pas le meuble le plus important d'une chambre ? A chambre infâme, lit infâme en général. La partie résume le tout, d'où peut-être le déplacement synecdotique du sens. Et peut-être aussi l'attraction du mot galette, comme étendue plate, plus adaptée à la notion de lit qu'au volume d'une pièce. Associé à ce suffixe -as, souvent dépréciatif ("Le suff. -as a été aussi senti comme le pendant masc. du suff. péj. -asse s'accolant à des adj." nous dit le CNRTL), le galetas peut en effet faire penser à une mauvaise galette, à une couche honteuse, à un matelas douteux, oui matelas, mot bien proche phonétiquement aussi, de matelas à galetas, il n'y a qu'un pas.

Un souvenir me revient. En 1978, alors que je venais juste de réussir le concours d'entrée à l’École normale, mon ami Babar m'accueillit dans son galetas, situé au-dessus d'un défunt sex-shop rue Jean-Jacques Rousseau. Je couchai là plusieurs nuits sur des coussins de tracteur. Les deux sens du mot, le vrai et l'inventé, se trouvaient réunis.




jeudi 12 septembre 2013

Le retour du Nomade

A nouveau à temps plein sur le poste d'animateur informatique, j'ai pu reprendre mes pérégrinations à travers la campagne, par exemple aujourd'hui j'ai retrouvé avec bonheur les berges de la Creuse à Argenton. Un casse-croûte et un journal acheté en passant à la Maison de la Presse, c'est trois quarts d'heure de vraie détente. J'ai bien pensé un moment reprendre ma chronique du Nomade pédagogique que j'ai tenu un an sur un autre site, mais j'ai déjà la contrainte de la fiction brève sur l'année 1913, point trop n'en faut, il faut ménager la bête.

Les camarades canards sont toujours là. J'ai bien aimé celui-ci : pendant que ses petits copains fouillaient dans la vase pour becter, il demeurait impassible, le col bien droit, sans doute un canard philosophe observant les hommes observant les canards.
Sur le déversoir, un pêcheur, profitant des basses eaux de ce mois de septembre, avait installé ses gaules, et ses deux gros chiens somnolaient l'un contre l'autre sur ce petit espace sec entre les eaux.


En général, cette petite pause se termine par un petit café chez Aline, le bar au bout de la Rue Grande, un endroit rare dont je reparlerai quelque jour. C'est en chemin que je la vis, non pas Aline, mais elle, la randonneuse, le pèlerin de Saint-Jacques que j'avais rencontré hier, en faisant mon footing dans la forêt. C'était juste avant Notre-Dame du Chêne, elle m'arrêta pour me demander la route de Velles, me montrant son guide et sa carte. Je la remis donc dans le bon sens car au lieu d'aller à Velles, elle remontait droit au nord vers Châteauroux. Elle était étrangère manifestement, elle portait au cou une petite médaille avec la coquille Saint-Jacques.
Et voilà, c'était encore elle, à Argenton, je la reconnus, et j'engageai la conversation. C'était si improbable de se retrouver tous les deux, un jour plus tard ; il eût suffi que je m'attarde encore quelques minutes au bord de la Creuse pour que cette rencontre n'eut pas lieu. Elle allait maintenant vers Gargilesse et je lui indiquai une nouvelle fois la route à prendre. Alors qu'elle s'éloignait, je pensai tout à coup que j'aurai pu lui demander son nom, sa nationalité, et puis la photographier, j'avais mon appareil dans la poche, mais je n'ai pas eu le cœur de la rattraper, et j'ai pris cette photo d'elle disparaissant dans la rue.


Ce qui rend cette coïncidence si troublante, c'est le lieu même de la rencontre, au coin de la rue de l'Abreuvoir et de la rue d'Orjon. Car, à cet endroit précis, se trouve une montjoie, dont j'ai d'ailleurs déjà parlé dans une chronique du Nomade le 25 mars 2011 :

"Sur l'itinéraire qui mène à Argenton sur les rives de la Creuse, à l'angle de la rue de l'Abreuvoir et la rue d'Orjon, on peut voir une belle montjoie. Surmontée d'une coquille Saint-Jacques, elle devait indiquer le chemin du pèlerinage vers Compostelle, Argenton étant l'une des étapes de la via Lemovicensis, celle qui venait de Vézelay et traversait le Limousin."


