jeudi 7 mars 2019

Antoine et Jean

Cette semaine sont morts deux hommes remarquables.

J'en parle parce qu'ils sont passés par ici, je veux dire que je les ai cités, j'ai écrit leurs noms, reproduit leurs phrases. Leur pensée m'a accompagné, aidé à comprendre le monde et à vivre, alors il me paraît juste de leur rendre un peu la pareille, de faire un bout de chemin jusqu'au seuil où ils nous ont précédés.

Antoine Emaz et Jean Starobinski, le poète et l'historien des idées, n'en auront pas fini pour autant d'irriguer ma réflexion. Deux hommes très différents, que l'on hésitera à rapprocher : Emaz, le poète dont les titres de recueils parlent d'eux-mêmes (Boue, Os, Peau, Sauf, De peu), comme pour souligner l'extraordinaire économie de mots qui faisait sa singularité ; Starobinski, médecin et critique littéraire, à l’œuvre encyclopédique si foisonnante que je me sens presque honteux de vouloir en dire quelques mots alors que je ne n'en ai arpenté encore qu'une infime partie. Emaz, né en 1955, décédé à Angers où il enseignait en lycée ; Starobinski, né en 1920 à Genève dans une famille juive d’origine polonaise.

Antoine Emaz, 11 septembre 1998, ©Jean-Marc de Samie

Si j'aime les poèmes d'Antoine Emaz*, j'ai apprécié peut-être encore plus ses carnets, et en particulier le premier d'entre eux qui fut publié, et dont le titre est une nouvelle fois plein de signification : Cambouis (Seuil, 2009). Ce sont des notes courtes, des observations, des lectures, des traits de pensée, des alluvions, dans le sens que je leur donnais au principe de ce propre site. Je replonge souvent dans cet atelier, j'y retrouve des passages soulignés au crayon. Tenez, presque au hasard :

Un poème, c'est de la langue sur une émotion qui rend muet. Il va contre ce mutisme, il est donc bien un exercice de lucidité, d'élucidation. Par les mots, je retrouve un peu prise sur ce qui oppresse. Par les mots, je me décale, je prends un peu de distance, je ne suis plus complètement dedans. On écrit sans doute moins pour ne plus avoir mal que pour comprendre de quoi on souffre exactement.

Penser qu'un poème n'est jamais qu'un moment de vie, aussi bien pour celui qui l'écrit que pour celui qui le lit. Ce moment n'a pas besoin d'être décisif, mais il doit amener à une plus forte intensité d'être.

J'ai toujours bien aimé cette note de Reverdy : "On ne peut demander au poète que l'excès, le reste reste au reste." Le côté aristocrate final ne me convient pas, mais la revendication de l'excès, oui. Pas seulement pour une excuse facile, mais parce que, de fait, le poème surgit d'un trop, ou d'un manque. La ligne moyenne de langue et de vie ne produit rien à elle seule. Il faut l'électrifier.

Ce n'est pas très important mais c'est dans Cambouis que j'ai appris incidemment que sa trajectoire de professeur est passée par Châteauroux :

La question de l'engagement syndical est vraiment née de situations durablement difficiles professionnellement : cinq ans de TZR puis six ans de collège en ZEP. Je n'ai pas compris, j'ai réalisé. Si j'avais continué ma vie au lycée de Châteauroux, je serais peut-être resté tranquille. Mais la vie reste ce qui détermine l'écriture, plus ou moins sourdement. Si l'on est surpris d'une évolution, c'est que l'on n'a pas vu venir une sorte d'infiltration, de poids croissant, de mal-être. On ne supporte plus. Je me souviens de cette année à Chalonnes où la tête a failli y passer...

Jean Starobinski

Aligner quelques citations de Starobinski** me semble dérisoire au regard de l'oeuvre. Il n'est pas dans le domaine de la note, où excellent George Perros et Antoine Emaz. En revanche, je commence à voir le lieu où les deux disparus peuvent se rencontrer. Au centre de la recherche de l'écrivain suisse se place en effet la mélancolie. Le départ en fut une thèse de médecine, déposée en 1959 à la faculté de  Lausanne, qui raconte l’histoire du traitement de la mélancolie. Thèse imprimée hors commerce en 1960 par un laboratoire qui venait de fabriquer un médicament contre la dépression mélancolique, le Tofranil.Thèse que l'on retrouve dans L'encre de la mélancolie, publié en 2012, en même temps que la plupart des textes consacrés par Jean Starobinski à l'histoire des expressions de la mélancolie. Martin Rueff, dans l'introduction de La beauté du monde, volume de la collection Quarto regroupant une centaine d'études sur la littérature et les arts, peut ainsi écrire qu'il "s'agit à tous égards d'une summa melancolica ou, pour citer Yves Hersant "d'une poétique mélancolique", ce qui est bien plus qu'une "poétique de la mélancolie"."

