mercredi 27 mars 2019

Cantique de l'infinistère

La Bourboule. De petits tas de neige sale et glacée dans les replis des rues placées au nord. L'ombre d'Alix Cléo Roubaud, venue jadis soigner son asthme, quelque part enfouie dans les souvenirs perdus des hôtels décatis. J'étais venu là aussi, ce devait être en 86, pour faire du ski de fond, que j'avais découvert l'année précédente, pendant cet  hiver 85 où la neige avait recouvert la campagne d'Aigurande pendant trois longues semaines. Un hiver comme on n'en a plus jamais connu, avec des froidures intenses, la blancheur chaque matin retrouvée, impérieuse et roide. On skiait, avec du matériel loué à Châteauroux, sur les routes et les chemins damés par les pneus des bagnoles - dans les champs, la couche était trop épaisse. On avait pris goût à l'exercice. Le poursuivre dans la vraie montagne en était le prolongement logique. J'étais donc parti avec Patrice, l'inséparable ami. Celui qui s'était imposé comme une évidence, à peine débarqué en novembre 1969 dans cette nouvelle école, après le terrible accident de voiture des grands-parents maternels, qui avait ramené mon père vers son premier métier de paysan et toute la famille, dans la foulée, à la ferme familiale. Ce n'était pas un bien grand exode, passer du Cher à l'Indre, d'un département du Berry à l'autre, on a vu plus grande aventure, mais ce fut néanmoins une rupture. Se refaire rapidement un ami n'avait rien d'évident : Patrice fut cet ami, immédiatement ouvert et généreux. Et pendant presque vingt ans, il en fut ainsi. Et c'était encore le cas en 86, à La Bourboule, où nous prîmes pension à l'hôtel Régina (grosse bâtisse que j'ai revue, comme figée dans le temps), afin de skier pendant deux ou trois jours sur les plateaux de La Tour d'Auvergne. Je n'aurais alors jamais imaginé que Patrice* ne serait plus un jour proche de moi.

La Bourboule - Le casino des enfants

Et pourtant c'est ainsi. Sans qu'aucune brouille ne soit venue brutalement interrompre une si longue relation, nous nous perdîmes de vue insensiblement. D'autre amitiés, pas toujours partagées, de son côté et du mien, son départ pour un travail vers Bourges puis vers la Bourgogne alors que je restais fidèle à l'Indre natale, ça et peut-être d'autres choses dont je n'ai pas conscience, nous éloignèrent tant et si bien qu'aujourd'hui nous sommes comme deux étrangers, même si, par son frère et son cousin, qui sont, tout au contraire, devenus deux grands amis avec qui les liens sont forts et profonds, j'ai des nouvelles épisodiquement.

Je repensais parfois à cela à La Bourboule, à cette amitié perdue dans les sables du passé. Est-ce pour renouer un tant soit peu avec elle que j'ai voulu faire découvrir le ski de fond aux enfants (qui n'en avaient jamais fait) ? Une matinée y suffit, où je me découvris bien loin du niveau de forme que j'avais autrefois ; sur la neige verglacée, je tombais même plusieurs fois lourdement, allant jusqu'à me blesser à l'épaule (rien de très grave, mais je ne peux pas encore lever complètement sans douleur le bras gauche). L'après-midi, alors que mes jeunes lascars choisissaient d'aller à la piscine, je préférai rester lire le gros Royaume d'Emmanuel Carrère à la terrasse ensoleillée d'un café.

De fait, j'allai d'abord hanter la librairie de la ville. J'avais bien assez à lire mais j'aime fureter à la recherche de l'hypothétique chef d'oeuvre qui n'attendrait que mon passage pour se révéler à mes yeux éblouis. J'allais me décider pour le dernier opus d'Erri de Luca lorsque je vis Cantique de l'infinistère de François Cassingena-Trévedy.

 
Vous avez bien lu : grand prix catholique de littérature 2017.  Il faut savoir que François Cassingena-Trévedy (j'abrègerai en FCT pour la suite) est moine bénédictin en l'abbaye de Ligugé, près de Poitiers. Et accessoirement ancien élève de l’École normale supérieure et docteur en théologie. Ce n'était pas un inconnu pour moi car je l'avais découvert en août 2010, avec son livre Etincelles III, 2006-2009 (Ad Solem, 2010), un recueil de notes où la religion se taille, on s'en doute un peu, la part du lion, mais servi par une écriture somptueuse et éminemment poétique. Poésie revendiquée dès la préface, "pourvu, précisait l'auteur, que l'on veuille bien délester cette dernière de la légèreté, de la mignardise, de la niaiserie dont tant d'esprits depuis longtemps l'affublent, soit dans l'exercice dilettante qu'ils en pratiquent, soit dans l'idée sommaire qu'ils en répandent, car, si différent qu'il soit sous le rapport de la mise en œuvre, le poème est l'émule du théorème sous celui de la plus fondamentale gravité." (p. 23)

Je ne connaissais pas l'auteur, mais il m'avait suffi dans la librairie de lire quelques lignes de l'épais et austère volume pour savoir qu'il y avait là une matière d'une considérable richesse. Que je ne partage pas la foi de FCT n'avait que peu d'importance : la méditation qu'il déployait m'atteignait si souvent au coeur que je pouvais sans encombre dépasser les détails d'une réflexion théologique si éloignée de ma propre existence. Depuis j'avais aussi lu Pélagiques, échoué dans un casier de Noz, où FCT, dans ce qu'il appelait lui-même ni un journal ni un roman, mais un bulletin ou un bordereau de pêche, relatait, avec la même veine poétique, ses séjours bretons et son compagnonnage actif avec les marins-pêcheurs et l'Océan. Mais ce moine, décidément, n'avait pas le goût de l'ermitage puisque je le retrouvais, avec ce dernier livre déniché à La Bourboule, arpenteur des hautes terres d'Auvergne, où j'appris qu'il avait coutume de passer les vacances dans son enfance. C'est bien d'un autre finistère dont il revendique de raconter la traversée, des Monts Dore aux Monts du Cantal en passant par le haut plateau du Cézallier, - "ou plutôt d'un "infinistère", écrit-il, selon que les impressions conjuguées du regard et des pas suggèrent de le baptiser -, et ceci dans une prose qui se voudrait elle-même à son image, pénétrée de son allure et comme transparente à son austérité." Que le douzième et dernier chapitre de ce livre se nomme Le royaume, à l'instar du récit de Carrère,  acheva de me le rendre nécessaire (et je m'avise, reprenant Pélagiques, que la citation liminaire n'est autre que celle-ci :  Le Royaume est comparable à un filet. (Mt 13, 47).)

Je ne le lus pas pour autant immédiatement, comme il m'arrive de le faire quand un livre se dresse comme une promesse enfin tenue. Je terminai le Carrère, puis d'autres volumes m'accaparèrent, avant que je ne remette le nez, le 17 mars, dans cette ode vibrante à l'Auvergne que je pris soin de lire lentement, à l'allure de ses pas, un jour de lecture pour un jour de marche.