L'attracteur étrange s'était-il réveillé ? Que voulait donc me signifier cette rencontre que je ne pouvais interpréter que comme un signe ? Fallait-il moi aussi me mettre en route ? Pour quelle destination ? Quel pèlerinage ?
Pour parfaire la constellation symbolique, il y eut ce même jour le poème de Cécile Reims, lors de la visite guidée de l'exposition de la médiathèque, Eloge de la caresse, par l'artiste elle-même, Elisabeth Raphaël.


Or, dans la chronique du 25 mars 2011, l'extrait littéraire choisi (il y avait chaque jour un extrait différent) était de Fred Deux, le mari de Cécile Reims :

Quatre dessins remuent en moi et me poussent aux extrêmes :
abandonner le crayon et regarder les nuages.
En cette période de l'année, les nuages sont gros, ventrus, laids.
Ils n'entraînent aucun désir et sont sans question.
Je pourrais sortir la chienne, mais je suis rongé de douleurs et le courage
qui m'a si souvent poussé à reprendre le crayon m'a quitté et me laisse seul dans l'atelier vide où j'entends les vaches aller à l'abattoir.
 
                       Fred Deux, Fred Deux au XXIème siècle, Alain Margaron éditeur, 2010 p.10.

jeudi 5 septembre 2013

Hélène Berr

Dans la cueillette d'Angles, il y avait aussi le Journal d' Hélène Berr, écrit entre le 7 avril 1942 et le 15 février 1944, préfacé par Patrick Modiano. Hélène Berr, arrêtée avec ses parents le 7 mars 1944, déportée à Auschwitz, transférée à Bergen-Belsen en janvier 1945, où elle succombe, à 24 ans, quelques jours avant la libération du camp par les Alliés.

Sur ce Journal, tragique, poignant, on pourra lire l'article de Véronique Chemla, qui dit l'essentiel.
Il y eut donc des hommes à l'âme assez misérable pour envoyer à la mort cette jeune femme ; ce doux et beau visage, on a voulu le renvoyer au néant.
Je songe à Oradour-sur-Glane, dont on parle en ce moment parce que pour la première fois s'y est rendu le président allemand, Oradour aux syllabes aussi si douces, où d'autres innocents furent martyrisés par des brutes qui se voulaient d'une race supérieure et qui n'étaient que l'immonde lie de l'humanité.
Je songe qu'avec Didou, à dix-sept ans, lors d'un périple à vélo, nous passâmes près d'Oradour, mais nous nous arrêtâmes aux portes, et je me demande encore pourquoi nous ne les avons pas franchies.
Et je ne suis jamais retourné à Oradour. Et souvent je pense que le dois le faire enfin ce voyage.

"Je citais il n'y a pas si longtemps, par goût littéraire, la phrase d'une pièce russe que j'avais trouvée dans Le Duel : "Nous nous reposerons, oncle Vania, nous nous reposerons." Il s'agissait du sommeil de la tombe. Mais de plus en plus, je me dis que seuls les morts échappent à cette persécution harassante ; lorsque j'apprends la mort d'un israélite maintenant, je pense malgré moi :"Il est hors d'atteinte des Allemands." N'est-ce pas horrible ? Nous ne pleurons presque plus les morts.
Cette vie est si harassante, et la vie d'un homme si peu de chose, qu'on est bien forcé de se demander s'il n'y a pas autre chose que la vie. Aucune doctrine, aucun dogme ne pourront me faire croire sincèrement  à l'au-delà : peut-être le spectacle de cette vie y parviendra-t-il. 
Je ne le voudrais pas, car cela impliquerait que je n'ai plus de goût à la vie. Il y a sans doute une vie bonne, il y a du bonheur dans d'autres parties du globe, et en réserve dans l'avenir, pour moi si je vis, pour les autres sûrement. Mais jamais ne s'effacera ce sentiment du peu de chose qu'est la vie, et en tout cas du mal qui est en l'homme, de la force énorme que peut acquérir le principe mauvais dès qu'il est éveillé."
        Lundi 31 janvier 1944.


