"Pendant que je sortais mon ordinateur personnel, nous nous sommes avoué qu'en apercevant les oiseaux qui se dirigeaient vers nous notre esprit avait paniqué. Nous avions cru qu'il s'agissait de drones ou même de missiles. J'ai ouvert mon ordinateur et googlé les perroquets. Mon ami s'est assis à côté de moi, coudes sur la table, m'a versé du vin, nos quatre yeux rivés à l'écran.
"Tu sais, ai-je dit, cette année a été remplie d'oiseaux. Je ne sais pas ce qui se passe. Tout a commencé avec mon horloge."
Deborah Levy, Le coût de la vie, Editions du Sous-sol, 2020, p. 144.
En même temps que j'achetais les deux volumes de l'autobiographie de Deborah Levy, je récupérai L'enfant rouge de Franck Venaille que j'avais commandé la semaine précédente. Ce dernier livre du poète, publié en 2018, l'année même de son décès, m'offrait une belle surprise : en amont du texte, la photo d'un merle dans ce que j'imagine être la rue de son enfance, la rue Paul-Bert.
Venaille le dit dès la première phrase: il part à la recherche de son enfance, en plein coeur du faubourg Saint-Antoine populaire et ouvrier de l'immédiat après-guerre. Lui, c'est l'enfant rouge, le Moi-de-onze-ans qui "possède un ami sûr : un merle noir au bec jaune qui chante et siffle l'Internationale." Il l'a nommé Avril, un mois de printemps. "Le garçon et l'oiseau aiment se rendre régulièrement au square de l'église Sainte-Marguerite, où la jeunesse pauvre, mais vraiment pauvre, joue avec ce qui lui reste des rêves du quartier." Avec cet imaginaire compagnon, il y refait le monde. C'est là aussi qu'accessoirement, il apprend "à rayer au couteau et à la fourchette les portes et le toit des voitures luxueusement garées au centre de notre territoire." Ce monologue poétique sautille comme le merle d'une notation à l'autre, d'un souvenir à une pensée du moment, avec des rafales de phrases courtes, ne sacrifiant jamais à l'ordonnancement bien huilé de mémoires ordinaires. "Ces multiples perceptions et réflexions, écrit Marc Blanchet dans Poezibao, déploient les harmoniques d’une vie à laquelle manque une fréquence plus heureuse, plus subtile – une voix autre qui se ferait entendre, et permettrait de passer d’une réalité commune à une réalité supérieure. C’est le merle noir Avril. Il est par son détachement terrestre la condition parfaite pour dédoubler la conscience et entamer un dialogue avec soi. Il permet à moi-de-onze-ans de poser une interrogation et sa perspective en lame de fond de ce livre comme d’un vaste travail d’écriture poétique d’ensemble : « Quelle est la fonction du langage ? — Dire la totalité d’une expérience, répond Avril. »
Rien ici encore de la complainte sur un bon vieux temps, mais la douleur est toujours présente, la douleur "à mille visages" :
"A la station Faidherbe-Chaligny je pense aux temps anciens. Mais la douleur à mille visages, qu'en dire ? La douleur, ah laissez-moi le temps de m'y faire ! Et dans notre nid quelle fut ma place préférée ? Mes yeux regardaient-ils cette inconnue, cette parisienne rue Paul-Bert ? Je peine à trouver le sens profond du mot bonheur. Ce qui me rend libre de me vautrer où bon me semble. Alors je mène le combat et je dis : ne laissez pas les merles noirs être, par le chagrin, traversés. Protégez-les." (p. 60)On voit bien que ce motif de l'oiseau noir, de ce merle baroque et moqueur, n'est pas un simple thème passager, une éphémère apparition symbolique, mais bien une figure centrale dans la poétique de Franck Venaille. Une autre surprise fut alors de retrouver une constellation sous beaucoup d'aspects semblable à la fin du second tome de l'autobiographie de Deborah Levy, Le coût de la vie, quand son meilleur ami vient lui rendre visite un soir, et que sur le balcon de l'immeuble qui tombe en ruine au sommet de la colline viennent se poser sur la rambarde trois oiseaux qu'ils identifièrent plus tard comme des cacatoès. Nadia, la femme de ce meilleur ami, arrive à quatre heures du matin et découvre son mari endormi par terre dans le salon.