Et jeudi dernier, je fus moi aussi appelé à marcher. Nunki Bartt me conviait à l'accompagner en forêt du Poinçonnet, jusqu'à l'étang des deux-Frères. Le temps était magnifique et, par chance, je n'avais pas de travail cet après-midi là. Dans la voiture, il me confia son intention de partir peut-être la semaine suivante dans le Cantal. Il avait le souvenir de séjours marquants. Et voici qu'il me parle d'une certaine route entre Bort-les-Orgues et Murat, et d'un village non loin de là, du nom de Dienne, pourvu d'une majestueuse fontaine. Je n'en crois pas mes oreilles, je suis habitué aux coïncidences avec Nunki Bartt (par exemple, voici quelques mois, nous avons offert au même moment  le même livre, d'une auteure dont nous n'avions jamais parlé ensemble, choisie donc parmi des centaines d'autres titres possibles), mais là je suis soufflé, car cela renvoie au passage que je viens juste de lire le matin même :
"Après cette longue salutation silencieuse des altitudes qui récompensent la piété que je leur vouais depuis des décennies, je descends par le raidillon jusqu'à la grand route** qui relie Murat à Bort-les-Orgues, la plus large artère de bitume que j'aurai rencontrée au cours de mon voyage."(p. 136)
"Le village racé de Dienne fait face à ce propylée massif, comme lui sentinelle et verrou des lieux, au pied du versant qui regarde le midi."(p. 137)
"Je suis presque en sueur lorsque j'aborde le village, et le premier monument qui m'arrête est bien sûr (outre le monument aux morts qui n'aligne pas moins de quarante-six braves pour la Grande Guerre) l'élégante fontaine de style Renaissance avec son bassin octogonal et ses quatre jets que crachent , par des tuyaux, quatre figures grimaçantes aux bacchantes feuillues." (p .140)
Allée vers Lourouer-les-Bois
Nous avons retrouvé l'étang des Deux-Frères après s'être un tantinet égarés. Il est nommé ainsi parce que la chronique raconte que deux jeunes princes s'y seraient noyés. L'étang était à l'époque celui de l'abbaye de Grammont, dont la forêt a englouti les ruines.


Cette fraternité tragique me renvoie encore une fois à l'amitié qui me sert en ce jour de fil conducteur, l'amitié ancienne, perdue, nostalgique et l'amitié nouvelle, encore à cultiver, approfondir. L'amitié dont je me demande si elle peut déclencher ces collisions où d'aucuns ne voudront voir que le fruit du hasard. Cette amitié qui conclut un autre très beau passage d'Etincelles III que j'ai plaisir à retranscrire ici :
"La civilisation du regard est aussi, par penchant naturel, par entretien ordinaire, celle de la lecture et de la conversation, lesquelles demeureront toujours, quoi qu'il arrive, quoi qu'il soit arrivé en effet, les deux sources privilégiées de l'illumination et de la sagesse, dans la société des êtres raisonnables et sensibles. L'une et l'autre ont le silence pour entourage et s'entremêlent instinctivement de lui : la première laisse vierge et vivace l'imaginaire, la seconde écoute autrui à l’œil nu. La civilisation du regard se recommande en conséquence à notre estime comme celle de l'amitié, car c'est décidément chose étonnante que cette manière dont, rien qu'à regarder, rien qu'en donnant à regarder, rien qu'en donnant à sous-entendre ce que l'on a regardé, l'on se fait des amis, beaucoup d'amis imprévisibles. L'amitié - des amitiés précises, profondes, nominales, ne sont pas seulement l'effet désormais avéré des étincelles : elles sont leur plus chère et leur plus secrète finalité." (p. 24)

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* Sur Patrice, j'ai déjà écrit un petit texte il y a dix ans, sur le site des Tasons, où j'avais entrepris de passer par le menu tous les camarades présents sur la photo de classe de l'année de CM2 à Aigurande. Je l'avais revu l'été suivant, il avait lu le texte, avait même failli m'écrire, failli seulement. L'ours en lui avait triomphé encore une fois.

 

** Bartt, à qui je soumets plus tard l'extrait, s'insurgera dans un sms : "Grand route, il exagère le bénédictin. C'est un misérable boyau !"

mercredi 20 mars 2019

Sans toi(t)

Lundi soir, j'étais donc devant le poste pour la soirée d'Arte consacrée à Agnès Varda. J'ai revu Sans toit ni loi, avec Sandrine Bonnaire dans le rôle de Mona, la routarde qui finit tragiquement, morte de froid dans un fossé du Midi (et j'ai songé que le titre de ce film - détournement d'une expression bien connue - faisait aussi écho à la chanson de Michel Legrand interprétée par Corinne Marchand dans Cléo de 5 à 7 : Sans toi). Impossible de trouver un extrait vidéo du film sur You Tube, mais voici au moins la version chantée* :


Et si tu viens trop tard
On m'aura mise en terre
Seule, laide et livide
Sans toi, sans toi, sans toi
Dures paroles qui semblent annoncer le destin de Mona la vagabonde, la solitaire.

La chanson se situe exactement au mitan du film, où va s'opérer dès lors un renversement : Cléo va quitter sa posture égocentrique de chanteuse yé-yé capricieuse et commencer à regarder les autres, le spectacle de la rue, les petits et grands manèges du monde comme il va.


Cela, Agnès Varda le dit elle-même dans la double causerie qui a suivi le film. Passionnante rétrospective personnelle de sa filmographie, qu'elle n'égrène pas de façon strictement chronologique. Elle parle par exemple très tôt de Cléo, qui lui a donné dès 1962 une stature et une reconnaissance internationale. Et je fus ravi de retrouver les images que je mis ici en ligne quelques heures auparavant, la carte XIII du tarot, la Mort en grande faucheuse, et surtout les sources précises de Hans Baldung Grien qui ont inspiré la cinéaste (que je subodorais mais dont je n'avais pas la confirmation indubitable).


Une autre photo de tournage montre bien la peinture de Baldung Grien présente sur le lieu-même des prises de vue (l'ovale qui l'encadre est de Varda).

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* Une autre vidéo propose un montage photographique de Dimitris Tsaganos sur les paroles de la chanson. Elle met l'accent sur la dimension sensuelle en éludant la noirceur du propos.


L'avant-dernière image m'a tout de même intrigué : elle montre une sorte de tumulus surmonté d'un arbre, s'élevant au-dessus d'une vaste étendue plane


Et cela m'a furieusement rappelé l'ouverture de Sans toit ni loi, avec le premier des treize travellings qui structurent le film. Cette séquence précède immédiatement la découverte du corps de Mona, seule, laide et livide.