jeudi 29 août 2013

Le centre noir du châle

De la chasse rituelle au Festival du Livre d'Angles-sur-Anglin, j'ai rapporté - ce fut le premier volume qui me fit signe, dans la masse d'imprimés qui m'apparut cette fois-ci presque indigeste - Rilke, par Philippe Jaccottet, dans la collection Ecrivains de toujours, au Seuil. Je commençai de le lire la semaine dernière en Dordogne, et l'achevai avant-hier soir après avoir rédigé la petite note sur Sédelle et Cabourg.
Il était question, là, de centre et de vide, de centre blanc, qu'on ne pouvait ou ne devait décrire.
Or, voici que Jaccottet évoquait cette visite de Rilke au musée de Berne, où son attention est retenue par une collection de châles qui y était exposée :


... des châles, des châles de cachemire de la Perse et de Turkestan, tels qu’on en voyait prendre une valeur touchante sur les épaules doucement tombantes de nos arrières-grands-mères ; des châles au centre rond, ou carré, ou étoilé, sur un fond noir,
vert ou ivoire, chacun d’eux un monde en soi,vraiment, oui, chacun un bonheur complet, une félicité totale et peut-être un total renoncement –chacun tout cela, tout tissé d’humain, chacun un jardin dans lequel tout le ciel de ce jardin était dit, était contenu aussi, comme dans le parfum du citron l’espace tout entier, le monde tout entier probablement, que l’heureux fruit a intégré jour et nuit dans sa croissance, se communique.
Comme il y a des années, à Paris, les dentelles, j’ai compris soudain devant ces étoffes déployées, l’essence du châle ! Mais la dire ? Autre fiasco... c’est peut-être seulement ainsi, seulement dans les transmutations que permet un lent et tangible travail manuel, que réussissent des équivalents complets, silencieux, de la vie, ce à quoi le langage n’aboutit jamais qu’au moyen de périphrases, hors les rares cas où il parvient à obtenir, dans un appel magique, que telle ou telle face plus cachée de l’existence demeure, l’espace d’un poème, tournée vers nous.
Il me fut impossible de retrouver sur le net une image de cette collection Moser. Voici donc celle du livre :


 Jaccottet écrit que ce "poème du châle, Rilke ne l'en a pas moins tenté, à trois reprises (en octobre 23 et juillet 24). Dans la deuxième strophe, il s'avoue pareil à l'amant qui se rend compte qu'aucun nom ne dira jamais l'aimée, et précise qu'en voyant ce centre noir
                                           qui crée un pur espace pour l'espace :

   tu comprends que les noms sur lui sans fin
   seront gaspillés : car il est le milieu.
   Quel que puisse être le dessin de nos pas,
   c'est autour d'un tel vide que nous marchons."

Mur (Dordogne - La Carrière Haute)
 

lundi 26 août 2013

Sédelle et Cabourg

Sédelle - Août 2013
Reprendre langue ici, choisir dans l'immense masse des faits écoulés, vécus, ce qui fera sens pour quelques-uns, quelle tâche à la fois jouissive et désespérée. Cette image au-dessus de la Sédelle, cette rivière aimée entre toutes, pour rappeler s'il en était besoin, l'objectif de ce site, la raison même de son nom : capter le dépôt, le sédiment, recueillir la trace, le fragment, l'empreinte, donner à voir un instant en suspension dans l'éternel écoulement des flux.

Dans le numéro de Mars 2013 de la NRF, D'après Proust, dirigé par Stéphane Audeguy et Philippe Forest, on trouve des extraits du journal de Laurent Nunez, journal écrit en parallèle de son roman à venir, Proust 1913. Le 8 mars 1912, il écrit :

