samedi 20 mai 2017

# 120/313 - De la cloche à la cruche

Spiritualité, mystique sont mots communément associés au cinéma de Tarkovski, mais ils conduisent souvent à en donner une image faussée. Rien de moins éthéré, angélique et saint-sulpicien que cette œuvre qui se distingue d'une part par son caractère élémental (air, eau, terre et feu imprègnent toute la texture filmique), et d'autre part, nous l'avons vu, par la présence très forte d'artefacts matériels qui médiatisent les relations humaines. Ce cinéma métaphysique n'est pas en apesanteur, il s'appuie au contraire sur une physique tout à fait concrète.

C'est en méditant sur ce couple d'objets du seau et de la cloche, déjà en exergue dans L'enfance d'Ivan, le premier long métrage de Tarkovski, que m'est revenu en mémoire un passage de Fragments de géographie sacrée, où il était question aussi de ce que l'on appelle les "choses", à travers cette chose particulière qui est la cruche. Analogue au seau en ce qu'elle contient l'eau, qu'elle est destinée également à verser, elle est en proximité phonétique avec la cloche.
Et c'est à propos de la cruche que Robin Plackert, étudiant le signe du Verseau, le bien-nommé, fait surgir Heidegger du bois :

"Ce qui fait de la cruche une cruche déploie son être dans le versement de ce qu'on offre (in geshenk des Gusses). [...] Dans l'eau versée la source s'attarde. Dans la source les roches demeurent présentes, et en celles-ci le lourd sommeil de la terre, qui reçoit du ciel la pluie et la rosée. Les noces du ciel et de la terre sont présentes dans l'eau de la source. Elles sont présentes dans le vin, à nous donné par le fruit de la vigne, en lequel la substance nourricière de la terre et la force solaire du ciel sont confiées l'une à l'autre. Dans un versement d'eau, dans un versement de vin, le ciel et la terre sont chaque fois présents" In "La chose", Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, pp. 203-204 (trad. André Préau)



Cette belle citation provient du géographe et philosophe Augustin Berque qui, dans son essai Écoumène (Belin, 2000), développe sa réflexion personnelle sur le concept de la "chose". Pour le géographe," il est essentiel d'avoir à l'esprit que toute chose rassemble en un faisceau des renvois à divers domaines, matériels et immatériels, écologiques, techniques et symboliques, pour les faire se tenir ensemble en ce qui est sa concrétude première. Nous avons tendance au contraire à nous figurer la concrétude comme le côté matériel, statique et borné de la chose, dans le sens qui a fini par devenir en anglais celui de "béton" (concrete). Rien n'est plus faux, ou du moins partiel. Un aspect seulement de sa réalité. Une chose en fait est concrète quand on ne l'abstrait pas  de l'ensemble des qualités et des processus, de l'histoire et des fins qui concourent à en faire ce qu'elle est. Cela veut dire beaucoup d'immatériel en sus du matériel. Beaucoup de symboles en sus de l'écologique et du technique, et beaucoup de temps qui court dans le présent."

C'est à ce moment qu'il fait appel à Heidegger et à son concept du Geviert, le Quadriparti, qui "symbolise l'idée qu'une chose rassemble tout cela ; telle la cruche :
"Verser" n'est pas seulement transvaser ou déverser. [...] Dans le versement du liquide offert, la terre et le ciel, le divin et les mortels sont ensemble présents. Unis à partir d'eux-mêmes, les Quatre se tiennent. Prévenant toute chose présente, ils sont pris dans la simplicité d'un unique Quadriparti [...] Or, la cruche comme cruche accomplit son être dans le versement. Celui-ci rassemble ce qui appartient au verser : le double contenir, le contenant, le vide et le versement comme don. Ce qui est rassemblé dans le versement s'assemble lui-même en ceci qu'il retient et fait apparaître le Quadriparti. Simple en mode multiple, ce rassemblement est l'être même de la cruche."

Et Plackert alors d'écrire : "N'y a-t-il pas coïncidence ici avec la géographie sacrée qui se veut tout entière  projection du ciel sur la terre, noces du divin et de l'humain, rassemblement autour d'un centre unique ? "

"L'illusion dont il faut se départir, poursuivait Augustin Berque, c'est que nous serions devant les choses comme des astrophysiciens, qui connaîtrions d'abord leur aspect matériel, puis plaquerions dessus du symbolique, à commencer par un nom. D'abord il y aurait l'objet, plus tard la chose représentée, dite et socialement significative. Cela c'est l'illusion moderne, qui renverse le monde en univers, comme si nous pratiquions la physique avant de vivre. Dans sa concrétude première, une chose est au contraire toujours déjà symbolique. En particulier, elle a toujours déjà un nom - ne serait-ce que le plus général de tous : "quelque chose"." (Ecoumène, p. 95) [c'est moi qui souligne]

Aquarius - Heures à l'usage des Antonins, Clermont-Ferrand,  ms. 0084, f. 001v

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