On pourrait d'ailleurs pousser plus loin la réflexion : pourquoi Agnès Varda choisit-elle d'ouvrir sur ce paysage, ces vignobles et ce tertre sur la ligne d'horizon ? Les tumuli recouvraient souvent au néolithique des tombes de personnages importants. N'est-ce pas la mort déjà qui s'annonce de concert avec la musique mélancolique de Joanna Bruzdowicz (qui accompagne chacun des travellings) ?

lundi 18 mars 2019

La jeune fille et la Mort

Le 10 mars, j'écoute en replay Mauvais genres l'émission de François Angelier diffusée la veille sur France-Culture, consacrée pour l'essentiel au dernier film de Lars von Trier, The House that Jack built. Émission présentée comme "une méditation sur le mal". Qui m'intéresse à triple titre, tout d'abord parce que j'ai moi-même rencontré en décembre le thème du mal (voir Le Mal est le problème le plus important), ensuite parce que la comptine qui donne son titre au film de Trier m'est apparue dans un livre important dont je reparlerai bientôt (par ailleurs tout ce qui a dorénavant trait au Jack, autrement dit au valet de carreau anglais, attise ma curiosité). Enfin, parmi les participants, il y a Pacôme Thiellement, dont on sait que je suis les travaux avec le plus grand intérêt.
Pourtant ce n'est pas le débat autour du film qui m'amène à parler ici de l'émission, mais bien la chronique de Céline du Chéné qui l'a précédé, où elle recevait Fany Eggers, historienne de l'art à l'occasion de la tenue du 18e congrès international de l’association Danses macabres d'Europe qui se tient à Paris du 19 au 23 mars 2019 (qui ouvre donc demain, à l'heure où je rédige cet article).
En parallèle au congrès, doivent se tenir deux expositions alléchantes :
"Le Livre et la Mort (14e - 18e siècle)" à la bibliothèque Mazarine à Paris, du 21 mars au 21 juin 2019 et "Memento mori, vanités et art macabre contemporain" à la galerie Jour et nuit du 18 au 24 mars.


A l'issue de la chronique, avant d'en venir à Trier, les invités évoquent quelques films associant comme dans les danses macabres la beauté de la jeunesse et la présence de la mort, devenue un personnage le plus souvent figurée sous la forme d'un squelette libidineux. Et c'est ainsi que j'entends évoquer (et cela ne manque pas de me causer une certaine émotion) Cléo de 5 à 7 d'Agnès Varda (c'est à 12'50 dans l'émission) : "La jeune fille à la mort, c'est Agnès Varda, c'est Cléo de 5 à 7, avec cette obsession des cartes, des peintures, et puis c'est le thème de Cléo, qui attend le verdict de la science, si la mort va l'emporter, si le cancer, le crabe va l'emporter."

Dans Cléo, la cartomancienne retourne précisément la lame XIII, celle dite de la Mort (le nom n'est pas donné, il n'y a que le numéro de la carte) qui la représente d'une manière très similaire à celle des danses macabres.




Dans son analyse pour DVDClassik, François Giraud précise que "Agnès Varda a tourné Cléo de 5 à 7 avec les peintures et les gravures d’Hans Baldung Grien à l’esprit. La chair blonde de ces jeunes femmes, enlacées par de sinistres squelettes, rappelle inévitablement celle de la superbe et sculpturale Corinne Marchand."

Hans Baldung Grien, élève de Dürer à Nuremberg entre 1503 et 1507, fit l'essentiel de sa carrière à Strasbourg où il mourut en septembre 1545. C'est en 1517 qu'il peignit ce tableau dans lequel la Mort saisit une jeune fille par les cheveux pour la forcer à descendre dans la tombe, qu'elle désigne de sa main droite. La jeune fille, dont le corps blanc et nu contraste violemment avec le bronzage du squelette, se tord les mains sans opposer vraiment de résistance.

 
La même année 1517, Niklaus Manuel Deutsch (1484-1530) érotise complètement le thème : "Ici, la Mort , écrit Patrick Pollefeys, est un cadavre putride qui ne se contente pas de toucher légèrement la jeune fille ou de la prendre gentiment par la main; il l'empoigne par le cou, l'embrasse et caresse son sexe. L'affreux amant semble ne rencontrer aucune résistance de la part de la jeune fille."


Or, c'est précisément  Niklaus Manuel Deutsch que Fanny Eggers évoque dans l'entretien avec Cécile du Chéné, à travers une danse macabre de Berne, quatre-vingts mètres de fresque sur le mur d'enceinte du cimetière du monastère des Dominicains, fresque aujourd'hui presque disparue, mais parvenue jusqu'à nous sous forme d'aquarelles. L'historienne se penche plus particulièrement sur la figure d'une jeune fille enlacée par un squelette qui plonge ses mains dans son corsage. Elle souligne, elle aussi, qu'elle ne se débat pas vraiment, ne faisant qu'esquisser un geste avec ses mains jointes.


Un texte accompagne la fresque où la Mort s'adresse à celle qu'il enveloppe de sa nudité osseuse : "Jeune fille, ton heure est déjà venue, tes lèvres rouges vont blêmir, ton corps, ton visage, tes cheveux, tes seins, tout ne sera plus qu'engrais pourri". Et la jeune fille lui répond : "O Mort ! tu me violentes horriblement ! Mon cœur va se briser dans mon corps. Je m'étais promise à un jeune homme et c'est la mort qui vient m'enlever."

Singulier personnage que ce Niklaus Manuel, que je ne connaissais pas jusque-là, car il fut non seulement peintre mais poète, dramaturge, mercenaire et homme d'état. Et, chose rare, selon Hans-Jürgen Greif, il se représente lui-même à la fin de la fresque de Berne :




Avec tout ça, j'ai à peine rédigé le tiers de ce que je voulais exposer primitivement dans cet article, j'en termine là néanmoins pour aujourd'hui (n'oubliez pas ce soir la projection de Cléo sur Arte, toute la soirée est d'ailleurs consacrée à Agnès Varda), mais je n'en ai pas fini avec la mort, loin de là...


mercredi 13 mars 2019

En train

Le 14 février dernier, j'ai fait ressortir du purgatoire de la médiathèque - le fameux magasin où séjournent les livres en déshérence (en attendant l'enfer du désherbage) -, le roman de Claude Amoz, Bois-Brûlé, paru chez Rivages/noir en 2002. Son existence m'avait été révélée par un article de Rémi Schulz qui s'était alors trouvé en résonance avec mon enquête autour de la crucifixion. J'ai pris plaisir à lire ce polar qui mériterait bien de retrouver les étals éclairés de la grande salle d'Equinoxe. Bois-Brûlé est une maison de famille en lisière de la forêt d'Argonne, où Viviane, une créatrice de marionnettes originaire de Belgique, vit avec son fils Stephen et Martin Tissier, le propriétaire des lieux et notaire de son état. Le drame va surgir d'un autre personnage, Victor Brouilley, 46 ans, standardiste dans une maison d'édition parisienne, rongé par un tel mal de vivre qu'il va quitter brusquement son travail et prendre un train vers la seule destination où il connut jadis un peu de bonheur : la maison de Bois-Brûlé où il passait ses vacances avec sa grand-mère quand il était enfant.
"Le train prend de la vitesse. La gare de l'Est reste en arrière et, avec elle, Titans-Editions, Mme Rochette, le standard. Victor Brouilley s'en va. Il a brisé les liens qui le retenaient... Au-dessus des voies, presque à l'aplomb, il aperçoit une statue de la Vierge qui serre contre sa hanche un fils déjà très grand. Il décide que c'est un signe, un bon présage. Il ne l'a pas voulu, mais voilà, c'est fait : il s'en va à la campagne, en vacances, au milieu des enfants." (p.32)
Cette vision de la Vierge et de son fils au moment du départ, assez curieuse compte tenu du contexte (les environs de la gare de l'Est) renvoie à la thématique de l'enfant (et de son innocence problématique), annoncée dès la citation liminaire prise chez Faulkner : "Je me figure parfois que nous sommes tous des enfants, excepté les enfants eux-mêmes."(Sanctuaire, chap.XXVII). Elle me renvoyait aussi incidemment à la Pieta de Jean Fouquet, qui suivait immédiatement la mention du livre dans l'article Du Bois-Brûlé aux serpents brûlants.