J'ai relu et annoté les biographies de Tadié et de Painter. Trou biographique formidable, lorsque, pendant l'été 1913, Proust part avec Agostinelli pour Cabourg ; il revient en catastrophe, et catastrophé. Pourquoi ? Personne, personne n'en sait rien.
Que s'est-il passé à Cabourg ? Pourquoi revenir lorsqu'on est avec celui qu'on aime - et pourquoi revenir avec lui, si c'est avec lui qu'on s'est fâché ? Cet hapax me séduit. Trou noir immense et qui rendrait songeur n'importe quel romancier. Faut-il l'écrire ? Inventer ? Ou laisser le vide ? (Je me souviens d'une gravure d'Escher : Exposition d'estampes. C'est une lithographie inachevée : la grille de torsion est visible sur les bords, mais l'artiste n'a pas dessiné le centre et sa terrible force centrifuge. Des imbéciles, mathématiciens, l'ont achevé ; ils n'ont pas vu qu'on ne devait pas voir le centre de la spirale.)
Cette gravure d'Escher, nous l'avions vue dans l'avant-dernier article, Du chou à Escher. Quant à traiter les mathématiciens d'imbéciles, n'est-ce pas aussi imbécile ? Ils se sont emparés de l’œuvre d'Escher comme d'un problème géométrique, et n'avaient certainement pas la prétention d'achever l’œuvre, qui avait été voulue ainsi sciemment par l'artiste, bien évidemment.
Laurent Nunez ne dit pas d'ailleurs s'il laissera le vide. Ce retour de Cabourg est-il le centre de la spirale proustienne ? Qu'il serait donc imbécile de découvrir.
On verra bien quand le livre paraîtra (en septembre, semble-t-il).

mardi 2 juillet 2013

Je déteste la marche

Les jours passent, l'été s'installe, enfin, avec la grande douceur des terrasses. Le fil de mes pensées se fait volatil et j'hésite à le retenir. Un air d'aquabonisme flotte en moi et dissout ma volonté. Les objets fractals se fractalisent jusqu'à la pulvérulence, les lignes lues se brouillent : pourquoi continuer ?
Imprudemment, j'avais annoncé que je reviendrai sur Jean-Paul Kauffmann, les Kerguelen.
Et puis voilà, comme souvent, comme un épagneul fou j'ai suivi d'autres pistes. J'ai arpenté la Chine avec Fabienne Verdier, passagère du silence, erré au Japon avec Michaël Ferrier, dans le cauchemar de Fukushima, vagabondé quelque part dans l'inachevé avec Vladimir Jankélévitch et même crapahuté avec le regretté Fred dans les brumes du train où vont les choses.

Bref, je me suis dispersé, comme souvent, et j'ai perdu de vue les Kerguelen, les fameuses îles de la Désolation. Quel mal y aurait-il à s'y résigner ? Quel inconvénient à n'y plus retourner ? Qui m'en tiendrait rigueur ? Personne assurément, tout le monde ou presque se fout bien des Kerguelen.
Autant dire que voilà une bonne raison. L'inactualité même du lieu, l'absence de nécessité où il se tient me poussent dans le dos comme une brise favorable. J'espère que la NSA qui espionne le monde entier lira ce billet, qu'un de ses agents y perdra délicieusement son précieux temps. J'écris pour dérouter ce monde. Littéralement, le faire sortir de la route, de son parcours prévisible, de la ligne droite des dépêches et des buzz.
C'est juste un écart minuscule, un petit pas de côté, une broutille, une pichenette, mais on peut toujours espérer un effet papillon, machaon, citron. Bon, allez, commençons.

Page 63, Kauffmann avoue : "Je déteste la marche. Mes amis pensent que j'aime la nature parce que je possède une maison au milieu de la forêt landaise. Je passe à leurs yeux pour une sorte de François d'Assise interpellant les fleurs et les oiseaux. Je me garde bien de les contredire. Ils m'imaginent en promeneur solitaire errant sur les chemins forestiers alors que je ne bouge jamais de chez moi. Une vie d'homme ne saurait suffire à explorer l'arepnt que je possède."
Or, c'est le même homme qui, vingt ans plus tard, remonte à pied la Marne de la confluence avec la Seine jusqu'à la source. Plus de cinq cents kilomètres.
Comme quoi un homme, hein, ça change.
Ceci dit, sur les Kerguelen, il a déjà beaucoup marché. Des six heures de rang, à travers une nature rugueuse, sur la pierre qui roule, le sol de tourbe, dans le grand vent indocile. Il ne devait pas la détester tant que ça, cette marche.
A l'écart du monde, les Kerguelen signent aussi la naissance d'un monde, on y dirait la genèse à l’œuvre. Au terme d'une éprouvante ascension, c'est la création qui se laisse contempler :
"Au sommet apparaît l'entrée du val Travers infiltrée par des dizaines de rivières minces et sinueuses comme les veines d'un être vivant dessiné à l'écorché. Le flux de l'eau limoneuse a formé d'innombrables deltas. L'élasticité de l'élément boueux m'intrigue. Une pâte se lève, une terre commence à respirer, travaillant lentement dans la gangue, en tension avec le monde inerte qui l'entoure. Je viens de surprendre un mystère. Cette scène d'une création en mouvement ne m'est pas destinée. Mon regard en viole le sacré. Ai-je surpris l’œuvre du Créateur ? "L'homme ne saurait voir Dieu et vivre" (Exode). Je n'ai pas vu Dieu. Tout au plus ai-je entrevu sa présence ; à moins que je n'ai été victime d'une illusion : une fois le sommet atteint, une euphorie miraculeuse récompense la fatigue de l'ascension."
Dans la description de ce paysage saisi comme une apparition, l'émergence d'une vitalité, je ne peux m'empêcher de voir les arborescences et les reliefs obtenus avec les calculs de la géométrie fractale.



