mardi 27 octobre 2020

Pierre

Mon père, Pierre, est mort ce matin, à l'hôpital de Châteauroux, des suites d'un avc survenu à Aigurande le 30 septembre.

Nous savions depuis le 20 octobre que ses jours étaient comptés, qu'il ne viendrait pas ramasser les feuilles d'automne au pied des arbres, qu'il ne rentrerait plus dans son atelier, qu'il ne tiendrait plus sa place dans la partie de belote dominicale.

Je ne réalise pas encore cette disparition. Je voudrais juste ici, pour lui rendre hommage, republier quatre fictions brèves qu'il m'inspira. En l'occurrence, ce n'était guère des fictions (sauf, à plusieurs égards, la troisième, Un peu bourru), mais des récits. Tout y est vrai, comme un souvenir peut l'être.


 Là, Albert, t'en prends un coup...

La vieille ferme au bout du chemin, un bout plutôt, l'ancienne boulangerie avec le four à pain, et les étables. Parfait pour camper l'été, devant l'horizon déployé. L'hiver, n'en parlons pas, aucun chauffage, la seule cheminée, vaste et prompte à fumer. La jeune nièce avait pourtant tenu à y fêter son anniversaire, au coeur de décembre. Les parents étaient repassés à tout hasard vers vingt-et-une heures : les joyeux fêtards, transis dans leurs sacs de couchage, avaient vainement essayé de mettre le feu à quelques énormes bûches avec une poignée de paille humide. Ils avaient levé le camp sans trop se faire prier. C'est une petite histoire qu'on aime bien raconter de temps à autre, pour chambrer la demoiselle.
On venait encore une fois d'y sacrifier (on déjeunait sous l'appentis à cause de l'averse et des embruns
poussés par un vent tourbillonnant nous éclaboussaient le dos et la nuque), et mon père raconta qu'un de
ses patrons avait autrefois eu bien du mal à faire démarrer un feu. Lui, jeune ouvrier agricole, avait dit que c'est en allumant un feu qu'on voyait l'intelligence de quelqu'un. Un troisième larron, copain du patron à la peine, aurait dit : "Là, Albert, t'en prends un coup..."Et mon père de rire encore de ce bon mot : "Là, Albert, t'en prends un coup."
Je m'avise que cette scène est vieille de presque soixante ans. Cette insolence juvénile a gardé place en sa mémoire ; elle résonne encore dans son rire.
C'est qu'il en a allumé des feux, des grands et des petits, dans l'âtre et dans le pré, jusqu'à ces grands
brasiers de broussailles illuminant l'hiver, vous cramant la face en même temps que le cul vous gelait. A
l'âge de la jeune nièce, il faut dire qu'il ne fêtait pas son anniversaire dans un vieux corps de ferme,
simplement il y travaillait, dans la touffeur des moissons et la froidure des ruisseaux.

 

Tardif profond

Le grand cerisier qui est au milieu du terrain, c'est le premier qu'il a planté ici. C'est aussi le plus vieux des arbres, le doyen. Car tous les autres ont suivi. C'est lui qui les a tous mis en terre. Il ne reste donc plus rien des arbres d'avant, du temps de ma naissance. Déjà le cerisier montre des signes de faiblesse, une de ses branches maîtresses est morte et a dû être coupée.
Il connaît l'histoire de chacun de ces arbres. Le noyer, qui s'étale majestueusement à côté des pommiers, qu'est-ce qu'il était donc vilain au commencement... Une petite pousse chétive et difforme. Qui s'est bien redressé, dit-il.
Ce printemps, les fruitiers ont fleuri comme jamais. Pommes, prunes, pêches, cerises, poires, ça promet. Enfin, touchons du bois, les saints de glace ne sont pas passés (ceci dit, il paraît qu'avec le réchauffement climatique, ils ont du plomb dans l'aile, les saints de glace).
Un qui ne craint pas la gelée, c'est l'autre noyer, au bout du chemin. Moi, je croyais qu'il était mort.
Pas une feuille, des branches encore nues. Non, c'est un tardif, un tardif profond. Il ne porte encore
que de gros bourgeons bien repliés. Il attend la fin mai pour s'ouvrir au monde.
Moi aussi, je suis un tardif profond pour ce savoir-là. Tant à apprendre encore. De ce père qui
incise, avec son éternel couteau, un bourgeon bourru, pour m'y montrer la vie qui dort.


 Un peu bourru

- Regarde, elle est là !
Il m'a tendu les jumelles et j'ai vu la mésange qui picorait le petit sac de graisse.
- Je l'attache, sinon les merles me le foutent par terre. Les merles, ça n'aime pas manger perché.
Il avait construit trois petites maisons en bois pour les oiseaux. En châtaignier, presque aussi solide
que du chêne. Nichoirs qu'il avait placés dans les arbres, dans le grand cèdre du parc et deux vieux
poiriers presque centenaires.
- Je les ai posées avant l'hiver. Il faut qu'elles prennent l'habitude avant même les grands froids.
Lui qui aimait tant chasser autrefois, tirer la perdrix et la bécasse, la grive et le canard sauvage
veillait donc maintenant au confort des mésanges, au bien-être des piafs et des loriots.
- Les loriots, je sais pas, j'en ai pas encore vu, mais je désespère pas.
Il ouvre sa vaste main, me montre les graines de tournesol qu'elle contient.
- Tu vois, la mésange, elle mange pas l'écorce, seulement l'amande. Les moineaux, eux, y bouffent
l'écorce.
Mon quart de l'armée était vide, il s'en est aperçu, et avant de dire ouf, il avait déjà refait les
niveaux. Il a bien vu aussi que je grimaçais.
- Oui, je sais, il est un peu bourru, mais il se bonifie, tu verrras dans trois mois.
A ce rythme-là, je n'étais plus très sûr qu'il lui en reste dans trois mois, mais je n'ai rien dit.
- L'hiver, je mettrai le poêle en route et personne pour m'emmerder. Enfin, toi, tu viens quand tu
veux bien sûr.
La vieille caravane Sterckeman, c'était son poste d'observation. Après vingt-cinq années de Royan,
elle avait atterri là, près du compost, au fond du jardin. Il en avait agrandi la fenêtre pour avoir une
vue panoramique.
- Bon, ben je vais te laisser...
- T'as le feu aux fesses ? Le litre est même pas fini...
Et il l'a benné dans mon quart, que j'avais heureusement pas vidé.
- T'es toujours pressé, toi, mon cadet...
Il a trinqué. Le bruit du fer-blanc qui s'entrechoque, ça a sa poésie aussi, j'ai pensé pour me
consoler. 

 

Il a fait des progrès

C'est son anniversaire. Soixante-dix-huit printemps, étés plutôt. C'est un homme de l'été, qui ne craint pas la chaleur, capable de rentrer une remorque de foin avec les boutons du col de chemise attachés. L'Algérie, où l'on a expédié pendant dix-huit mois, il en a aimé le climat.

C'est son anniversaire, et il a droit à quelques cadeaux. Il a fait des progrès : maintenant il ouvre les paquets. Parce qu'il lui arrivait de les prendre, de dire merci et de les mettre de côté. Ce n'était pas dédain ou indifférence. Le geste devait lui faire plaisir, mais c'était comme si cette faveur qu'on lui faisait ne devait pas être plus amplement déployée.

Il ouvre maintenant, il regarde, il apprécie. Bon, il vous a remercié une fois, ne comptez pas en plus qu'il se lève pour vous claquer une bise. S'il y a de la satisfaction, elle est tout intérieure.