Un peu plus loin, page 45, on en apprend un peu plus sur l'histoire douloureuse de Victor Brouilley, fils unique, l'Algérie quittée en catastrophe, les hivers parisiens interminables, les moqueries à cause de son accent, les convulsions épileptiques, les hospitalisations, les électrodes... Et puis, cut brutal, on revient sur le train :
"Rails et poteaux se multiplient, les roues sautent sur les aiguillages, on aperçoit des hangars. Châlons-sur-Marne, Châlons-en-Champagne. Sa grand-mère était couturière dans cette ville. C'est ici qu'il doit descendre, s'il veut prendre l'autorail qui mène à Saint-Menehould. Ensuite, Bois-Brûlé est tout près. Il gagne la portière et attend, la main posée sur la poignée. Mais le train ralentit sans s'arrêter.
Victor reste longtemps debout, à regarder glisser le paysage. Jardinets, pavillons, et de nouveau cette rivière... Le train peut l'emmener très loin ; le panneau porte des noms étrangers : Kaiseslautern, Mannheim, Frankfurt... Il s'imagine sous les traits d'un grand voyageur, d'un conquérant, jusqu'au moment où il se rappelle que les conquêtes vont dans l'autre sens, toujours vers l'Ouest, les grandes invasions, par exemple, et le Far West. C'est une loi magnétique, il l'a lu dans un magazine, la vie s'en va vers le couchant, tous ceux qui sont allés vers l'Est se sont perdus, le passé s'est refermé sur eux."
Cette réflexion est bien sûr prémonitoire, Victor Brouilley ne retrouvera pas le vert paradis des vacances enfantines, où, fils du fils unique, il était surnommé par sa tante Lisbeth le petit prince.
Si j'ai tenu maintenant à retranscrire tout ce passage, c'est qu'il fit soudain référence, de troublante façon, en ce 14 février, à une autre lecture, effectuée la veille même, celle du chapitre 12 de La Dissolution de Jacques Roubaud.


Intitulé sobrement En train, ce chapitre relate par le menu, avec un luxe de détails assez surprenant, e retour en France de l'écrivain après une semaine de rencontre avec des poètes allemands, à Edenboken. Il commence par relater un accident de circulation, qui a retenu la voiture qui l'emmenait vers cette ville. Il y parle d'un grand corbillard de morgue banalisé qui glisse sur un terre-plein. La mort se signale encore le lendemain à midi, où, avant de reprendre le train pour Paris, il apprend le décès de Eugen Helmle, le traducteur de nombreux livres de Perec et de Queneau, pendant qu'il faisait sa "gymnastique cycliste d'appartement." Ces paragraphes sont numérotés, comme dans toute La Dissolution, ici 67 1 à 67 3.
67 4 il écrit :
"je profite d'une voiture qui va à la gare pour amener au train de Francfort. Il est 13 heures 30. Je suis fort en avance pour le EC 56 qui devrait m'accueillir à 16 heures et m'héberger jusqu'à la gare de l'Est. J'ai raté le train précédent, d'une bonne heure. Good. Je prends un omnibus qui se présente à 13 heures 32, et dans lequel j'ai juste le temps de grimper. Il va jusqu'à Sarrebrück, s'arrêtant partout. Je pense 'accompagner jusqu'à Kaiserslautern. Mais je ne résiste pas à la tentation de descendre brusquement à Frankenstein (Pfalz), dès que j'aperçois le nom de cette station."
Francfort, Kaiserslautern, avouez que l'on ne tombe pas sur ces noms-là tous les jours, et qui plus est dans le même contexte ferroviaire. La grosse différence est que Roubaud, contrairement à Brouilley, circule d'est en ouest. Ce n'est pas tout.

Après des arrêts à Kaiserslautern et Homburg, et un certain nombre de digressions sur Gérard Philippe, l'allemand en classe de seconde, Mitterrand, Kohl etNick Cage dans le film City Hall diffusé dans le train, Roubaud débarque à Saarbrücken, avec deux heures à tuer avant la prochaine correspondance. Après avoir déambulé dans un grand centre commercial et dégusté des Waffelm mit Kirsche (j'ignore ce dont il s'agit), il se lasse et revient à la gare où il choisit de prendre un train pour Metz (en tout, précise-t-il, j'ai gagné quarante-six minutes sur l'horaire prévu".  Il enchaîne directement en affirmant qu'il aime les trains, parce qu'il peut non seulement profiter du paysage mais lire, et même travailler. Ainsi avait-il emporté "quelques feuilles de papier convenable et blanc, ainsi que des feutres de couleur adéquats à la mise au propre d'un poème à composer pendant le trajet et les heures les plus matinales de mon bref séjour." Une page de poème(s) au moins pour un livre d'hommage à paraître au printemps. Et, avait-il décidé, ce serait un petit baobab d'une page. Qu'est-ce donc qu'un baobab ? Eh bien c'est l'une des écritures oulipiennes à contraintes.*
 
Roubaud entreprend donc un baobab sur le nom même du récipiendaire de l'hommage, Gregor Laschen, mais il confesse que l'ardeur au labeur de la contrainte était assez faible (on le comprend). Et c'est alors qu'il écrit :
70 6 Après une heure environ de lecture de choses à lire et de lecture de paysage
   70 6 m'amenant à découvrir que le Châlons traversé par le train ne se nommait plus, comme dans mon souvenir d'écolier, -sur Marne, mais -en Champagne, réforme onomastique récente qui m'avait jusqu'alors échappé, et avait vraisemblablement les autorités municipales à un intense "lobbying" 
(je mets en rouge parce que Roubaud utilise le rouge pour ce passage, La Dissolution suit tout un jeu de couleurs allant du noir jusqu'au jaune et au rose).
Nous retrouvons donc le Châlons-sur-Marne, Châlons-en-Champagne de Claude Amoz.

