"Toutes les naissances sont des naissances gémellaires. Personne ne vient au monde sans accompagnement ni escorte."
Peter Sloterdijk (Bulles, Sphères I, Fayard, 2002, coll. Pluriel, p. 450)
Au chapitre VI de
Bulles, intitulé
Le séparateur de l'espace spirituel,
le philosophe allemand Peter Sloterdijk cite un texte du rhéteur Censurinus, tenu à l'occasion du 49ème anniversaire de son mécène Caerelius, en 238 ap. J.C.
" Genius est le dieu sous la protection (tutela) duquel chacun vit dès sa naissance. Il tient sûrement son nom, Genius, de geno ("engendrer"), ou
bien parce qu'il veille à ce que nous soyons engendrés, ou bien parce
qu'il est lui-même engendré avec nous, ou bien encore qu'il s'empare de
nous (suscipi) une fois que nous sommes engendrés et nous
protège. Beaucoup d'auteurs antiques ont rapporté que Genius et les
lares sont identiques." (De die natali, d'après l'édition allemande de klaus Sallmann, Weinheim, 1998 ).
Pour Sloterdijk, ce document "exprime
clairement l'idée que pour les Romains, il n'existe pas un jour
anniversaire unique - précisément parce que chez les êtres humains, il
ne peut jamais être question de naissances solitaires. Chaque
anniversaire est un double anniversaire en soi ; on ne commémore pas
seulement ce jour-là le prétendu heureux événement, mais plus encore le
lien indissociable entre l'individu et son esprit protecteur, lien qui
existe depuis ce jour coram populo."
Comment ne pas faire le lien avec saint Genou,
dont le nom rappelle à l'évidence le Genius latin ? D'autant plus que
Genou est très clairement désigné dans sa légende comme étant né à Rome
en 230, autrement dit à la même époque que le texte de Censerinus. Et ce
Génit, présenté parfois comme son père, parfois comme son
compagnon, est l'indice même de la gémellité. L'ange gardien, le jumeau
sont en effet des figures proches du Genius, décrivant la même relation
unitaire essentielle : Sloterdijk en donne une parfaite illustration à
travers un extrait des récits de Mani
(216-277 ap. J.C ), le fondateur du dualisme gnostique dont il reste la
trace dans la langue d'aujourd'hui avec le péjoratif manichéisme :
"Lorsque
la douzième année de sa vie fut arrivée à son terme, il fut saisi
[...]par l'inspiration donnée par le roi du paradis de la lumière [...].
Le nom de l'ange qui lui porta le message de la révélation était at-Tom
; c'est du nabatéen et cela signifie dans notre langue "le compagnon"
[...] Et lorsqu'il fut arrivé au bout de sa vingt-quatrième année,
at-Tom revint vers lui et dit : " Désormais est venu le temps que tu
sortes au grand jour."[...].
[...] Et Mani affirma être le Paraclet qu'avait promis Jésus."
Sloterdijk : "La parenté du nom at-Tom avec l'araméen toma, le jumeau, saute bien sûr aux yeux. Le fait que le "compagnon" ou le syzygios de
Mani ait effectivement les qualités d'un personnage de jumeau
transfiguré ressort très clairement des récits sur la vocation de Mani
selon le Code Mani de Cologne, mais aussi des sources du Moyen Iran :
"Sortant
des eaux m'apparut une (silhouette) humaine qui, avec la main, me fit
signe de rester calme, pour que je ne pèche pas et que je ne la plonge
pas dans la détresse. De cette manière, à partir de ma quatrième année
et jusqu'à ce que j'arrive à la maturité physique, je fus protégé par
les mains du plus saint des anges.[..]"(Bulles, pp. 472-473)
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Dioscorus et sa femme |
Une autre indice convergent nous est donné par la peinture murale de la chapelle Saint-Genoulph à Selles Saint-Denis,
représentant sur une frise la vie du saint. Elle nous montre, entre
autres scènes, celle où les deux compagnons (saint Genou et saint Genit
ici désigné par un autre nom, saint Révérend) rencontrent le préfet de
Cahors, Dioscorus, et sa femme.