C'est que son enfance n'a guère appris à affronter ça, les cadeaux. Pour ainsi dire, ça n'existait pas. Et ce n'était même pas une enfance malheureuse, juste une enfance de fils de paysan vivant sur une poignée d' hectares de terre avec un âne et deux vaches laitières. La vie avec rien de trop.

Alors s'il a un peu de peine avec ce trop de la vie d'aujourd'hui, il ne faut pas lui en vouloir.

lundi 26 octobre 2020

Dieu, le temps, les rivières et les anges

"(...) que sait ce corps qu'il ne sait pas ? est-ce cette mémoire, cette très longue mémoire, celle qui est comme le lit des rivières et n'a besoin d'aucun mot ? "

Camille de Toledo, Thésée, sa vie nouvelle, Verdier, 2020, p. 150.

Le 28 mars 1941, Virginia Woolf écrivit une lettre à sa sœur et une autre à Leonard, son mari. Dans cette dernière, elle lui dit : « J’ai la certitude que je vais devenir folle : je sens que nous ne pourrons pas supporter encore une de ces périodes terribles. Je sens que je ne m’en remettrai pas cette fois-ci. Je commence à entendre des voix et ne peux pas me concentrer. Alors je fais ce qui semble être la meilleure chose à faire. Tu m’as donné le plus grand bonheur possible... Je ne peux plus lutter, je sais que je gâche ta vie, que sans moi tu pourrais travailler. [...] »

Le même jour, elle traversa la lande derrière sa maison de campagne de Monk's House, à Rodmell, et rejoignit la rivière Ouse. Elle posa sur la rive sa canne et son chapeau, remplit ses poches de pierres et se jeta dans le courant. Son corps ne fut retrouvé que trois semaines plus tard, près d’un pont, par des enfants. 


Cette figure de la rivière est au cœur de Mémorial, roman paru en 2005 chez Zulma, réédité au Bruit du temps en 2019, écrit par la traductrice de Vers le phare, Cécile Wajsbrot. La première mention se situe, si je ne m'abuse, à la page 43, juste après une évocation du mythe d'Orphée*. Tout frais aussi dans ma mémoire, car, errant ce midi dans Cap Sud entre Gifi et Jour de fête pour acheter des fumigènes (Gabriel en ayant besoin pour le tournage d'un clip de rap cet après-midi), j'écoutais France Culture où Valère Novarina et Jean Bellorini parlaient dans La grande table sur "Le Jeu des Ombres", leur spectacle  présenté aujourd'hui à La Fabrica lors de la " Semaine d'Art en Avignon " du 23 au 30 octobre. L'éternelle question était une fois posée : pourquoi, à la sortie des Enfers, Orphée se retourne-t-il sur Eurydice alors qu'on l'a bien prévenu de ne pas le faire s'il ne voulait pas la perdre définitivement ? Selon Jean Bellorini, "cette question du désir et de l’éternité a à voir avec la question du théâtre, de l’existence, de la trace laissée; (...) c'est peut-être lié à ce que l'on vit aujourd'hui, l'envie de vivre plus fort. Orphée se retourne car il aime passionnément, plus que pour se préserver." La méditation de Cécile Wajsbrot n'est pas très éloignée des mots du metteur en scène :

"Eurydice représentait le passé, la vie d'avant, et pour réussir à vivre et à la faire revivre, il fallait renoncer à l'Eurydice d'avant pour posséder celle de maintenant. Ainsi y avait-il tout de même un renoncement nécessaire, mais Orphée ne pouvait pas renoncer car c'était l'Eurydice d'avant qu'il voulait. Naturellement, je n'avais pas pensé à tout cela, la première fois que j'avais lu cette histoire, mais elle s'était déposée en moi et chaque âge de la vie avait ajouté son explication, chaque expérience, une contribution, et je comprenais, sur le quai de la gare, le sens du passé qu'il ne fallait pas regarder."
C'est deux lignes plus loin que la rivière est évoquée pour la première fois :

" Car ils étaient partis et ne devaient plus se retourner quand, au fond d'eux, tout les tirait en arrière, et seule la rivière justifiait ce départ, c'est pourquoi ils s'en souvenaient.

- Je ne sais pas où elle va.

- Où elle se jette.

- Comme si elle n’existait que là-bas, comme si elle n’était là que pour faire le lien, passer dans la campagne environnante et diviser l’espace en même temps que le temps, entre l’irréparable et la vie quotidienne. (...)

Il y avait d’autres frères, d’autres sœurs, tous étaient morts en bas âge, sauf l’un d’eux, noyé dans la rivière. (...) Le frère aîné était mort noyé, parti un jour – du moins je supposais que les choses s’étaient passées ainsi car eux n’en parlaient pas, une seule fois une allusion leur avait échappé alors qu’ils discutaient entre eux sans avoir remarqué ma présence – il était parti un jour et n’était pas revenu, et deux semaines plus tard, on avait retrouvé son corps dans la rivière, à une quinzaine de kilomètres de la ville.”

La narratrice du roman se rend en Pologne, dans la petite ville d'où sont partis ses parents avant la guerre, fuyant un pays où la menace grandissait chaque jour. De ce frère, de cet oncle, dont elle n'avait appris l'existence que par effraction, n'existait, écrit Cécile Wajsbrot, aucune photo. Son nom même était inconnu, et il était trop tard pour poser des questions aux parents, pris dans les rets de la maladie. Cet oubli, cette censure du passé, est un thème que l'on retrouvera, avec une portée encore plus tragique, dans le récit de Camille de Toledo, mais ce sera pour un prochain article, n'anticipons pas.

La rivière est aussi au centre d'un autre drame, survenu après le retour des camps de quelques survivants de l'extermination, quelques dizaines de personnes qui s'étaient réfugiées dans un bâtiment, au bord de la rivière, parce qu'ils n'avaient pas eu le temps de retrouver une habitation, les quartiers détruits n'étant pas encore reconstruits. Or - c'était un an après la guerre -, un enfant disparut. Et le bruit courut que les kidnappeurs étaient ceux qui enlevaient les enfants pour fabriquer leur pain rituel, pour leurs cérémonies de religion déicide.. Et l'on fouilla la maison, de fond en comble, mais pas trace de l'enfant, et l'on frappa et l'on tua "les rares qui s'étaient obstinés à revenir, croyant encore à une patrie".

"- Croyant à un avenir, mais l'avenir s'arrêta brutalement, quarante-deux morts et autant de blessés.

- Certes, ce n'était pas grand chose au regard des six millions.

- Mais c'était après, et chaque mort désormais comptait double, chaque mort comptait dix, cent, mille.

- La police laissait faire.

- Et les cadavres furent jetés dans la rivière.

- La rivière qui traverse la ville et qui passe presque au centre." (p. 53)

L'enfant revint, il avait fait une fugue. 

Cette ville se nomme Kielce, et le pogrom qui est décrit dans le roman est complètement véridique. Le nom est prononcé pour la première fois par la narratrice à la page 66, en réponse à une question d'une femme dans le train qui mène en Pologne : "Kielce, dis-je - (...) c'était la première fois que je le disais à quelqu'un de ce pays, à quelqu'un de Pologne, alors que le train venait d'y pénétrer et que la nuit nous accueillait."

 

En couverture, le cimetière juif de Kielce.

Kielce : ce nom ne m'était pas inconnu. Je savais parfaitement où je l'avais déjà rencontré : dans le livre de la prix Nobel polonaise, Olga Tokarczuk, lu en mai dernier, Dieu, le temps, les hommes et les anges (Pavillons poche, Robert Laffont, 2019). Un conte, plus qu'un roman, un conte âpre, puissant, à la fois magnifique et cruel, qui commence par l'évocation de la petite ville d'Antan :

"Antan est l'endroit situé au milieu de l'univers.