A l'origine, je voulais m'arrêter là, sur cette quasi synchronicité des itinéraires ferroviaires chez Amoz et Roubaud, mais je ne peux m'empêcher de prolonger la résonance en examinant de plus près le nom même de ce malheureux personnage de Victor Brouilley. 
Car comment ne pas songer au Brouilly ? Ce vin dont l'appellation s'étend autour du mont Brouilly, dans le vignoble du Beaujolais.
Or, Roubaud poursuit ainsi :
70 6 1 1 il y aura bientôt en Villefranche-en-Beaujolais-nouveau, si Mâcon laisse faire
Wikipedia m'informe de son côté, à la section climatologie, que la station météo de Villefranche-sur-Saône (à 195 mètres d'altitude) est la plus proche de l'aire d'appellation. 

Roubaud écrit aussi, concernant le séjour en terre allemande, que l'une des attractions du lieu est qu'il se situe au cœur d'une région viticole et que la semaine de labeur poétique est ponctuée de visites dans différentes caves avec dégustations. Ne buvant pas (il se contente de force jus d'oranges, apfelsafts et eaux minérales), il remarque, dès le deuxième jour, "avec un amer rictus interne, que la séance de travail, prévue pour dix heures du matin, ne commençait guère avant midi, tant la méditation sur les qualités respectives des vins essayés avait sollicité, la veille, l'attention tardive de certains participants".  


Le nom de Brouilly viendrait du nom d'un lieutenant de l'armée romaine nommé Brulius. Je m'avise du coup que Brouilley et Bois-Brûlé consonnent étroitement. 
Et si l'on repense à la Vierge aperçue après la gare de l'Est, notons qu'au sommet du mont a été édifiée au mitan du 19ème siècle la chapelle Notre-Dame aux Raisins qui fait l'objet d'un pèlerinage annuel, le 8 septembre. L'autel présente l'inscription « À Marie contre l’oïdium » tandis que sur la façade est inscrit « À Marie protectrice du Beaujolais »


Je lis aussi que le mont Brouilly est l'un des lieux les plus importants du livre Les Deux Étendards, de Lucien Rebatet. Un chef d'oeuvre, selon François Mitterrand par exemple, mais qui ne saurait faire oublier que Rebatet (fils d'un notaire) fut aussi un journaliste collaborateur et surtout l’auteur d’un pamphlet pronazi et antisémite, Les décombres, le livre le plus vendu, semble-t-il, sous l'Occupation.

En lisant quelques textes sur Les deux Etendards, je suis saisi de nouvelles réflexions. Mais il faut prendre le temps de la maturation. 

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* Plutôt que suivre l'explication de Roubaud, je me reporte à celle de Marcel Bénabou, sur le site même de l'Oulipo.
"Le mot baobab donne son nom à cette contrainte. Écrivons le :
ba-o-ba-b
Les premier et troisième morceaux de cette décomposition évoquent le mot “ bas” ; le second rappelle “ haut ” ; et le quatrième rien. On peut prononcer le mot à trois voix : l’une dit ba (sur un ton bas, par exemple) ; une autre o (sur un ton haut, si on veut) ; et la troisième dit b (sur un ton moyen, entre haut et bas, par exemple).
Un “ baobab ” sur le mot baobab sera un texte saturé en syllabes contenant haut et bas. Il est destiné, en principe, à une lecture à trois voix, qui se répartissent les syllabes.
Plus généralement, un texte saturé en syllabes contenant soit vrai soit faux (ou les deux ?) sera un baobab sur le vrai et le faux.
On peut choisir d’autres couples : long/court ; si/non ; etc. On peut composer des baobabs sur les notes de musique, sur des cris d’animaux, qui seront exécutés à plusieurs voix.
Il y a deux sortes de baobabs :

a) le baobab ordinaire, ou à contrainte molle, où la seule exigence est de fourrer le plus possible de syllabes caractéristiques dans le texte.
Voici un baobab entomologiste sur pou et tique, qui peut être mimé :

Je voudrais partir.
Quitter
la poussière des villes frénétiques,
l’odeur épouvantables des poubelles aromatiques,
les poulaillers pathétiques
les poudding au goût de plastiques […]

b) le baobab strict, où, par exemple sur le mot “ baobab ”, chaque occurrence de la syllabe o doit être accompagnée d’une occurrence de la syllabe ba ayant le même contexte (à gauche ou à droite, ou de part et d’autre).

Il y a Othon avec son bâton. Il y a Otto avec son bateau.
Ah quel chaos dans le cabas.
Ces barriques sont théoriques
Vas-donc, bâtard du tarot !"
 

mardi 12 mars 2019

Alix Cleo : si quelque chose noir

Je suis ravi. Pensez donc : dans le cadre d'une soirée consacrée à Agnès Varda, lundi 18 mars, Arte diffuse Cléo de 5 à 7 à 0h35, après Sans toit ni loi et Varda par Agnès.* "Cet émouvant portrait de femme, écrit Olivier Père, incarné par la magnifique Corinne Marchand, se double d’un poème sur la beauté qui voisine avec la mort. Dans une scène pivot, au beau milieu du film, Cléo qui répète au piano avec son musicien et son parolier, interprète la chanson « sans toi ». Le décor disparait et la caméra enregistre la performance de Corinne Marchand, gros plan intense de son visage blanc sur fond noir."

Corinne Marchand dans Cléo de 5 à 7 d'Agnès Varda
Le 16 février dernier, je me suis avisé qu'une autre Cléo, bien réelle celle-ci, avait été aussi le sujet d'un poème où la beauté voisinait avec la mort. Que dis-je d'un poème ? d'un recueil entier, de Jacques Roubaud, Quelque chose noir, publié en 1986, mais que je ne découvris qu'en 2002, à La Châtre. Le grand poète oulipien y présentait neuf groupes de neuf poèmes, suivi du poème Rien, composé de neuf sections brèves, tous ayant trait à la mort de la femme aimée, Alix Cléo Roubaud, victime à trente et un ans d'une embolie pulmonaire. Le titre reprend celui d'une exposition de 39 photographies de la jeune femme aux Rencontres photographiques d'Arles en 1983, quelques mois après sa mort.

J'ai repris le recueil, en ai relu certains passages, le reparcourant néanmoins entièrement à la recherche de ce prénom, Cléo. Et puis tout à coup, page 55, dans le poème intitulé Roman, III, j'ai lu ceci :
A la fin d'août, l'homme dont nous parlons se rendit à La Bourboule chercher sa femme, pour rentrer avec elle à Paris. Il changea trois fois de train, sur de petites lignes. Il l'attendit à la sortie de l'établissement de bains et ils marchèrent en remontant la Dordogne, jusqu'en dehors de la ville, où ils s'embrassèrent. Il était onze heures du matin, et trop tôt pour aller dans la chambre, à l'hôtel. Son dos s'était doré, elle respirait mieux.
Cet homme, évidemment, c'est Roubaud lui-même, venant chercher Alix Cleo en cure pour l'asthme dont elle souffrait cruellement depuis son enfance. Pourquoi avoir été saisi par ce paragraphe ? tout simplement parce que, quatre jours plus tard, je devais précisément me rendre à La Bourboule, avec les enfants et leur mère. Je n'étais pas à l'initiative de ce court séjour et voici qu'il faisait écho au thème qui me traversait. Dans un article publié dans Libération le 10 avril 2010, La chambre noire d'Alix Cléo Roubaud, à l'occasion d'une nouvelle exposition de son œuvre photographique au Centre international de poésie de Marseille, Brigitte Ollier cite un passage de son Journal, daté du 21 août 1981, rédigé à La Bourboule : «Rien ne vaut un bon hôtel de province pour savourer les grandes glaces qui vous renvoient les reflets de votre propre inaccomplissement.»