A ce nom de Yves Hersant, j'ai un arrêt sur image. Il s'agit du traducteur du Banquet des cendres, le livre de Giordano Bruno que j'ai acheté à la librairie Sillage, rue Linné, au retour de Grenade. Je me souviens aussi que je m'étais attardé, toujours dans cette même boutique, sur une anthologie de la mélancolie, dirigée par le même Yves Hersant.




Et si je m'étais arrêté sur cet ouvrage, c'est parce que je commençais à regretter de ne pas avoir  mis dans ma besace à Grenade ce livre sur la mélancolie en vente au centre culturel José Guerrero.



Le livre du peintre Ricardo García (Granada, 1963) renvoyait à l'oeuvre de Dürer à laquelle j'avais consacré plusieurs articles.

Tout se passe comme si la mort de Jean Starobinski me remettait sur la piste, et m'enjoignait presque de faire retour sur le thème. A la question que Juliette Cerf, de Télérama, lui posait en 2012 : "Votre pensée s’est construite autour de pôles contraires, comme l’action et la réaction, la transparence et l’obstacle, ou le remède et le mal. Quel mot serait le pendant de la mélancolie ?", l'écrivain répondait ainsi :
La présence. Car la mélancolie, fondamentalement, c’est l’absence. Mais en même temps, le mélancolique, en se repliant sur lui-même, peut se réfléchir lui-même… et la mélancolie devenir ainsi miroir de la mélancolie. C’est là que la mélancolie et la littérature se rencontrent. L’écrivain, qui s’absente du monde pour écrire, court le risque d’absolutiser son absence, de s’enfermer dans le cachot de la mélancolie. Mais, dans une sorte de dialectique, grâce à l’encre, quelque chose ne disparaît pas. La littérature en ce sens est présence.
Et Martin Rueff, de son côté, conclut ainsi sa notice sur le livre :
"Qu'il s'agisse d'étudier le "vide" et la vanité chez Montaigne, l'attente chez Don Quichotte, le suicide chez Mme de Staël, les jeux du fini et de l'infini chez Baudelaire ("expert suprême en ces matières", comme il le souligne), l'impossibilité du savoir absolu chez Caillois ou l'immobilisation du temps chez Jouve, L'Encre de la mélancolie suit donc les solutions que les artistes auront apportées au miroir pétrifiant que leur tendait la mélancolie. Il ne s'agit pas de transformer la violence irrationnelle qui taraude l'artiste en "invention de la raison". Aucune raison ne rendra raison de ce fond qui happe et broie. Il ne s'agit peut-être même pas  de lui donner un sens. Il s'agit d'inventer une forme en faisant œuvre. Faire œuvre de mélancolie, c'est convertir l'énergie destructrice en énergie constructrice et l'aphasie en parole. C'est animer la statue de pierre."

Mais si je parlais plus haut de rencontre entre Starobinski et Emaz, c'est que ce dernier a aussi quelque chose à nous dire de la mélancolie :
mélancolie
non
simple mouvement lent de vivre
on puise ce qu’on peut
dans le courant
tout ce qui file entre les doigts
ciel ou paquet de tabac
livre herbe lettre peu importe
la perte est continue
dans le sans-mots du jour
une benne quotidienne enlevée par la nuit
les ordures ménagères
des pans entiers de vivre
devenus tout-venant

 Pas sûr (Contre-allées, 2009)
Faudrait un sursaut de main, un levier pour soulever cette mélancolie massive, collante, face au monde et à vivre.
Repartir du mimosa par exemple qui boule jaune dans mon coin clope au lycée. Ou bien cette nécessité de la révolte
pour refuser cette vie — peau de chagrin imposée au plus grand nombre.


Lichen, encore, Rehauts, 2009 
Ludovic Degroote, chroniquant un autre recueil de notes, Cuisine (publie.net, 2011), écrit ceci, qui rejoint les propos de Martin Rueff :

"Il y a chez Antoine Emaz, une sorte de mélancolie maîtrisée, non dans l’émotion mais dans la
formulation. Dans ses poèmes, la peur et l’impasse qui la génère sont des éléments centraux, mais
la peur et la mélancolie sont deux sentiments distincts, qui ne se chevauchent pas. Le vide peut
susciter l’un ou l’autre, selon les circonstances, sans que l’un taise l’autre. L’avant-dernier
fragment, magnifique, à la résonance pascalienne - « Le silence de cet espace fini qu’est le jardin
m’apaise (…) » - est à la mesure de cette retenue qui n’est pas sans lien avec certains moralistes du
17
ème." [C'est moi qui souligne]

 Enfin, je citerai cet extrait de Os, Calme, 1 (2000) :

juste du neutre

une façon de peu

au premier plan on pourrait mettre les fleurs du
prunus qui viennent dans le léger sale de l'hiver
ou se hisser pour entendre la radio voir vrai le 
jardin

mélancolie
mot long et gris

on passe la main
rien ne retient

mélancolie n'est pas le mot
juste

 _____________________

* Sur Antoine Emaz, voir le dossier réuni sur Poezibao.
** Sur Jean Starobinski, voir la page de France-Culture.

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