 Le traverser d'un pas rapide du nord au sud demanderait une heure. De même, d'est en ouest. Et s'il prenait fantaisie à quelqu'un de faire le tour d'Antan d'une démarche tranquille, en examinant chaque détail, en réfléchissant à chaque chose, cela l'occuperait une journée entière. Du matin au soir.

A la frontière nord d'Antan s'étale la route qui va de Taszow à Kielce, animée et périlleuse car elle engendre l'angoisse du voyage. Cette frontière est placée sous la garde de l'archange Gabriel." (p .7)

Ce qui frappe dans la description de ce petit pays c'est l'importance des rivières : la Blanche qui borne la frontière est, et la Noire qui vient du nord-ouest, traverse la forêt et rejoint la Blanche au moulin : "Elles coulent tout d'abord côte à côte, indécises, intimidées par ce rapprochement tant attendu, puis elles se précipitent l'une dans l'autre et se perdent dans leur étreinte. La rivière qui jaillit de ce creuset n'est plus ni Blanche ni Noire, mais elle est puissante et fait tourner sans peine la roue du moulin."


Parvenu à Kielce, la narratrice de Mémorial achète un plan pour se familiariser avec la ville. Et quand elle voit la rivière, qui se nomme Silnica, son coeur se met à battre. Ce mot contenait, d'après son petit dictionnaire, la racine du mot force - "c'était une hypothèse mais je sentais qu'une force m'attirait de ce côté tout en ne voulant pas y aller d'emblée. Mais de même que la rue principale traversait la rue d'ouest en est, de même la rivière au tracé à peine sinueux la traversait du sud au nord - il était difficile de ne pas la croiser." (p. 110)

Il est curieux de constater chez les deux écrivaines ce même souci des orientations spatiales, cette même détermination par les points cardinaux.

"Des cauchemars que je fis, poursuit Cécile Wajsbrot, je n'eus aucun souvenir au réveil sinon une atmosphère de fuite - un danger. L'hôtel était presque vide - et qui irait se perdre dans ces provinces du centre, pour quelles raisons ?  - j'étais seule dans la salle du petit déjeuner au mobilier de bois clair." Impossible alors pour moi de ne pas repenser à cette même solitude que j'éprouvai en février dernier à Ostrava, en République tchèque. C'était à l'hôtel Paradise. "Quand j'y repense maintenant, écrivais-je au retour, je suis frappé par le caractère étrange de l'hôtel. Je n'y ai jamais croisé, en quatre jours, un autre voyageur. Un soir, j'entendis du bruit, des gens qui ont dû dormir dans une chambre proche de la mienne, mais je ne les croisai pas au matin, et les autres soirs furent silencieux. Au petit déjeuner, j'étais seul, et les autres tables n'étaient pas préparées comme on peut le voir ordinairement dans les hôtels."

Dans le même article, je notai : "Demain matin, très tôt, je reprends le train pour Prague. Dans le livre que j'ai emporté avec moi**, j'ai lu hier soir que le 15 mars 1939, Max Brod, l'exécuteur testamentaire de Kafka, avait fait halte à quatre heures du matin dans cette même gare d'Ostrava. Il avait avec lui une volumineuse valise en cuir contenant des liasses de manuscrits de Kafka. Ce fut le dernier train autorisé à franchir la frontière tchéco-polonaise avant sa fermeture par les nazis."

Je n'avais aperçu que de loin la rivière qui passait à Ostrava, du haut peut-être de l'Hôtel de Ville d'où l'on pouvait voir fumer les hautes cheminées des usines de cette ville autrefois très industrielle. J'en garde l'image d'une sorte de canal austère sans aucun charme. Mais revenons à notre narratrice qui, elle, finit par atteindre la rivière Silnica : "(...) j'y étais arrivée - pouvais-je dire sans le vouloir ? Elle s'étendait devant moi, cours d'eau paisible et étroit, et pourtant on pouvait y tomber et pourtant, on pouvait s'y noyer. Je n'arrivais pas à faire coïncider l'image effrayante d'un minotaure aquatique réclamant son dû avec cette trouée liquide qu'on franchissait presque d'une enjambée."(p. 115)

 


A Virginia, Cécile, Olga, il me faut ajouter une quatrième dame, qui me permettra de finir sur une note moins sombre : Sue Hubbell, dont je lus peu de temps après le conte polonais, le récit vivifiant, Une année à la campagne, où cette biologiste de formation, décidée à changer de vie, raconte son installation dans une ferme perdue des monts Ozark, au sud-est du Missouri, et où, ne connaissant rien à l'agriculture ni à l'élevage, elle et son mari entreprennent de créer une "ferme d'abeilles ". Elle a alors trente-huit ans, douze ans plus tard le mari la quitte, mais elle continue seule, et sa chronique d'une vie dans cette nature sauvage, fourmillant d'anecdotes animalières, sans la mièvrerie qui souvent colle aux récits d'immersion en campagne profonde, ne laissant rien ignorer de l'âpreté de l'existence que l'on mène ici, mais en en exaltant aussi les beautés et les joies, est d'une réjouissante lecture.

Mais si je tiens à la  citer ici, c'est que j'avais noté d'emblée la proximité géographique entre la polonaise et l'américaine, à travers la description également très précise donnée par Hubbell de la situation de sa ferme. Je n'ai plus le volume (l'ayant prêté) sous la main, mais j'avais même dessiné sur mon cahier la configuration du site, encadré qu'il était par deux rivières.

Et je m'étais aussi amusé à découvrir que les monts Ozark étaient en quelque sorte inscrits dans le nom même d'Olga TOKARcZuk...

Pont-canal de Briare

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* Sur Orphée, voir aussi Portrait d'une jeune fille en feu.

** Le dernier procès de Kafka, Benjamin Balint, La Découverte, 2020.

jeudi 22 octobre 2020

Les lapsus du temps

 "Qui sait si, au même instant, quelqu'un ne se posait pas les mêmes questions que moi et dans les mêmes termes ? Et celui-là, ce frère d'âme que je cherchais encore et qui m'avait tant manqué, comment le reconnaître ? Un reflet, une lumière dans les yeux ?"

Cécile Wajsbrot, Mémorial, Le bruit du temps, 2019, p. 37.

Je venais juste de publier dans l'après-midi du 12 octobre l'article sur Antonio Muñoz Molina, lorsque j'ai lu ces lignes, en reprenant au soir la lecture de ce roman, Mémorial, acheté à Guéret lors des rencontres Chaminadour. Elles résonnaient fortement avec ce motif des existences à la fois parallèles et invisibles, déployé à la fois par le romancier espagnol et par ce film en exclusivité sur la plateforme Mubi, Two/One, le premier long métrage de l'argentin Juan Cabral

Cécile Wajsbrot était présente à Guéret, nous l'avions écoutée lors d'une table ronde réunissant des traductrices de Virginia Woolf. Elle-même a traduit Les Vagues (Christian Bourgois, 2008), après Marguerite Yourcenar (à qui elle lança quelques légères piques*, mais elle en gardait certainement d'autres en réserve car on la sentait soucieuse de ne pas trop charger celle que Virginia Woolf désignait dans son Journal comme « Mme ou Mlle Youniac ( ?) » - les deux femmes s'étant rencontrés en février 1937 dans un salon anglais « vaguement éclairé par les lueurs du feu », et il semble bien qu'elle avait trouvé la conversation "lassante").