B. Mandelbrot dans « Les Objets Fractals » de 1975, présente plusieurs figures de relief montagneux produits à partir de fractales. La ressemblance avec les montagnes réelles est étonnante, et c’est encore le caractère universel de la dimension fractale qui va permettre de modéliser d’une façon nouvelle le relief montagneux. 
En fait, la modélisation fractale d’un relief montagneux va reprendre les mêmes explications développées pour la modélisation d’une côte rocheuse, à la différence que la dimension fractale sera située entre 2 et 3. En effet, un relief montagneux est représenté par un polygone ( dimension 2) très compliqué qui peut tendre à remplir complètement l’espace (dimension 3). La notion de complexité donnée par le nombre D reste la même que pour les côtes rocheuses. Mandelbrot montre que la valeur de D est en fait comprise entre 2,1 et 2,5 pour modéliser l’ensemble des montagnes que l’on peut trouver sur terre, selon leur complexité et leur relief. La modélisation du relief montagneux est à associer au mouvement brownien fractionnaire qui correspond au trajet aléatoire d’un objet en fonction du temps. Un relief montagneux correspond donc à un objet fractal aléatoire déterminé par les mêmes paramètres de l’érosion décrits auparavant, où la tectonique des plaques joue un rôle important. C’est l’ensemble des processus aléatoires de l’érosion qui donne le caractère fractal, c’est à dire sa complexité dans le détail, à un relief montagneux.



Film PSTE - Montagnes fractales par Mr-Pringles
La modélisation fractale du relief montagneux a trouvé une application très efficace dans le modélisme artistique et cinématographique d’un paysage montagneux, cette technique est très utilisée pour la conception de paysages artificiels dans les films, dessins animés et jeux vidéos. (in Les formes fractales dans la nature)

Ah oui, c'est un peu ardu, tout ça. Mais j'aime la poésie de ces rudes mathématiques dont, à défaut de les comprendre tout à fait, on peut néanmoins entrevoir la beauté. A suivre, comme on dit, comme nous suivions, enfants, le ruisseau méandreux jusqu'à sa source obscure au fond d'un pré gadouilleux.

 

mardi 11 juin 2013

Du chou à Escher

Non, le chou de Kerguelen ne saurait rivaliser avec le chou romanesco en fait de fractalité.
Fractalité qui m'accompagne ces derniers temps.
Se signalant par une de ces coïncidences significatives dont je tiens l'inventaire.
Je ne sais plus vraiment à la suite de quelle navigation erratique je suis parvenu sur une page web qui traitait de L'exposition d'estampes, une gravure de M.C. Escher que je ne connaissais pas. Peut-être était-ce celle-ci ? Je n'en suis pas sûr.


