mercredi 27 mars 2019

Cantique de l'infinistère

La Bourboule. De petits tas de neige sale et glacée dans les replis des rues placées au nord. L'ombre d'Alix Cléo Roubaud, venue jadis soigner son asthme, quelque part enfouie dans les souvenirs perdus des hôtels décatis. J'étais venu là aussi, ce devait être en 86, pour faire du ski de fond, que j'avais découvert l'année précédente, pendant cet  hiver 85 où la neige avait recouvert la campagne d'Aigurande pendant trois longues semaines. Un hiver comme on n'en a plus jamais connu, avec des froidures intenses, la blancheur chaque matin retrouvée, impérieuse et roide. On skiait, avec du matériel loué à Châteauroux, sur les routes et les chemins damés par les pneus des bagnoles - dans les champs, la couche était trop épaisse. On avait pris goût à l'exercice. Le poursuivre dans la vraie montagne en était le prolongement logique. J'étais donc parti avec Patrice, l'inséparable ami. Celui qui s'était imposé comme une évidence, à peine débarqué en novembre 1969 dans cette nouvelle école, après le terrible accident de voiture des grands-parents maternels, qui avait ramené mon père vers son premier métier de paysan et toute la famille, dans la foulée, à la ferme familiale. Ce n'était pas un bien grand exode, passer du Cher à l'Indre, d'un département du Berry à l'autre, on a vu plus grande aventure, mais ce fut néanmoins une rupture. Se refaire rapidement un ami n'avait rien d'évident : Patrice fut cet ami, immédiatement ouvert et généreux. Et pendant presque vingt ans, il en fut ainsi. Et c'était encore le cas en 86, à La Bourboule, où nous prîmes pension à l'hôtel Régina (grosse bâtisse que j'ai revue, comme figée dans le temps), afin de skier pendant deux ou trois jours sur les plateaux de La Tour d'Auvergne. Je n'aurais alors jamais imaginé que Patrice* ne serait plus un jour proche de moi.

La Bourboule - Le casino des enfants

Et pourtant c'est ainsi. Sans qu'aucune brouille ne soit venue brutalement interrompre une si longue relation, nous nous perdîmes de vue insensiblement. D'autre amitiés, pas toujours partagées, de son côté et du mien, son départ pour un travail vers Bourges puis vers la Bourgogne alors que je restais fidèle à l'Indre natale, ça et peut-être d'autres choses dont je n'ai pas conscience, nous éloignèrent tant et si bien qu'aujourd'hui nous sommes comme deux étrangers, même si, par son frère et son cousin, qui sont, tout au contraire, devenus deux grands amis avec qui les liens sont forts et profonds, j'ai des nouvelles épisodiquement.

Je repensais parfois à cela à La Bourboule, à cette amitié perdue dans les sables du passé. Est-ce pour renouer un tant soit peu avec elle que j'ai voulu faire découvrir le ski de fond aux enfants (qui n'en avaient jamais fait) ? Une matinée y suffit, où je me découvris bien loin du niveau de forme que j'avais autrefois ; sur la neige verglacée, je tombais même plusieurs fois lourdement, allant jusqu'à me blesser à l'épaule (rien de très grave, mais je ne peux pas encore lever complètement sans douleur le bras gauche). L'après-midi, alors que mes jeunes lascars choisissaient d'aller à la piscine, je préférai rester lire le gros Royaume d'Emmanuel Carrère à la terrasse ensoleillée d'un café.

De fait, j'allai d'abord hanter la librairie de la ville. J'avais bien assez à lire mais j'aime fureter à la recherche de l'hypothétique chef d'oeuvre qui n'attendrait que mon passage pour se révéler à mes yeux éblouis. J'allais me décider pour le dernier opus d'Erri de Luca lorsque je vis Cantique de l'infinistère de François Cassingena-Trévedy.

 
Vous avez bien lu : grand prix catholique de littérature 2017.  Il faut savoir que François Cassingena-Trévedy (j'abrègerai en FCT pour la suite) est moine bénédictin en l'abbaye de Ligugé, près de Poitiers. Et accessoirement ancien élève de l’École normale supérieure et docteur en théologie. Ce n'était pas un inconnu pour moi car je l'avais découvert en août 2010, avec son livre Etincelles III, 2006-2009 (Ad Solem, 2010), un recueil de notes où la religion se taille, on s'en doute un peu, la part du lion, mais servi par une écriture somptueuse et éminemment poétique. Poésie revendiquée dès la préface, "pourvu, précisait l'auteur, que l'on veuille bien délester cette dernière de la légèreté, de la mignardise, de la niaiserie dont tant d'esprits depuis longtemps l'affublent, soit dans l'exercice dilettante qu'ils en pratiquent, soit dans l'idée sommaire qu'ils en répandent, car, si différent qu'il soit sous le rapport de la mise en œuvre, le poème est l'émule du théorème sous celui de la plus fondamentale gravité." (p. 23)