Le lendemain, je commençai la lecture de Trois anneaux, Un conte d'exils, le dernier essai de Daniel Mendelsohn, paru cette année aux Etats-Unis, et - ça n'a pas traîné - aussitôt traduit chez Flammarion. Son monumental récit, Les Disparus (qui contait sa quête pour savoir ce qui était précisément advenu du grand-oncle Shmiel, de sa femme et de leurs quatre filles, six parmi six millions, tués quelque part à Bolechow, dans l'est de la Pologne, en 1941), avaient suscité plusieurs articles. Et je n'avais donc pas hésité une seule seconde en voyant ce nouveau livre à l'étal de la librairie, d'autant plus que la quatrième de couverture annonçait ceci :

"Dans ce récit aux mille tours, Daniel Mendelsohn explore les correspondances mystérieuses entre le hasard qui régit nos existences et l’art des récits que nous en formons.
"Trois anneaux commence par raconter l’histoire de trois écrivains en exil qui se sont tournés vers les classiques du passé pour créer leurs propres chefs-d’œuvre. Erich Auerbach, le philologue juif qui fuit l’Allemagne nazie pour écrire sa grande étude de la littérature européenne, Mimésis, à Istanbul. François Fénelon, l’évêque du XVIIe siècle, auteur d’une merveilleuse suite de l’Odyssée, Les Aventures de Télémaque, best-seller de son époque, qui lui valut le bannissement. Et l’écrivain allemand W.G. Sebald, qui s’exila en Angleterre, et dont les récits si singuliers explorent les thèmes du déplacement et de la nostalgie." [C'est moi qui souligne]

Le hasard, Sebald, je ne pouvais pas différer cette lecture. Mais c'est Virginia Woolf qui apparut, encore elle, à la page 57, avec l'évocation d'Eric Auerbach, savant juif contraint de quitter sa chaire de philologie romane de l'université de Marbourg, et d'accepter l'invitation à rejoindre le corps enseignant de l'université d'Istanbul. C'est devant la mer de Marmara qu'il écrira Mimesis, La représentation de la réalité dans la littérature occidentale,"qui brosse avec brio, explique Mendelsohn, un panorama complet de l'écriture occidentale, poésie, histoire et fiction, du premier chapitre où il oppose les styles narratifs grec et biblique (inévitable binôme, dirait-on) aux chapitres sur les historiens latins Tacite et Ammien Marcellin ; de Grégoire de Tours, au haut Moyen Age, à La Chanson de Roland au début du Moyen Age classique, de Dante et Boccace au XIVe siècle à Voltaire au XVIIIe et Stendhal au XIXe, terminant sur Virginia Woolf et Marcel Proust, ses contemporains au XXe siècle. "

En effet, le chapitre XX, ultime chapitre de Mimesis, intitulé Le bas couleur de bruyère,s'ouvre sur une très longue citation du chapitre V de la première partie du roman de Virginia Woolf, To the lighthouse, publié en 1927.

Or, ce livre, Gaëlle l'avait acheté en juillet lors de notre visite au phare d'Eckmülh à Penmarc'h, dans le Finistère.

Autre coïncidence : le même jour, 20 septembre, où j'ai commencé à lire Trois anneaux, je suis revenu sur le cahier des vertiges, le texte que j'avais écrit pour le septième numéro de la revue Torticolis. Je vis que la page 31 accueillait côte à côte une évocation de Daniel Mendelsohn et une citation du Journal d'un écrivain de Virginia Woolf.

 


Cette coïncidence est d'ailleurs redoublée d'une autre : Mendelsohn intervient ici par l'entremise d'un autre écrivain, Camille de Toledo, auteur de L'histoire du vertige, un cycle de lectures-conférences filmées (« Dans cette Histoire du vertige, je poursuivrai une intuition qui a inspiré tout mon travail d’écrivain et de lecteur, où la littérature, les romans sont porteurs d’un savoir inédit, un savoir vertigineux... »**). Or, avant de me mettre à la table pour écrire cet article, j'ai commencé précisément cet après-midi Thésée, sa vie nouvelle, le dernier livre de Camille de Toledo, acheté hier à Arcanes, et par ailleurs premier livre que je lis de cet auteur, qui s'ouvre sur le suicide du frère aîné, et où je découvre ces lignes :

"(...) on mange place de la Bourse, à Paris, un jour gris ordinaire ; et c'est le vingt-six janvier, jour de naissance du fils mort ; mais le rituel de l'anniversaire a perdu son sens ; on fait semblant de parler, on se quitte sur le trottoir ; puis en fin d'après-midi, juste quelques heures plus tard, la mère est retrouvée  dans un bus, au terminus, endormie pour l'éternité ; jour de naissance du fils, jour de mort de sa mère trente-trois ans plus tard ; un vingt-six janvier ; et il y en aura d'autres, de ces dates qui se recoupent, de ces "synchronies", puisque c'est ainsi qu'on les nomme ; des coïncidences, diront celles et ceux qui ne veulent pas comprendre ; mais moi je dis : "les lapsus du temps", là où le passé se mêle à l'avenir, où le contour assuré des corps se trouble devant tout ce qui relie les noms entre les âges (...)" (p. 19-20)
Enfin, il me faut mentionner les apparitions de Virginia Woolf dans le livre de Muñoz Molina, par exemple page 83 :

"Pour l'Enfant  que Tu Portes en Toi. Il y a beaucoup de gens solitaires qui écrivent à la main par ici. Parfois  dans un grand inconfort, dans le métro, un cahier posé sur les genoux, pressant fortement sur le crayon ou le stylo pour contrer les oscillations du train. [...] Il y a de belles jeunes filles qui voyagent seules et ont un petit quelque chose des dames excentriques de la prime jeunesse de Virginia Woolf, une langueur ou une extase à la fois préraphaélite et hippie Elles ont posé leur sac en atteignant un belvédère, une place ou une promenade en bord de mer et s'assoient sur des marches pour écrire dans un cahier à couverture rigide où elles ont collé des feuilles d'arbre, des coupures de journaux, des photos, des extraits de poèmes"

Mais aussi page 151 :

"A Trieste et à Paris, James Joyce continue en réalité de marcher de manière imaginaire dans Dublin, sans doute comme Benjamin dans Berlin. Aucun ne reviendra dans sa ville d'origine. Virginia Woolf marche en même temps dans Londres et sur le sentiers de la campagne anglaise, près de sa maison, et entre la rationalité et le délire, elle suppose qu'il y aura bientôt une invasion allemande. Elle porte d'austères chaussures anglaises, décoiffée sous la pluie, tenant une canne qui s'enfonce devant elle sur les chemins boueux. Elle marche au bord d'une rivière et entend le murmure de l'eau comme une invitation."
Sur ce motif de la rivière, je reviendrai prochainement.