Nous sommes nous aussi descendus à l'hôtel, où nous devions prendre normalement petits déjeuner et dîners, mais cela ne s'avéra pas possible. La cause ne nous fut pas dévoilée d'emblée, c'est le silence inhabituel de la salle de restaurant à l'heure où les préparatifs culinaires auraient dû être manifestes qui nous mit la puce à l'oreille. On nous avoua alors que la restauration avait été fermée après un contrôle administratif récent. Aucun mail, aucun sms, ne nous avait prévenus. Bon, si ça se trouve nous avions échappé à une intoxication alimentaire... Une télé qui ne marchait pas, une eau chaude un peu capricieuse, le wi-fi inexistant, bon, nous en prîmes notre parti, nous n'étions pas là pour longtemps et on nous assura qu'un effort financier serait fait sur le prix des chambres (et je dois reconnaître que ce ne fut pas une promesse en l'air). Je doute que ce soit dans cet hôtel (dont je tairais le nom) qu'Alix Cléo fut hébergée, mais peut-être fut-ce au Cléotel que je photographiais un peu plus tard lors de notre promenade dans la petite ville ?

 
Cléo, le prénom Cléo, n'apparaît que très peu dans Quelque chose noir. La première fois c'est dans la quatrième section de poèmes, à la fin du premier, Je vais me détourner :
Parole    autour d'un corps vivant

Alix Cleo Roubaud**
Si je ne me trompe, on ne revoit ce double prénom qu'une seule fois, dans la même section, avec le poème Pexa et hirsuta, que je cite en entier :
   Dante appelle hirsutes ces cailloux pris dans les vocables et qui arrêtent le cours du vers au long de son écoulement

   Comme "les consonnes multiples, les silences, les exclamations"

  Peignés, dit-il, c'est le contraire

  Ta chevelure basse qui n'interrompait pas ton ventre,
                     "peignée"

   Hirsute la fragmentation de tes prénoms,

  Je les disais toujours ensemble, l'un heurtant l'autre : Alix Cleo.

  Où le signe voyelle manquant était celui de : 'nue'.

  Ce qu'il y avait d'hirsute dans ta nudité n'était pas ta chevelure basse très noire autour de l'humide où la langue passait en t'écoulant

   Pas ta nudité mais ton nom. Au milieu de jouir de toi le dire.
Je trouve étonnant de retrouver à cet endroit du poème - si important avec cette mention si rare du prénom de la femme infiniment pleurée -, le thème même de la nudité dont on a vu qu'il constituait le motif central de Cléo de 5 à 7. C'est qu'il est tout aussi central dans l'oeuvre d'Alix Cleo Roubaud : Brigitte Ollier écrit que, "reproduites en partie dans son Journal, ses photographies, en noir et blanc, enregistrent ses lents mouvements. Elle s’y met en scène en solo, nue sur le plancher de sa chambre, comme un chat paresseux, ou avec Jacques dans le lit de cuivre, feuilletant les carnets du grand-père."

Alix Cleo Roubaud, série si quelque chose noir, 8/17, 1980-81
La nudité revient souvent dans ces poèmes du deuil, l'érotisme affleure parfois en récif sur l'océan de cette souffrance toujours tenue à distance, exprimée sans misérabilisme aucun, sans auto-apitoiement larmoyant. Dans cette lumière, II :
   Trajectoires frayées dans le noir, de la lumière    chaque lumière continue, frayant, vers moi, dans le noir

   Au fond des jambes ouvertes, cette tache sombre

   Cela ne changea pas.
Vers que l'on peut mettre en résonance avec cette photo prise dans un hôtel de Cambridge en 1980 :

Alix Cleo Roubaud, Le 31 mai 1980, University Arms Hotel, Cambridge, chambre 217.
Photo qui me fait bien sûr songer à L'origine du monde de Courbet, mais aussi à la gravure  Die Nacht de Heinrich Aldegrever, décryptée par Dimitri Karadimas.


A La Bourboule, j'eus deux nuits d'insomnie. Aucun souci particulier ne me taraudait ; bien au contraire, ce bref séjour fut plutôt heureux, mais il me fut impossible, pour une raison que je ne m'explique toujours pas (même si j'ai toujours de la difficulté à m'endormir paisiblement, casanier que je suis, dans un endroit étranger à mes pénates habituelles) de trouver le sommeil, en cette chambre au dernier étage de l'hôtel, avant le petit matin. En même temps, je ressentais le poids d'une fatigue ne me permettant guère de lire ou d'écrire. Et pourtant j'avais de la matière, ayant emporté dans mes bagages Le Royaume d'Emmanuel Carrère, avec ses six cents pages bien charnues.

Un autre hôtel de La Bourboule, station thermale qui a connu des jours meilleurs.

_________________________
* Le film sera également disponible gratuitement pendant sept jours sur arte.tv.
** Roubaud ne met pas d'accent sur  le e de Cleo (elle était canadienne). Absence d'accent que peu respectent (voir la page Wikipedia).

dimanche 10 mars 2019

Le sang de l'hibiscus

En février 1960 sort le dernier film de Jean Cocteau, Le testament d'Orphée, film qu'il n'a pu réaliser que grâce à l'aide financière de François Truffaut, enrichi à la suite du succès des Quatre Cents Coups. C'est encore une fois Mubi qui m'a donné l'occasion de visionner ce film jamais vu, qui ne précède que de trois ans la mort du poète. En ce sens il s'agit vraiment d'un testament, d'autant plus que Cocteau s'y donne le rôle principal, au milieu de ses acteurs fétiches et de ses amis, dont quelques célébrités comme Pablo Picasso et Françoise Sagan. J'avoue ne pas y avoir pris un grand plaisir, malgré de belles trouvailles et d'heureux moments, le film ne parvenant pas à former ce tout unitaire qu'on peut trouver, par exemple, dans La Belle et la Bête ; il est fait de bric et de broc, mais si l'on est bienveillant, on dira qu'il emprunte à cette logique du rêve que Cocteau revendique  explicitement : le film est « une succession d’actes réels qui s’enchaînent avec l’absurdité magnifique du rêve » (Entretiens sur le cinématographe, Monaco, Éditions du Rocher, 2003, p. 47). En ce sens, il venait aussi directement percuter ce jeu entre songe et réalité au cœur de la pièce de Calderón à laquelle je venais d'assister et qui se réfractait dans mes propres rêves. Le discours de Maria Casarès (la Princesse), lors du Jugement du poète Cocteau, s'inscrit dans l'orbe des mêmes questions cruciales qui se posent à Sigismond, le prince enchaîné puis libéré par son père : suis-je réveillé ou bien suis-je en train de rêver ?