Je ne connaissais pas l'auteur, mais il m'avait suffi dans la librairie de lire quelques lignes de l'épais et austère volume pour savoir qu'il y avait là une matière d'une considérable richesse. Que je ne partage pas la foi de FCT n'avait que peu d'importance : la méditation qu'il déployait m'atteignait si souvent au coeur que je pouvais sans encombre dépasser les détails d'une réflexion théologique si éloignée de ma propre existence. Depuis j'avais aussi lu Pélagiques, échoué dans un casier de Noz, où FCT, dans ce qu'il appelait lui-même ni un journal ni un roman, mais un bulletin ou un bordereau de pêche, relatait, avec la même veine poétique, ses séjours bretons et son compagnonnage actif avec les marins-pêcheurs et l'Océan. Mais ce moine, décidément, n'avait pas le goût de l'ermitage puisque je le retrouvais, avec ce dernier livre déniché à La Bourboule, arpenteur des hautes terres d'Auvergne, où j'appris qu'il avait coutume de passer les vacances dans son enfance. C'est bien d'un autre finistère dont il revendique de raconter la traversée, des Monts Dore aux Monts du Cantal en passant par le haut plateau du Cézallier, - "ou plutôt d'un "infinistère", écrit-il, selon que les impressions conjuguées du regard et des pas suggèrent de le baptiser -, et ceci dans une prose qui se voudrait elle-même à son image, pénétrée de son allure et comme transparente à son austérité." Que le douzième et dernier chapitre de ce livre se nomme Le royaume, à l'instar du récit de Carrère,  acheva de me le rendre nécessaire (et je m'avise, reprenant Pélagiques, que la citation liminaire n'est autre que celle-ci :  Le Royaume est comparable à un filet. (Mt 13, 47).)

Je ne le lus pas pour autant immédiatement, comme il m'arrive de le faire quand un livre se dresse comme une promesse enfin tenue. Je terminai le Carrère, puis d'autres volumes m'accaparèrent, avant que je ne remette le nez, le 17 mars, dans cette ode vibrante à l'Auvergne que je pris soin de lire lentement, à l'allure de ses pas, un jour de lecture pour un jour de marche.

Et jeudi dernier, je fus moi aussi appelé à marcher. Nunki Bartt me conviait à l'accompagner en forêt du Poinçonnet, jusqu'à l'étang des deux-Frères. Le temps était magnifique et, par chance, je n'avais pas de travail cet après-midi là. Dans la voiture, il me confia son intention de partir peut-être la semaine suivante dans le Cantal. Il avait le souvenir de séjours marquants. Et voici qu'il me parle d'une certaine route entre Bort-les-Orgues et Murat, et d'un village non loin de là, du nom de Dienne, pourvu d'une majestueuse fontaine. Je n'en crois pas mes oreilles, je suis habitué aux coïncidences avec Nunki Bartt (par exemple, voici quelques mois, nous avons offert au même moment  le même livre, d'une auteure dont nous n'avions jamais parlé ensemble, choisie donc parmi des centaines d'autres titres possibles), mais là je suis soufflé, car cela renvoie au passage que je viens juste de lire le matin même :
"Après cette longue salutation silencieuse des altitudes qui récompensent la piété que je leur vouais depuis des décennies, je descends par le raidillon jusqu'à la grand route** qui relie Murat à Bort-les-Orgues, la plus large artère de bitume que j'aurai rencontrée au cours de mon voyage."(p. 136)
"Le village racé de Dienne fait face à ce propylée massif, comme lui sentinelle et verrou des lieux, au pied du versant qui regarde le midi."(p. 137)
"Je suis presque en sueur lorsque j'aborde le village, et le premier monument qui m'arrête est bien sûr (outre le monument aux morts qui n'aligne pas moins de quarante-six braves pour la Grande Guerre) l'élégante fontaine de style Renaissance avec son bassin octogonal et ses quatre jets que crachent , par des tuyaux, quatre figures grimaçantes aux bacchantes feuillues." (p .140)
Allée vers Lourouer-les-Bois
Nous avons retrouvé l'étang des Deux-Frères après s'être un tantinet égarés. Il est nommé ainsi parce que la chronique raconte que deux jeunes princes s'y seraient noyés. L'étang était à l'époque celui de l'abbaye de Grammont, dont la forêt a englouti les ruines.


Cette fraternité tragique me renvoie encore une fois à l'amitié qui me sert en ce jour de fil conducteur, l'amitié ancienne, perdue, nostalgique et l'amitié nouvelle, encore à cultiver, approfondir. L'amitié dont je me demande si elle peut déclencher ces collisions où d'aucuns ne voudront voir que le fruit du hasard. Cette amitié qui conclut un autre très beau passage d'Etincelles III que j'ai plaisir à retranscrire ici :
"La civilisation du regard est aussi, par penchant naturel, par entretien ordinaire, celle de la lecture et de la conversation, lesquelles demeureront toujours, quoi qu'il arrive, quoi qu'il soit arrivé en effet, les deux sources privilégiées de l'illumination et de la sagesse, dans la société des êtres raisonnables et sensibles. L'une et l'autre ont le silence pour entourage et s'entremêlent instinctivement de lui : la première laisse vierge et vivace l'imaginaire, la seconde écoute autrui à l’œil nu. La civilisation du regard se recommande en conséquence à notre estime comme celle de l'amitié, car c'est décidément chose étonnante que cette manière dont, rien qu'à regarder, rien qu'en donnant à regarder, rien qu'en donnant à sous-entendre ce que l'on a regardé, l'on se fait des amis, beaucoup d'amis imprévisibles. L'amitié - des amitiés précises, profondes, nominales, ne sont pas seulement l'effet désormais avéré des étincelles : elles sont leur plus chère et leur plus secrète finalité." (p. 24)

_________________
* Sur Patrice, j'ai déjà écrit un petit texte il y a dix ans, sur le site des Tasons, où j'avais entrepris de passer par le menu tous les camarades présents sur la photo de classe de l'année de CM2 à Aigurande. Je l'avais revu l'été suivant, il avait lu le texte, avait même failli m'écrire, failli seulement. L'ours en lui avait triomphé encore une fois.

 

** Bartt, à qui je soumets plus tard l'extrait, s'insurgera dans un sms : "Grand route, il exagère le bénédictin. C'est un misérable boyau !"

1 commentaire:

blogruz a dit…

Ce retour de Dienne, c'est bien fou...