[Ajout à 0h37 : Après avoir publié cet article, je vois que mon ami le Doc vient de publier trois heures plus tôt sa dixième étape de son Itinéraire pour Cesaria (10 sur 19 et demi), sur le fabuleux site Baoubaxter. Or il écrit ceci en avertissement : ce texte a été écrit lors du printemps 2020, période du confinement en France interdisant les terrasses de café et la promenade en bord de mer. ]

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* Je n'ai pas lu Les Vagues, mais un article de Claire Davison-Pégon montre bien les différences entre les deux traductions :

"Cécile Wajsbrot aussi se montre sensible à l’appel musical du roman, qu’elle situe entre autobiographie mystique et élégie, et dont elle cherche à restituer le tumulte, le mouvement rythmé et les échos intérieurs, qui, d’après elle, avaient été effacés par l’approche classiciste, élevée, de Yourcenar : « le regard de Virginia Woolf plonge, celui de Marguerite Yourcenar parcourt ». Wajsbrot tient à dégager la simplicité quotidienne du texte, son discours léger et direct, contestant les choix de Yourcenar quand, par exemple, « This is here and now » devient « ce que vous dites, c’est vrai ici où nous sommes, c’est vrai en ce moment ». Et nous pouvons apprécier la délicatesse de cette deuxième approche toute en touches subtiles, banales et légères dès la première phrase du texte, véritable genèse du monde :

The sun had not yet risen. The sea was indistinguishable from the sky, except that the sea was slightly creased as if a cloth had wrinkles in it.
(Woolf, 1931)
Le soleil ne s’était pas encore levé. La mer et le ciel eussent semblé confondus, sans les mille plis légers des ondes pareils aux craquelures d’une étoffe froissée.
(Yourcenar, 1937)
Le soleil n’était pas encore levé. La terre ne se distinguait pas du ciel, mais elle était un peu froissée, telle une nappe marquée de plis.
(Wajsbrot, 1991) "

 ** Je crois bien que je n'en ai pas fini avec le vertige... Il faut lire cet entretien de Camille de Toledo pour Diacritik (4 décembre 2017), qui ouvre des perspectives bien entendu (j'ose à peine écrire le mot) vertigineuses...


lundi 12 octobre 2020

Maintenant Il Est Temps de Récupérer les Instants Perdus.

Alicia Galienne, la jeune poétesse emportée à vingt ans par une maladie du sang, était andalouse par sa mère, Silvita. Peu après sa mort, celle-ci fit rapatrier d’Andalousie la dépouille d’un grand-oncle, un comte de Castilleja de Guzmán, mort en 1970, année de la naissance d’Alicia. Elle ne voulait pas la laisser seule dans le cimetière de Montparnasse.

Il se trouve qu'avec le petit essai de Sophie Nauleau, Espère en ton courage, où j'avais découvert Alicia Galienne, j'avais emprunté aussi le roman bien plus imposant d'un grand écrivain espagnol que je n'avais encore jamais lu, Un promeneur solitaire dans la foule, d'Antonio Muñoz Molina. Pourquoi mon attention s'est-elle portée sur lui, le natif d'Ubeda, en Andalousie, alors qu'il m'était inconnu ? Eh bien parce qu'il ne l'était plus tout à fait, inconnu. Grâce à Vertiges de la lenteur, ce volume d'entretiens de la revue La Femelle du Requin, acheté, je l'ai déjà dit, à Guéret, lors des Rencontres Chaminadour. Il était l'un des vingt écrivains au sommaire. Mais ce n'aurait sans doute pas été suffisant si je n'avais vu, en feuilletant le roman, que Fernando Pessoa y tenait une place importante. Ainsi que Baudelaire et Edgar Allan Poe. Bref, c'était déjà beaucoup de résonances avec ce que j'explore ici depuis des années. Je ne pouvais faire l'impasse.

D'autant plus que la couverture, qui reprend le principe du collage ou de l'affiche déchirée que l'on ne cesse de croiser dans le livre, montrait le visage de Pessoa lui-même (cela je ne m'en avisai pas immédiatement, je m'en aperçus un peu plus tard).


 

Le livre est parsemé des propres collages de l'écrivain, qui ne cesse de marcher dans les grandes villes, Madrid, Paris, New York, Lisbonne, enregistreur numérique de l'Iphone dans la poche, calepin, crayon, ordinateur portable, paire de ciseaux et bâton de colle dans un cartable — à l'affût des messages publicitaires incessants, des bribes de conversations dans la rue ou le métro, maraudeur du quotidien qui se remémore également les pérégrinations des grands promeneurs du passé car "la littérature moderne, affirme-t-il dès 2003 à ses interlocuteurs de la Femelle du Requin, a été inventée avec la promenade dans la ville, avec Baudelaire." Chaque paragraphe du livre s'ouvre avec une réclame, une injonction publicitaire, un fragment de prospectus, écrit en gras. La typographie n'est pas justifiée, comme la plupart du temps les écritures sur écran :

"Tu n'As qu'à Fermer les Yeux. Dans le vrai Paris, Charles Baudelaire lit les histoires du Paris inventé par Edgar Allan Poe. Il pose à présent sur la ville où il a vécu depuis sa naissance d'autres yeux éclairés et distordus par l'imagination d'une personne qui n'y est jamais allée. [...] En lisant Thomas de Quincey, qui écrit sur Londres, et Poe, qui décrit depuis New York un Paris imaginé, il s'impose le travail colossal et en rien lucratif de les traduire tous deux et apprend à regarder Paris, à voir passionnément ce que l'art et la littérature respectable ne peuvent et ne veulent presque jamais remarquer et qui s'étale désormais sous ses yeux, le bruit, la vulgarité, la rapidité, l'étourdissante abondance, la confusion de gens, les voix, la boue et le crottin sur les avenues, les vitrines illuminées jusqu'à des heures avancées de la nuit, la trouble nuit urbaine où l'excès d'éclairage artificiel et la fumée du charbon dans les usines ont effacé à jamais les constellations." (p. 83)
Une autre ville remonte par instants dans sa mémoire, c'est Grenade où il s'était installé après avoir quitté sa petite ville natale. Grenade, où je suis allé deux fois ces dernières années, et qui m'a laissé une empreinte ineffaçable, Grenade qui a maintenant nombre d'entrées dans Alluvions, Grenade dont le quartier de l'Albaicín, surtout, n'a cessé de me fasciner.

"Maintenant Il Est Temps de Récupérer les Instants Perdus. "Vous n'avez pas l'air de vous en souvenir, mais nous nous sommes rencontrés à Grenade il y a plus de trente ans. Vous êtes venus chez moi, dans l'Albaicín. Je vivais dans ce qu'on appelle là-bas un carmen. C'est un mot arabe. Vous disiez que l'endroit était si caché qu'on ne pouvait y arriver qu'en se perdant. Je ne trouve pas bizarre que vous ayez oublié. C'était un tout petit carmen, un espace plus qu'étroit, très escarpé, comme un escalier en colimaçon. Un carmen  cubiste, si vous me permettez l'expression." (p. 112-113)
Carmen Aljibe, Grenade, février 2019

Dans un autre passage du livre, le narrateur évoque Fernando Pessoa et Walter Benjamin. Curieusement, la phrase d'entrée est la même que celle de la page 83 (c'est le seul doublon que j'ai observé jusque-là).

"Tu n'As qu'à Fermer les Yeux. Dans le temps, mais non dans l'espace, Fernando Pessoa croise  Benjamin. C'est un marcheur agité dans la ville où Walter Benjamin aurait aimé aller et n'est jamais arrivé, Lisbonne, son port de transit dans sa fuite vers l'Amérique. [...] Fernando Pessoa marche dans sa ville en même temps que Benjamin dans Paris. Tous deux sont myopes, portent des lunettes rondes, des tenues extrêmement strictes et un peu usées, témoignent beaucoup d'intérêt pour la graphologie. Tous deux ont toujours eu un grand cartable noir. [...] Sur les photos, Fernando Pessoa et Walter Benjamin se ressemblent beaucoup, doubles possibles ou hétéronymes l'un de l'autre." (p. 148)

Il est frappant de voir que Frédéric Pajak, qui annonce qu'il a achevé son neuvième volume du Manifeste incertain avec la figure de Pessoa, ait commencé celui-ci avec  Benjamin, son Walter ego, comme écrivait Marc Semo dans Libération, le 1er octobre 2014. Le sous-titre du tome 1  était libellé ainsi : "Avec Walter Benjamin, rêveur abîmé dans le paysage."