Par ailleurs, ce film, venu à moi après ceux de Varda et de Wenders, faisait écho à plusieurs des motifs qui avaient émergé lors de cette confrontation. Le motif de l'ange bien sûr, en premier lieu :


Mais il y a aussi ce passage du noir et blanc à la couleur, à la fin du film, où l'on voit la fleur d'hibiscus et la tache de sang du poète virer au rouge tandis que le reste du sol demeure en noir et blanc.


"L’image de l’hibiscus, écrit Rana El Gharbie, qui traverse tout le film et qui est sa « vedette », est emblématique de la posture créatrice de Cocteau, laquelle consiste, non pas à raconter, mais à montrer la poésie en œuvre. Le gros plan sur les mains de Cocteau qui ressuscite la fleur détruite et écrasée est l’une des plus belles scènes du cinéma du xx è siècle. (...) Par la suite, il la laisse tomber de ses mains quand il est assassiné par l’épée de la déesse. La caméra se pose tout de suite sur l’image de la fleur qui gît à côté de la flaque du sang de Cocteau. Puis, miraculeusement, la fleur et le sang se colorient en rouge. Cette unique apparition d’une couleur dans le film tisse un lien intime entre la fleur et le sang, en d’autres termes entre la poésie et l’« âme toute nue » du poète. Ainsi, Cocteau sacrifie son sang au règne de la poésie."

Je ne savais pas que l'hibiscus était la fleur emblème de Cocteau quand j'en ai acheté un pot à Jardiland au printemps dernier. Je l'ai sauvé in extrémis du gel et, après avoir perdu quelques feuilles au début de l'hiver, il a recommencé à croître ; lorsque j'ai visionné le film, une fleur unique s'annonçait. C'est le lendemain qu'elle s'est déployée, souveraine, avec son pistil hérissé. Un jour plus tard, elle chutait déjà et aucune autre ne pointe son nez pour le moment.


Un autre motif mérite d'être signalé, qui fait référence à la planta nuda, cette empreinte des pieds du Christ laissée lors de l'Ascension, dont nous avions vu une figuration dans un tableau de Juan de Flandes :

Juan de Flandes, Ascension (détail)
Déjà, j'avais retrouvé incidemment une semblable image dans l'étude de Dimitri Karadimas, La Part de l'Ange.

Épistolier daté de 1548,IRHT 054750-p, Avignon - BM - ms. 0029, f. 054v
Dans les Ailes du désir, nous assistons en quelque sorte à une Ascension inversée. Quand l'ange Damiel devient humain, sa nouvelle condition est marquée par un plan de la trace de ses pas. Cassiel, l'autre ange, ne peut que regarder sans intervenir la preuve de l'incarnation de son compagnon.


Plan qui trouve sa réplique dans le Testament d'Orphée :


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 N.B : Un autre film, Gilda, de Charles Vidor, vu sur Arte le 4 mars, m'a livré une nouvelle occurrence du valet de carreau. Au début de l'histoire, on voit Johnny Farell (Glenn Ford), tricheur professionnel, jouer au 21 (en anglais, blackjack) dans un casino. Dans ce jeu, "la partie oppose tous les joueurs contre la banque. Le but est de battre le croupier sans dépasser 21. Dès qu'un joueur fait plus que 21, on dit qu'il « saute » ou qu'il « crève » et il perd sa mise initiale. La valeur des cartes est établie comme suit :
  • de 2 à 9 → valeur nominale de la carte
  • chaque figure + le 10 surnommées "bûche" → 10 points
  • l'As → 1 ou 11 (au choix)" (Wikipedia)
Un Blackjack (désignant donc à l'origine le valet noir) est composé d'un As et d'une « bûche » (donc le 10, le valet, la reine ou le roi). Glenn Ford, qui insiste pour couper lui-même avant chaque partie, comme cela est autorisé, retourne à chaque fois un blackjack. On devine qu'il manipule les cartes, aussi le croupier laisse sa place à un collègue. A ce moment du film, je me dis qu'il serait beau qu'il retourne un as et un valet de carreau.
Bingo.


jeudi 7 mars 2019

Antoine et Jean

Cette semaine sont morts deux hommes remarquables.

J'en parle parce qu'ils sont passés par ici, je veux dire que je les ai cités, j'ai écrit leurs noms, reproduit leurs phrases. Leur pensée m'a accompagné, aidé à comprendre le monde et à vivre, alors il me paraît juste de leur rendre un peu la pareille, de faire un bout de chemin jusqu'au seuil où ils nous ont précédés.

Antoine Emaz et Jean Starobinski, le poète et l'historien des idées, n'en auront pas fini pour autant d'irriguer ma réflexion. Deux hommes très différents, que l'on hésitera à rapprocher : Emaz, le poète dont les titres de recueils parlent d'eux-mêmes (Boue, Os, Peau, Sauf, De peu), comme pour souligner l'extraordinaire économie de mots qui faisait sa singularité ; Starobinski, médecin et critique littéraire, à l’œuvre encyclopédique si foisonnante que je me sens presque honteux de vouloir en dire quelques mots alors que je ne n'en ai arpenté encore qu'une infime partie. Emaz, né en 1955, décédé à Angers où il enseignait en lycée ; Starobinski, né en 1920 à Genève dans une famille juive d’origine polonaise.

Antoine Emaz, 11 septembre 1998, ©Jean-Marc de Samie

Si j'aime les poèmes d'Antoine Emaz*, j'ai apprécié peut-être encore plus ses carnets, et en particulier le premier d'entre eux qui fut publié, et dont le titre est une nouvelle fois plein de signification : Cambouis (Seuil, 2009). Ce sont des notes courtes, des observations, des lectures, des traits de pensée, des alluvions, dans le sens que je leur donnais au principe de ce propre site. Je replonge souvent dans cet atelier, j'y retrouve des passages soulignés au crayon. Tenez, presque au hasard :

Un poème, c'est de la langue sur une émotion qui rend muet. Il va contre ce mutisme, il est donc bien un exercice de lucidité, d'élucidation. Par les mots, je retrouve un peu prise sur ce qui oppresse. Par les mots, je me décale, je prends un peu de distance, je ne suis plus complètement dedans. On écrit sans doute moins pour ne plus avoir mal que pour comprendre de quoi on souffre exactement.

Penser qu'un poème n'est jamais qu'un moment de vie, aussi bien pour celui qui l'écrit que pour celui qui le lit. Ce moment n'a pas besoin d'être décisif, mais il doit amener à une plus forte intensité d'être.

J'ai toujours bien aimé cette note de Reverdy : "On ne peut demander au poète que l'excès, le reste reste au reste." Le côté aristocrate final ne me convient pas, mais la revendication de l'excès, oui. Pas seulement pour une excuse facile, mais parce que, de fait, le poème surgit d'un trop, ou d'un manque. La ligne moyenne de langue et de vie ne produit rien à elle seule. Il faut l'électrifier.