Au centre de l'image, un vide : "Sur cette estampe, d'éminents mathématiciens ont planché. Pourquoi? on voit simplement un jeune homme regardant une estampe qui contient en fait le décor dans lequel il se trouve. Il se trouve donc dans l'estampe qu'il contemple! On ingurgite comme on peut cette nouvelle, mais sans respirer, on constate que le centre est resté blanc."
Des mathématiciens néerlandais ont proposé une solution pour combler ce vide. En réalité, la démonstration est fascinante, mais complexe, et dépasse assez largement mes compétences.
Bon, ceci dit, quelques jours plus tard, j'achète un volume de la collection Le monde est mathématique (présentée par Cédric Villani, dont j'ai déjà plusieurs fois parlé ici), volume intitulé Une nouvelle manière de voir le monde, la géométrie fractale. Or, l'ouvrant pour la première fois, juste après avoir déchiré l'enveloppe de plastique qui le recouvrait, voici que je tombe immédiatement sur la gravure de Escher et le travail des mathématiciens de l'université de Leyde.
Ceci venait juste après la mention de l'étrange série de Duane Michals, Things are queer :
La gravure de Escher fonctionne sur le même principe (l'effet dit Droste ou Vache-qui-rit), et je ne peux que conseiller l'animation qui en a été tirée (on peut la voir aussi ici).

Après cette divagation, nous retournerons aux Kerguelen avec Jean-Paul Kaufmann (car depuis le premier article, j'ai achevé la lecture du livre).

lundi 3 juin 2013

Le chou de Kerguelen


Après le gratin de chou-fleur de Chevillard, j'ai remonté la Marne avec Jean-Paul Kauffmann. Façon de parler, bien sûr, je me suis contenté de lire le récit de son périple pédestre, qui l'a mené du confluent avec la Seine jusqu'aux sources de la rivière, à Balesmes (que j'ai évoqué dans les Misérables 62, à l'occasion d'une digression sur Eponine et Sabinus). J'aime beaucoup Jean-Paul Kauffmann, son livre La lutte avec l'Ange m'avait passionné, avec cette enquête subtile qu'il avait conduite autour de la fresque de Delacroix dans l'église Saint-Sulpice. Je l'avais lu en juin 2003, et c'est deux mois plus tard que j'avais trouvé au Blanc, dans une brocante, un autre récit paru dix ans plus tôt, L'arche des Kerguelen, Voyage aux îles de la Désolation. Mais, curieusement, je ne l'avais pas lu ni sur le moment, ni dans les années qui ont suivi. Le désir, cette fois irrépressible, de le découvrir, m'est venu après avoir terminé Remonter la Marne. Dix ans d'attente, et soudain plus une minute à perdre.

A cette heure, je n'ai pas encore terminé, encore une petite cinquantaine de pages à venir, et il n'a toujours pas pu voir cette étrange arche, "cette voûte de trois cents mètres de hauteur, qui stupéfia tant de navigateurs", ainsi qu'il est dit sur la quatrième de couverture.

Mais ce n'est pas l'arche des Kerguelen qui présentement m'occupe, mais plus trivialement, plus modestement, le chou des Kerguelen (où l'on voit que la lecture de Chevillard a laissé des traces). Si je ne m'abuse, la première mention en est page 42, où Kauffmann découvre que le lapin pullule sur l'archipel.

"Ils ne sont pas farouches, explique mon compagnon. Ils ont été introduits en 1874 par une mission anglaise. Je crois qu'ils ont compris qu'on n'avait pas le droit de les chasser dans le périmètre de la base. Les lapins des Kerguelen sont une plaie. Comme en Australie. Les terriers aggravent l'érosion du sol. Et ils ont détruit le chou. Ce crucifère fort rare, témoin et relique de temps très anciens, ne subsiste plus à présent que dans les îles sans lapins."
"Vieil individu sur la péninsule Rallier du Baty" (Wikipédia)
Wikipédia précise dans sa notice que "Comme son nom scientifique l'indique, malgré son amertume, le chou de Kerguelen peut être consommé et possède des propriétés antiscorbutiques qui ont pu sauver bien des marins dans le passé. Mais à l'inverse d'autres espèces de choux, il convient de le consommer cru, la cuisson rendant son goût particulièrement désagréable1." Kauffmann en reparle page 68 : "Ce chou ne ressemble à aucune plante connue. Peut-être s'agit-il d'un vestige d'une période plus chaude. Sa croissance est très lente et sa germination peut durer jusqu'à sept mois. On ne le trouve plus que sur certaines pentes inaccessibles et sur quelques îles."
Il l'évoque plus longuement encore page 159 :