"Pessoa, poursuit Muñoz Molina, lit Herman Melville et Walt Whitman, et ces lectures déclenchent en lui de prodigieuses ivresses de fécondité poétique." Et il enchaîne sur un parallèle Melville- Pessoa (Melville, autre résonance importante sur ce site) :

"Là Où il Semblerait qu'Il n'y Ait Rien. Déprécié et oublié après l'échec de Moby Dick, Herman Melville occupe un poste obscur aux douanes de New York. Poe a essayé d'en décrocher un similaire afin de sortir de son extrême misère, mais il n'y est jamais parvenu. Chaque matin, à la même heure, avec une tristesse disciplinée, Melville traverse les mêmes rues de Manhattan et arrive au travail par la rive de l'Hudson. Le fleuve que regardait lors de leurs trajets quotidiens pour aller au bureau Fernando Pessoa et son hétéronyme ou double inexact, Bernardo Soares, est le Tage. Melville invente le scribe et copiste Bartleby comme Pessoa invente l'aide-comptable Bernardo Soares. Tous deux écrivent avec une application méticuleuse, penchés sur d'imposants livres de compte et de procédures administratives. Quand le jour décline, Bartleby s'éclaire à la bougie, Bernardo Soares à la lumière électrique. Le bureau de Bartleby donne sur une cour intérieure, celui de Soares sur les étages élevés des immeubles de la Rua dos Douradores, à Lisbonne." (p. 148-149)

Affiche Grenade, février 2019

Sur Moby Dick, AMM revient un peu plus loin, page 178, à travers les propos qu'il prête à un personnage anonyme, prétendûment rencontré au Cafe Comercial de Madrid :

" Cervantès, Joyce, Melville, tous les trois travaillaient avec des matériaux charriés, des alluvions d'histoires antérieures, des éléments volés, découpés, copiés, et ils se laissaient porter par des divagations insensées, à croire qu'ils aspiraient au désastre, qu'ils voulaient que le livre en cours s'effondre sur eux, explose ou se répande sans qu'ils puissent le contrôler, du moins pas entièrement, comme Moby Dick a explosé au bout de quelques chapitres pour devenir un objet chaotique, une accumulation, une inondation, un collage fait de déchirures et de rafales. Moby Dick a été l'effondrement qui a enseveli pour le restant de ses jours le nom et le prestige du pauvre Melville, une explosion qui a tout emporté sur son passage..."

Je me demande si cette description de Moby Dick n'est pas aussi, dans l'esprit de l'auteur, la description de son propre livre, "un objet chaotique, une accumulation, une inondation, un collage fait de déchirures et de rafales". Et comment en rendre compte alors sans procéder à un semblable collage, à une même accumulation de citations ? Qui montrent ces existences solitaires qui ne cessent de se dérouler en parallèle, qui ignorent être si proches, invisibles les unes aux autres, et par là bouleversantes. Moby Dick et Melville encore, pages 322-323 :

"I Am Full with a Thousand Souls. Il y a chez Herman Melville une invisibilité, une incapacité à se trouver ou à se reconnaître dans d'autres passants qui l'ont sans doute croisé dans la ville, les cercles restreints des réunions littéraires, les librairies, les cafés. Quand Melville a publié son premier livre, Whitman a écrit un article élogieux à son sujet dans un journal de Brooklyn. Melville lisait Poe et tous deux fréquentaient la même librairie à New York, ils étaient amis avec le libraire. Pourtant ils ne se sont pas rencontrés, et s'ils se sont vus ou croisés avec la bonhomie qu'affichent habituellement les inconnus vis-à-vis des autres, nu n'en  a trace. [...] A Londres, en 1850, Melville passait ses journées à explorer des ruelles et des cours, des cafés, des librairies, des théâtres, des rues douteuses où il ne se serait pas aventuré s'il n'avait pas été seul, au coin desquelles des femmes s'offraient sous les becs de gaz. De Quincey était encore en vie. Il est fort probable que Melville ait lu ses Confessions d'un mangeur d'opium anglais, et "L'homme des foules", de Poe. Melville prenait des notes rapides dans son journal de voyage. Moby Dick devait déjà prendre forme dans son imagination, les premiers épisodes entrevus comme un rêve ou un souvenir, la première nuit d'Ismaël à New Bedford. Au cours d'une de ces journées londoniennes, il se laisse entraîner par une foule festive qui marche jusque sur la chaussée. A un moment donné il découvre, alors qu'il ne peut plus se placer sur le côté ni revenir sur ses pas, que ce cortège se dirige vers le lieu où doit se dérouler une pendaison publique. "La foule brutale", écrit-il, dégoûté, dans son carnet. Un autre témoin, Charles Dickens, assiste à la scène, tout aussi écoeuré, pris dans la même multitude, mais à un autre endroit. Dickens et Melville, tous deux au milieu de ce peuple agité et avide de cruauté, si près l'un de l'autre, sans le savoir."

Mascara infamante (Palacio de los Olvidados, Grenade, février 2019)

Je réalise en écrivant ces lignes que ce motif des existences à la fois parallèles et invisibles l'une à l'autre est au coeur du film que j'ai vu samedi soir, et qui était une exclusivité de la plateforme Mubi, Il s'agissait de Two/One, le premier long métrage de l'argentin Juan Cabral. Le synopsis donné sur le site était celui-ci : "Kaden est un sauteur à ski canadien de calibre international qui pleure un amour perdu ; Khai est cadre d’une entreprise de Shanghai attiré par une nouvelle collègue qui cache un secret. Ces deux hommes vivent leur vie sans se douter qu’ils sont reliés." [Voir la bande-annonce]

 


C'est à New York, où il vécut pendant douze ans, que AMM atteint si l'on peut dire l'acmé de cette expérience moderne de l'hyper-sollicitation digitale. On ne s'étonnera donc pas de voir le mot "vertige" s'imposer par deux fois dans la même page :

"Seuls les Meilleurs Peuvent Aller Aussi Loin. [...] Les lettres et les symboles d'une marque s'affichent sur un écran. Le titre d'un spectacle musical de Broadway, un modèle de voiture, la dernière série de Netflix, la silhouette d'un hélicoptère sur un fond jaune dans une publicité pour Miss Saigon. Un Boeing 718 de Norwegian Airlines décolle puissamment et vole en ligne droite au milieu d'himalayas de nuages. Dans un vertige planant, l'écran d'un ordinateur portable devient une grande cité technologique qui ouvre de manière engageante ses portes à Pékin : avenues arborées, immeubles de verre sous des ciels on ne peut plus limpides. De gigantesques battants ouverts laissent pénétrer une lumière céleste. Un Noir athlétique s'élance du haut d'un plongeoir, les bras en croix, vers une piscine d'un bleu éclatant, pareil au Boeing 718 de l'écran voisin. Dans la fosse sous-marine, le parc à thème aquatique de Times Square, on a aboli la réalité avec une efficacité qui déclenche dans le monde entier, chez lui aussi, le promeneur furtif, un vertige d'euphorie. Les paradis artificiels des marcheurs de la ville sont enfin devenus superflus : le laudanum de Thomas de Quincey, la laudanum et le cognac de Poe, le haschich de Baudelaire, le haschich, le peyotl et l'opium de Walter Benjamin. L'hallucination de la ville n'a plus besoin de surgir de la conscience car elle s'offre avec objectivité dans la simultanéité des écrans digitaux. Les femmes, les voitures, les rouges à lèvres qu'on y voit ont des dimensions d'espèces des profondeurs, calamars géants ou baleines. Les panneaux des magasins ont une véhémence de prédictions apocalyptiques : LAST DAYS, FINAL LIQUIDATION, EVERYTHING MUST GO. Les pancartes de soldes portés par des hommes-sandwiches à l'allure de mendiants ou d'ivrognes ne sont guère différentes de celles que brandissent avec une énergie vindicative les prédicateurs du Jugement dernier. "You shopaholics, crie l'un deux en agitant les bras parmi les touristes, you'd better kneel down and pray fir the mercy of the Lord." (p. 393)

mercredi 7 octobre 2020

L'autre moitié du songe m'appartient

" Au fond le seul courage qui nous soit demandé est de faire face à l'étrange, au merveilleux, à l'inexplicable que nous sommes."

Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète

Ces mots de Rilke, je les ai retrouvés dans Espère en ton courage, le petit essai que Sophie Nauleau a consacré au courage, thème du dernier Printemps des poètes, dont elle est la directrice artistique. Peut-être ne l'aurait-je point remarqué, à la médiathèque où je l'ai emprunté mardi dernier, si elle n'avait écrit la préface de La parole qui me porte, recueil des oeuvres poétiques de Paul Valet, belle découverte du 23 mai dernier (à la veille de sa mort, le 8 février 1987, on lui montra le premier exemplaire de Vertiges qui venait d'être imprimé : Il dit simplement : "C'est bien". Ai-je encore besoin de répéter le magnétisme qui m'attache à ce mot de vertige ?). Paul Valet était le pseudonyme de Georges Schwartz, Russe exilé qui perdit les siens dans les chambres à gaz d'Auschwitz, prit le maquis en Auvergne et mena le mouvement Libération. Que pourrais-je vous donner de plus grand que mon gouffre ? écrivait-il magnifiquement.

L'affiche de cette 22ème édition du Printemps des poètes reprend une huile sur toile de plus de deux mètres de haut, datée du 30 novembre 1967, donnée par Pierre et Colette Soulages au musée de Rodez.

"Si j'ai tant voulu pour emblème du Courage ce grand format-là, explique Sophie Nauleau, c'est qu'il y avait tant de force et d'éclat dans ces contours qu'Anna Gavalda me montra sur l'écran de son téléphone, au retour du musée de Rodez comme par enchantement, alors que je lui confiais mon immense espoir d'un Soulages. Tandis que le soleil de mai cognait sur le jardin du Centre culturel irlandais , éblouissant nos tendres détresses de la mi-semaine."

Et, revenant à la ligne, d'ajouter : "Or je crois obstinément à ce genre de synchronicités."

Elle poursuit en notant que Soulages est né à la veille de Noël, puis que ce fut la première chose qu'elle apprit d'Alicia Galienne : sa mort à vingt ans le matin du 24 décembre 1990, d'une maladie du sang qui avait déjà emporté son frère Eric. "Lorsque son cousin Guillaume me parla d'elle, je n'avais pas encore entrouvert Le Livre noir polycopié, vieux de trente ans, dans lequel elle avoue à l'été de ses dix-huit ans : Il est des fois où je voudrais boire la douleur dans tes yeux."

Alicia Gallienne en 1990, dans l’objectif de son dernier amour, le photographe Alvaro Canovas.

On sait l'importance de la couleur noire dans l'art de Pierre Soulages, on sait peut-être moins que cela n'a pas toujours été. Lui-même raconte comment cela s'est passé, par exemple dans cet entretien avec Patrick Vauday, en décembre 2002, La lumière comme matière :

"J’étais un jour en train de peindre et je me morfondais devant ce que j’étais en train de faire. Je l’ai souvent raconté. Ça se passait en 79, je devais poursuivre probablement un tableau comme je pensais en avoir réussi quelques uns, je me désolais, cependant je continuais à travailler ; après plusieurs heures de travail là- dessus, je me suis arrêté, pensant d’ailleurs qu’il y avait quelque chose qui se produisait qui était beaucoup plus fort que mes intentions puisque, malgré l’idée que j’avais de rater un tableau, je continuais. J’étais fatigué, épuisé même, je suis allé dormir quelques instants et je suis retourné voir ce que je faisais, et c’est à ce moment-là que je me suis aperçu que je faisais une autre peinture, une peinture où le noir n’était plus noir. Il était noir aussi, mais je faisais une peinture où la réflexion de la lumière sur des états de surface était la chose qui comptait le plus. Et c’est pourquoi je l’ai d’abord appelée « noir lumière » avant d’avoir l’idée d’inventer le terme « outrenoir » qui la désigne à présent. Par là, je n’entends pas simplement l’effet optique produit mais aussi et surtout le champ mental que ça ouvre pour celui qui regarde." [C'est moi qui souligne]
Pierre Soulages, Peinture 293 x 324 cm, 26 octobre 1994

Etonnantes résonances entre le vieux peintre maintenant centenaire et la jeune poétesse fauchée en pleine jeunesse : Sophie Nauleau déclare que ses poèmes ont le noir vivant pour révélateur : "La couleur du non-dit, c'est le noir : la seule couleur infinie (donc ce n'est pas seulement une couleur, donc c'est déjà plus qu'une couleur), la seule que je porte en moi pour toujours car elle me ressemble." Plus loin, elle écrit que "De Dominante noire" jusqu'à son ultime poème intitulé "L'adieu perdu", le noir est absolu comme pour développer des photographies." 

Cette prêtresse du noir est enterrée dans une tombe toute blanche au cimetière du Montparnasse. Non loin de là, le cénotaphe de Baudelaire, poète admiré, auteur de ces lignes (Le désir de peindre, Le Spleen de Paris), qui l'auraient si bien décrite :

"Elle est belle, et plus que belle; elle est surprenante. En elle le noir abonde : et tout ce qu'elle inspire est nocturne et profond. Ses yeux sont deux antres où scintille vaguement le mystère, et son regard illumine comme l'éclair : c'est une explosion dans les ténèbres.

Je la comparerais à un soleil noir, si l'on pouvait concevoir un astre noir versant la lumière et le bonheur."

Alicia Gallienne © Alvaro Canovas

Et Sophie Nauleau de finir ainsi cette section de son livre, en évoquant les oiseaux noirs de Pascal Quignard, dont nous croisâmes le vol furtif il n'y a pas si longtemps...

"Une photographie de celle que je n'ai pas connue me regarde droit dans les yeux, magnétique et déterminée. Ses cheveux coupés court pour toute armure. Un courage que rien ne couronne tourne dans ma tête, comme le corbeau ou la chouette effraie de "Le rive dans le noir" de Pascal Quignard. Et je sais que cette phrase quignardienne ne me laissera pas en paix tant que je ne tiendrai pas entre mes mains, publiés dans la plus prestigieuse des collections, les poèmes de survie d'Alicia."

Et c'est ainsi que fut publié L'autre moitié du songe m'appartient, le 6 février 2020, dans la collection blanche de Gallimard.