Ce n'est pas très important mais c'est dans Cambouis que j'ai appris incidemment que sa trajectoire de professeur est passée par Châteauroux :

La question de l'engagement syndical est vraiment née de situations durablement difficiles professionnellement : cinq ans de TZR puis six ans de collège en ZEP. Je n'ai pas compris, j'ai réalisé. Si j'avais continué ma vie au lycée de Châteauroux, je serais peut-être resté tranquille. Mais la vie reste ce qui détermine l'écriture, plus ou moins sourdement. Si l'on est surpris d'une évolution, c'est que l'on n'a pas vu venir une sorte d'infiltration, de poids croissant, de mal-être. On ne supporte plus. Je me souviens de cette année à Chalonnes où la tête a failli y passer...

Jean Starobinski

Aligner quelques citations de Starobinski** me semble dérisoire au regard de l'oeuvre. Il n'est pas dans le domaine de la note, où excellent George Perros et Antoine Emaz. En revanche, je commence à voir le lieu où les deux disparus peuvent se rencontrer. Au centre de la recherche de l'écrivain suisse se place en effet la mélancolie. Le départ en fut une thèse de médecine, déposée en 1959 à la faculté de  Lausanne, qui raconte l’histoire du traitement de la mélancolie. Thèse imprimée hors commerce en 1960 par un laboratoire qui venait de fabriquer un médicament contre la dépression mélancolique, le Tofranil.Thèse que l'on retrouve dans L'encre de la mélancolie, publié en 2012, en même temps que la plupart des textes consacrés par Jean Starobinski à l'histoire des expressions de la mélancolie. Martin Rueff, dans l'introduction de La beauté du monde, volume de la collection Quarto regroupant une centaine d'études sur la littérature et les arts, peut ainsi écrire qu'il "s'agit à tous égards d'une summa melancolica ou, pour citer Yves Hersant "d'une poétique mélancolique", ce qui est bien plus qu'une "poétique de la mélancolie"."

A ce nom de Yves Hersant, j'ai un arrêt sur image. Il s'agit du traducteur du Banquet des cendres, le livre de Giordano Bruno que j'ai acheté à la librairie Sillage, rue Linné, au retour de Grenade. Je me souviens aussi que je m'étais attardé, toujours dans cette même boutique, sur une anthologie de la mélancolie, dirigée par le même Yves Hersant.




Et si je m'étais arrêté sur cet ouvrage, c'est parce que je commençais à regretter de ne pas avoir  mis dans ma besace à Grenade ce livre sur la mélancolie en vente au centre culturel José Guerrero.



Le livre du peintre Ricardo García (Granada, 1963) renvoyait à l'oeuvre de Dürer à laquelle j'avais consacré plusieurs articles.

Tout se passe comme si la mort de Jean Starobinski me remettait sur la piste, et m'enjoignait presque de faire retour sur le thème. A la question que Juliette Cerf, de Télérama, lui posait en 2012 : "Votre pensée s’est construite autour de pôles contraires, comme l’action et la réaction, la transparence et l’obstacle, ou le remède et le mal. Quel mot serait le pendant de la mélancolie ?", l'écrivain répondait ainsi :
La présence. Car la mélancolie, fondamentalement, c’est l’absence. Mais en même temps, le mélancolique, en se repliant sur lui-même, peut se réfléchir lui-même… et la mélancolie devenir ainsi miroir de la mélancolie. C’est là que la mélancolie et la littérature se rencontrent. L’écrivain, qui s’absente du monde pour écrire, court le risque d’absolutiser son absence, de s’enfermer dans le cachot de la mélancolie. Mais, dans une sorte de dialectique, grâce à l’encre, quelque chose ne disparaît pas. La littérature en ce sens est présence.
Et Martin Rueff, de son côté, conclut ainsi sa notice sur le livre :
"Qu'il s'agisse d'étudier le "vide" et la vanité chez Montaigne, l'attente chez Don Quichotte, le suicide chez Mme de Staël, les jeux du fini et de l'infini chez Baudelaire ("expert suprême en ces matières", comme il le souligne), l'impossibilité du savoir absolu chez Caillois ou l'immobilisation du temps chez Jouve, L'Encre de la mélancolie suit donc les solutions que les artistes auront apportées au miroir pétrifiant que leur tendait la mélancolie. Il ne s'agit pas de transformer la violence irrationnelle qui taraude l'artiste en "invention de la raison". Aucune raison ne rendra raison de ce fond qui happe et broie. Il ne s'agit peut-être même pas  de lui donner un sens. Il s'agit d'inventer une forme en faisant œuvre. Faire œuvre de mélancolie, c'est convertir l'énergie destructrice en énergie constructrice et l'aphasie en parole. C'est animer la statue de pierre."

Mais si je parlais plus haut de rencontre entre Starobinski et Emaz, c'est que ce dernier a aussi quelque chose à nous dire de la mélancolie :
mélancolie
non
simple mouvement lent de vivre
on puise ce qu’on peut
dans le courant
tout ce qui file entre les doigts
ciel ou paquet de tabac
livre herbe lettre peu importe
la perte est continue
dans le sans-mots du jour
une benne quotidienne enlevée par la nuit
les ordures ménagères
des pans entiers de vivre
devenus tout-venant

 Pas sûr (Contre-allées, 2009)
Faudrait un sursaut de main, un levier pour soulever cette mélancolie massive, collante, face au monde et à vivre.
Repartir du mimosa par exemple qui boule jaune dans mon coin clope au lycée. Ou bien cette nécessité de la révolte
pour refuser cette vie — peau de chagrin imposée au plus grand nombre.


Lichen, encore, Rehauts, 2009 
Ludovic Degroote, chroniquant un autre recueil de notes, Cuisine (publie.net, 2011), écrit ceci, qui rejoint les propos de Martin Rueff :

"Il y a chez Antoine Emaz, une sorte de mélancolie maîtrisée, non dans l’émotion mais dans la
formulation. Dans ses poèmes, la peur et l’impasse qui la génère sont des éléments centraux, mais
la peur et la mélancolie sont deux sentiments distincts, qui ne se chevauchent pas. Le vide peut
susciter l’un ou l’autre, selon les circonstances, sans que l’un taise l’autre. L’avant-dernier
fragment, magnifique, à la résonance pascalienne - « Le silence de cet espace fini qu’est le jardin
m’apaise (…) » - est à la mesure de cette retenue qui n’est pas sans lien avec certains moralistes du
17
ème." [C'est moi qui souligne]

 Enfin, je citerai cet extrait de Os, Calme, 1 (2000) :

juste du neutre

une façon de peu

au premier plan on pourrait mettre les fleurs du
prunus qui viennent dans le léger sale de l'hiver
ou se hisser pour entendre la radio voir vrai le 
jardin

mélancolie
mot long et gris

on passe la main
rien ne retient

mélancolie n'est pas le mot
juste

 _____________________

* Sur Antoine Emaz, voir le dossier réuni sur Poezibao.
** Sur Jean Starobinski, voir la page de France-Culture.