Armé d'un bâton, le commandant Couesnon s'est arrêté pour me montrer un chou des Kerguelen. Avec ses pommes de feuilles au coeur très serré, cette plante n'est pas sans ressembler à une quenouille de maïs. J'ai beaucoup de sympathie pour ce chou. On dit "bête comme chou". Le chou des Kerguelen justement n'est pas bête. [...] Sans ce Pringlea antiscorbuta, lequel n'a rien à voir avec notre brave chou européen et ses bonnes grosses feuilles d'ahuri, beaucoup de marins seraient morts. Sur les armoiries des Terres australes, on l'a choisi pour symboliser les Kerguelen. C'est la mandragore, la plante thaumaturge de la Désolation, la preuve qu'on peut, dans une situation extrême, tirer parti de tout.
      Pour lui rendre hommage, je goûte une de ses feuilles. C'est piquant, et même très poivré. Le rhizome me paraît meilleur, d'une amertume plaisante qui s'apparente à celle du raifort ou du radis. Il paraît que ce chou est excellent en salade, mais qu'il faut se garder de le cuire à l'eau. Dans un récit des années 50, j'ai lu qu'il émet alors "une odeur musquée qui rappelle étrangement le parfum des filles les moins vertueuses de la Casbah d'Alger".

Question maintenant : ce chou est-il lui aussi un objet fractal ?

lundi 20 mai 2013

Le vertige des fractales

Éric Chevillard. Écrivain virtuose. Méconnu bien entendu. Dont chaque jour ou presque je lis les trois notes quotidiennes sur son blog, L'Auto-fictif. Déjà 1924 publications à ce jour (je crois bien qu'il n'a interrompu que quelques jours, à la mort de son père). Et il réussit l'exploit d'être presque toujours surprenant, drôle, parfois émouvant, l'imagination toujours flamboyante, d'un rien vous basculant dans un vertige où la logique côtoie l'absurde de façon inextricable. L'apparence du site - qu'il n'a pas changé depuis l'ouverture - lui importe peu et même pas du tout. Une démarche inverse de celle de Philippe de Jonckeere, qui avec son site du Désordre, compose une véritable œuvre en elle-même.

Éric Chevillard continue d'écrire des livres, tous publiés chez Minuit (ses notes de blog sont par ailleurs rassemblées en volume chaque année, et publiées chez l'Arbre Vengeur). Le dernier en date est L'auteur et moi, emprunté donc l'autre jour à la médiathèque. Que je ne résumerai pas. Parce qu'un livre de Chevillard ne se résume pas.

Il commence ainsi, dans un Avertissement : "Mon imagination est source de colle, confiait Léon Bloy, et l'auteur des pages qui suivent pourrait faire sien cet aveu. Pour conduire et endiabler ses récites, il compte sur les accélérations délirantes que favorise son goût du discours logique poussé jusqu'à ses ultimes conséquences et conclusions, bien au-delà de celles auxquelles, avec sagesse, avec prudence, avec sa sagesse ennuyeuse et sa mesquine prudence, s'arrête la raison. Mais il lui faut un prétexte pour commencer ; n'importe lequel ; la qualité première d'un prétexte est d'être indifférent."

Mon prétexte, pour convoquer ici (oh comme il sonne grandiloquent ce verbe convoquer, disons plutôt inviter, c'est ça : inviter) le roman de Chevillard, c'est mon obsession de la coïncidence. Que j'ai encore traqué tout récemment avec Sylvie Gracia et Chantal Montellier. Que je ne suis pas allé chercher loin, puisqu'en page 14, au bas de la huitième page de cet Avertissement, je pouvais lire :

Tout se recoupait merveilleusement.
Miracle de la coïncidence que tous les écrivains connaissent.
Coïncidence qui resurgit dès la deuxième page du roman proprement dit, où le personnage apostrophe une demoiselle :