 

lundi 5 octobre 2020

Mes yeux brûlent de ces larmes mortes

 A Adrien,

Le 29 septembre, l'ami Rémi postait un commentaire sur Tempestaire 111, qui commençait ainsi : "Je découvre cet article aujourd'hui, or avant-hier j'ai appris que Bernard Werber avait imaginé les 111 vies antérieures du héros de La boîte de Pandore à partir d'un fait "réel": une voyante consultée à contrecoeur en 1997 lui avait vu 111 vies antérieures." Dans l'article qu'il lui avait consacré à l'époque, Rémi a rajouté une note pointant vers une page du site personnel de Werber où l'écrivain raconte l'anecdote. En voici l'ouverture :

"Je me souviens.
C’était en Septembre 1997, j’avais 36 ans.
C’était une période plutôt basse, je venais de connaitre un échec de vente en librairie avec les Thanatonautes (du coup je songeais à arrêter le métier d’écrivain), je venais de divorcer, le projet de film des Fourmis était stoppé et tous les autres signaux étaient au rouge.
Cela correspond au tarot à la carte du pendu, quoiqu’on fasse, ça n’avance pas et plus on se débat, plus cela serre les cordes et fait encore plus mal, donc il faut rester immobile et attendre que cela se débloque.
Période de solitude, de doute professionnel, et période de cocooning ou je restais seul à la maison à lire des romans et regarder des films.
Arrive mon anniversaire, moment de mise au point annuel ou je réunis les quelques amis qui me restent (durant les périodes de replis la tribu rétrécit) dont Marie Pierre Planchon (l’excellente miss météo de France Inter). Cette dernière me dit : “pour ton anniversaire je voudrais t’offrir la rencontre avec quelqu’un d’extraordinaire’’."

Après une première séance au milieu d'une assemblée féminine, qu'il juge ennuyeuse, Werber change d'avis après une séance privée le lendemain, toujours offerte par Marie-Pierre Planchon. Je n'insiste pas sur l'aspect réincarnation (Werber lui-même n'est pas sûr d'y croire, mais cela lui a du moins fourni de la matière à histoires), non, ce qui m'intéresse plus particulièrement, c'est le contexte de l'anniversaire. Car j'ai pris connaissance du commentaire de Rémi le mercredi 30 septembre, or c'était le jour de l'anniversaire de mon fils Adrien, 32 ans. Ce n'est pas lui faire injure de dire que ce n'est pas un grand lecteur, mais il a néanmoins deux passions littéraires : Rabelais (initiée par une visite passionnante au manoir de la Devinière il y a bien longtemps) et, très précisément, Bernard Werber...

D'ailleurs, que vois-je en contiguïté avec la photo de Werber aux côtés de sa voyante ? une annonce de la publication de La planète des chats le 30 septembre 2020 :


Mais l'attracteur étrange n'avait pas dit son dernier mot. Un autre élément de puzzle, pour reprendre la catégorie inventée par Werber, va venir s'ajouter.

Je m'aperçois que l'article qui précède celui de la voyante se nomme Un arbre dans le dos, des rêves au bout des doigts. Ce qui me fait penser immédiatement à la phrase de Patrick Lowie : « L’arbre des rêves a grandi en moi, mes mains sont des branches et les rêves parlent pour moi »

Werber y raconte qu'il est né avec une maladie bizarre qui se nomme SPA : "Non pas pour Société Protectrice des Animaux mais pour Spondili Arthrite Ankylosante. Spondili ce sont les vertèbres. Arthrite c'est le rhumatisme. Ankylosante cela signifie que progressivement cela bloque tout. En fait mon dos se transforme en petit arbre bien rigide.
C'est ce qu'on appelle une maladie moderne car elle n'a été bien diagnostiquée qu'à partir des années 1980, grâce aux travaux d'un monsieur toulousain comme moi qui s'appelle Jean Dausset et qui reçut précisément en 1980 le prix Nobel de médecine pour ses recherches sur ce problème
." Il revient ensuite sur son enfance, marquée par cette maladie génétique, qui lui permet tout de même d'échapper au service militaire. C'est dès l'âge de 16 ans qu'il entame le projet Fourmis :
"À l'époque je m'étais amusé à créer des acrostiches, c'est-à-dire que les premières lettres de chaque phrase formaient un récit complet caché. La première version faisait déjà plus de 1000 pages (je voulais faire une grande saga dans l'esprit de mes deux livres cultes de l'époque: Fondation d'Asimov, et Dune de Franck Herbert)." "En tout, poursuit-il, je vais en 12 ans (de 16 à 28 ans) écrire 111 versions de ce projet. La dernière version Z85 comprenait 1500 pages."

111 versions... Il ne fait pas allusion ici aux 111 vies antérieures annoncées par la voyante, mais cette récurrence du nombre est assez saisissante. Il relate ensuite les difficultés pour se faire publier, et la réduction à 350 pages de l'ultime version. Et pour lui, c'est très clair, il a été sauvé par l'écriture :

"À 30 ans j'ai donc enfin été publié et mes crises se sont définitivement arrêtées.
Pourquoi lier les deux? Parce que cela me semble évident, en fait, le seul remède contre la maladie est de s'épanouir dans son activité quotidienne.
L'écriture de romans a arrêté la progression de ma maladie.
J'ai trouvé récemment une étude néo-zélandaise de 2009 montrant que les accidentés de la route qui rédigent tous les jours des récits imaginaires guérissent deux fois plus vite que ceux qui ne le font pas... donc il n'y a pas que pour moi que cela fonctionne. L'esprit influe sur la matière."

 

A propos de rêves, il me faut signaler aussi que l'article précédent, Pessoa ou le don du rêve, a été publié le même jour que Itinéraire pour Cesaria (9/19 et demi, sur l'excellent site Baoubaxter, recension par mon ami le Doc d'un poème de Roberto Bolaño, Un tour dans la littérature, qui rend hommage à Georges Perec, en commençant chaque entrée par J'ai rêvé. On peut lire ainsi :

32. J’ai rêvé que je rêvais et que je revenais chez moi trop tard. Dans mon lit je trouvais Mario de Sa-Carneiro dormant avec mon premier amour. J’arrachais les draps et découvrais qu’ils étaient morts, alors me mordant les lèvres jusqu’au sang, je retournais aux chemins vicinaux.

C'est par une lettre adressée le 14 mars 1916 à Mário de Sá-Carneiro que s'ouvre mon édition Bourgois du Livre de l'intranquillité. Ce poète portugais se donnera la mort le 26 avril de la même année, dans un hôtel du 9e arrondissement de Paris, près d'un mois après avoir annoncé son suicide par une lettre à son grand ami Fernando Pessoa. 

Le dernier paragraphe porte le numéro 57 :

57. J’ai rêvé que Georges Perec avait trois ans et pleurait, inconsolable. J’essayais de le calmer. Je le prenais dans mes bras, lui achetais des friandises, des livres à colorier. Puis nous allions sur les quais de New York et pendant qu’il jouait sur le toboggan je me disais à moi-même : je ne suis bon à rien, mais je serai là pour prendre soin de toi, personne ne te fera du mal, personne n’essaiera de te tuer. Ensuite il se mettait à pleuvoir et nous retournions tranquillement à la maison. Mais où était notre maison ?

A la section 30 du Livre de l'intranquillité, où ma dernière lecture s'est arrêtée, je lis : "Mon père, qui vivait au loin, se tua lorsque j'avais trois ans, et je ne l'ai jamais connu. Je ne sais toujours pas pourquoi il vivait loin de nous, et ne me suis jamais soucié de le savoir". L'hétéronyme auteur du Livre est Bernardo Soares ; de fait, Pessoa avait cinq ans à la mort de son père, qui vivait à Lisbonne avec sa famille. Je lis aussi un peu plus haut : "Je reconnais (non sans tristesse, peut-être) que je suis un homme au coeur sec. Un adjectif a plus de valeur pour moi que des larmes sincères, venues de l'âme. [...] Mais il m'arrive aussi d'être différent, de connaître les larmes les larmes brûlantes de ceux qui n'ont pas et n'ont jamais eu de mère ; et si mes yeux brûlent de ces larmes mortes, c'est au secret de mon coeur."

 



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