Ce
Dioscorus ou Dioscurus, d'abord hostile (il les jette en prison), puis
converti à la suite de la résurrection de son fils,sera baptisé par
Genou lui-même (scène représentée à la cathédrale Saint-Étienne de Cahors). Or, ce nom fait bien entendu irrésistiblement penser aux Dioscures, Castor et Pollux, les Gémeaux de la Mythologie.
Que faut-il penser aussi de
Sainte-Gemme,
dont le village se dresse, on l'a vu, au méridien de Saint-Genou ?
Outre que le nom même est littéralement proche de la gémellité, la
légende de la sainte nous apprend que Gemme avait une soeur jumelle nommée
Quitterie,
sainte et martyre elle aussi. Il faut ajouter que leur naissance venait
après celle de sept soeurs. Las de tant de progéniture féminine,
désespérant d'avoir un héritier mâle, leur père, le rude Caïus
Catilius, gouverneur de la Galice, ordonne à une de ses esclaves de les
noyer. Le peu clairvoyant soudard choisit une chrétienne qui s'empresse
de les confier à une famille amie en un village éloigné.
Il faut noter encore que la mère des neuf sœurs, Calsia, était donnée comme issue d'une excellente famille romaine.
J'ai
même trouvé une version de la légende où les neuf soeurs sont données
comme jumelles, on la trouvera page 15 de la version Pdf du numéro 4 du
Bourdon,
bulletin périodique des Amis de Saint-Jacques de Compostelle en
Aquitaine (septembre 1993). J'en extrais ici un passage significatif :
"L'histoire de Bazella [une des soeurs] est
cependant la plus significative puisque son supplice donne lieu à un
miracle immédiat récapitulatif de toute la fable : sa tête tranchée
rebondit neuf fois, faisant jaillir neuf sources. Les habitants ont
toujours conservé intact le lieu du miracle au milieu des champs et des
vignes. Une petite chapelle antique et fruste, des filets d’eau courant
au ras de l’ herbe témoigne pour une curieuse permanence hors du temps
mémorial . Dix-neuf siècles peut-être ont passé sur ce lieu rustique
rigoureusement inaperçu, sans changer quoique que ce soit à l' ordre
naturel. Mais il est vrai de dire que les sanctuaires les mieux protégés
sont les plus pauvres ... (Chapelle de Neuffonds:"neuf fontaines et
neuf bonbs", à Sainte Bazeille près de Marmande.)
Ainsi, les neuf
filles "jumelles" du proconsul de Galice converties par un disciple de
Saint Martial, martyrisées sur les routes d’ Aquitaine et à l’ origine
de neuf sanctuaires tracent, à l’origine de la chrétienté, un itinéraire
inverse à celui qui sera et qui est déjà sous d’autres formes le
pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle, établissent en termes de
légende dorée qui voile à peine les symboles d’ un grand mythe cyclique,
le lien entre Galice et Aquitaine."
J'ajoute que Bazella tire certainement son nom du celte batz, source, qu'on retrouve dans le nom du plateau de Millevaches, qui désigne non pas les sympathiques ruminants, mais les mille sources (mille batz)
qui constellent son territoire et dont sont issues entre autres
Vienne, Corrèze et Dordogne. Dans l'espace neuvicien, deux villages me
semblent porter cette racine batz : Bazelat et Bazaiges.
Le premier est creusois et le second indrien, mais les deux paroisses
relevaient de Déols et sont alignées sur le même méridien. Et sur le
parallèle de Bazelat nous relevons Genouillac (également sous le patronage déolois) et Boussac-Bourg : or ce bourg d'origine romaine (Bociacum) présente la particularité d'avoir des églises jumelles, dont l'une, construite par les Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, est dédiée à saint Martin.
Et
je ne peux manquer d'être ébloui par la logique à l’œuvre dans cette
géographie sacrée neuvicienne puisque je retrouve à Boussac-Bourg le
thème de la naissance à travers la superbe fresque murale du XIIème
siècle représentant une Nativité décrite ainsi dans le
site perso de D. Boucart :
"La
chapelle primitive possède des fresques du XIIe siècle. En particulier,
une scène de la Nativité qui est l'une des plus belles de l'art roman.
La vierge, allongée sous une couverture bleue parsemée d'étoile, indique
de l'index le christ couché dans son berceau. La tête de l'âne et la
tête du bœuf le réchauffent de leur souffle."