En deux mots, mademoiselle, pardon si je vous importune, on importune toujours les demoiselles et d’ailleurs que faire avec les demoiselles sinon les importuner,pourquoi des demoiselles si ce n’est pour qu’on les importune, je vous le demande,mademoiselle,[...] s’il vous plaît, j’aimerais d’abord que vous m’écoutiez,ce ne sera pas long, deux mots, j’ai besoin de parler et vous êtes là, une demoiselle, tant mieux, et joliment tournée, si vous me permettez, mais ce n’est qu’un hasard heureux, je me serais adressé aussi bien à un gros monsieur si un gros monsieur s’était trouvé là à votre place, [...] j’aurais pareillement
importuné un monsieur gros et gras, j’espère que cela lève pour vous toute ambiguïté sans en susciter une autre, n’allez pas soupçonner chez moi quelque inclination maniaque pour les messieurs gros et gras, ma préférence va aux demoiselles, il paraît que vous en êtes une, la coïncidence m’étonne tout le premier dans cette conjoncture pour moi si défavorable, mais encore une fois, vous ou une autre, ou un autre, pourvu qu’il ait les oreilles creuses et qu’il ne soit pas trop mobile et je le harponnais de la même façon[...]
Ce personnage - dont l'auteur se plaît à se démarquer en des notes de bas de page parfois plus longues que la page elle-même -, est ulcéré : il a commandé une truite aux amandes, on lui sert un gratin de chou-fleur, à qui il voue une exécration absolue. Il en fait donc part à cette demoiselle, et l'on a droit à l'une de ces accélérations délirantes qu'affectionne l'auteur. Et c'est à un endroit de ce délire que surgit le point de départ d'une autre coïncidence :

       Car je voyais clair dans son jeu. Elle comptait bien que j'allais m'abîmer dans le vertige des fractales et piquer du nez malgré moi dans mon assiette - le crucifère en effet est égal à lui-même à chaque étage de sa structure, la partie semblable au tout, si bien que la moindre efflorescence du chou-fleur est un chou-fleur encore ! L'enfer de la répétition, le piège du labyrinthe qui se referme sur moi, mon nez inutilement doté de flair se fracassant sur chaque degré de cet escalier en spirale et moi, de plus en plus petit et misérable, m'enfonçant irrémédiablement dans l’écœurant mystère gigogne et la fuite impossible - au bout de la perspective, derrière l'horizon, le chou-fleur encore !
       Au secours !
Le délire d'Éric Chevillard  s'appuie sur une réalité mathématique incontestable : le chou-fleur est un très bel exemple de ce que l'on nomme un objet fractal.
Bon, je venais juste de lire ce passage un matin de la semaine dernière lorsqu'une nécessité pressante me conduisit (je tiens à être scrupuleux dans le détail de l'anecdote, tant pis pour le glamour) aux toilettes. En ce moment, j'y poursuis (l'endroit prédispose admirablement à la lecture), de manière donc très fragmentée, la lecture d'un essai de Pierre Berloquin, Codes (Ponts-Sciences). Or, je tombai précisément sur un nouveau paragraphe intitulé Le code actif des fractales, où l'auteur évoque la figure de Benoît Mandelbrot, chercheur français d'origine polonaise, qui développa à la suite des travaux ignorés de Gaston Julia une théorie et une pratique d'une géométrie entièrement nouvelle :

"Les fractales rendent justice aux principes de Pythagore d'une manière inattendue. De même que pour Platon et Pythagore le microcosme du corps humain est similaire au macrocosme de l'univers - la partie est similaire au tout, concept proche du nombre d'or -, de même chaque partie d'une fractale, aussi fine soit-elle, est similaire à l'ensemble de la fractale." (p.77)




Enfin, cette même matinée, à partir de ma newsletter quotidienne de Scoop it (Your Scoop.it Daily Summary), je débouche sur un article du site Artcotedazur.fr évoquant le premier numéro, en 1990, d'une revue nommé Alias, revue qui contenait un texte de Mandelbrot sur la théorie des fractales.


L'article provenait du scoop it de caravancafé, le blog tenu par Carol Shapiro. J'y trouve cet extrait de Siri Hustvedt avec lequel j'ai le plaisir de conclure ici :

Le moi est plus vaste que le narrateur qui dit Je.
Autour et en dessous de l’île de ce narrateur conscient de lui-même, s’étend un vaste océan d’inconscient – fait de ce que nous ne savons pas ou que nous avons oublié.
Une vérité étonnante faite de brume et de brouillard et du fantôme non reconnaissable de la mémoire et du rêve – une vérité qui ne peut être tenue dans mes mains, car elle est toujours en train de s’envoler et de s’échapper, et je ne peux pas dire si c’est quelque chose ou rien.
Je la poursuis avec des mots. Même si elle ne peut être capturée.
Et parfois, de temps en temps, j’imagine que je m’en suis approchée.

Siri Hustvedt. La femme qui tremble.