"Je l'ai invitée à regarder les oiseaux.
Le cacatoès le plus bruyant faisait tournoyer un bout de pomme tavelée qu'il avait trouvé sur la table. Nadia voulait savoir d'où ils venaient.
J'ai répondu que je ne savais pas. Cette volée de trois était arrivée juste après minuit.
Nadia a levé les yeux vers le ciel et frémi comme si ce dernier cachait dans son infinité grise un certain nombre de volatiles exotiques prêts à se poser." (p. 149)
L'oiseau continue d'être au centre des méditations de l'auteure (mais sans doute méditations n'est pas le mot approprié et il vaudrait mieux parler de préoccupations ou même d'obsessions) dans le chapitre suivant qui commence par cette phrase où elle affirme parler à sa mère pour la première fois depuis sa mort : "Comment vas-tu, maman, où que tu sois ? J'espère qu'il y a des chouettes pas loin. Tu as toujours adoré les chouettes. Tu sais que quelques jours après ta mort je regardais les articles d'un grand magasin sur Oxford Street et j'ai vu une paire de boucles d'oreilles en forme de chouette avec des yeux en verre de couleur verte. J'ai été saisie d'une joie inexplicable. Je vais acheter ces boucles pour maman."Un peu plus loin, elle écrit encore : "Des oiseaux m'ont rendu visite toute l'année, d'une façon ou d'une autre. Certains sont réels, d'autres moins. / Mais tes chouettes sont vraies. J'ai arrêté de me demander pourquoi je suis obsédé par les oiseaux, cela a peut-être un rapport avec la mort et le renouveau."
Cette récurrence de l'oiseau n'a pas manqué d'être repéré par les lecteurs les plus attentifs, ainsi Tiphaine Samoyault dans En attendant Nadeau : "Une chaîne de thèmes et de motifs relie les deux livres et forme la trame trouée d’un récit fragmentaire où la narration le dispute à la réflexion, la description au manifeste. D’un titre à l’autre, on retrouve la couleur jaune – hommage à Charlotte Perkins Gilman –, les perroquets et toutes sortes d’oiseaux, les filles et les mères, le chocolat…"
En 2016, Pascal Quignard monte sur scène pour ce qu'il appelle une "performance de ténèbres". A ses côtés, l'actrice Marie Vialle pour qui il a déjà écrit trois spectacles, mais aussi des oiseaux, un bébé chouette ou une corneille. C'est La rive dans le noir, une symphonie chamanique, selon Anne Diatkine :
"Rien d’automatique ni d’obligatoire dans les mouvements de la petite chouette qui semble être une émanation de la paroi du décor et de la grotte Chauvet ou de la déesse Athéna. Et rien de plus beau que la concentration de Marie Vialle, de Pascal Quignard, et du public face à l’imprévisible et à la liberté de son vol. Pascal Quignard a conçu cette performance après la mort de sa mère et celle de Carlotta Ikeda, danseuse butô avec qui il avait créé Médéa en 2012. Les derniers mots du spectacle sont une supplique adressée à sa mère : qu’elle dise, en delà de la mort, rien qu’une fois, sans hurler, sans mordre, dans le pavillon de son oreille, son prénom. L’écrivain, qui était déjà apparu sur scène à la table avec Carlotta Ikeda, n’avait jamais été sur un plateau, sans la protection d’un texte, avec pour seul viatique «l’angoisse motivée» de la scène. Pour lui, comme sans doute le bébé chouette, c’est une première."
Pascal QUIGNARD – Sur scène, c’est de l’imaginaire. Mais il y a aussi du réel. Il fallait des animaux, car il fallait de l’imprévisible. Jacques Lacan disait que le réel c’est là où on se cogne : tout à coup quelque chose surgit, on se fait une bosse. Comment amener du réel ou de l’imprévisible sur scène ? Ce n’était pas difficile à trouver, même si j’ai mis du temps : ce sont les oiseaux sauvages. On ne peut pas prévoir ce qu’il vont faire. Dans ce cas il y a une impression de réel qui nous soumet à cet imprévisible. Je me souviens que lorsque nous avons joué à Tarbes, la corneille ne pouvait absolument pas voler, elle me montrait sa joue, une goutte de sang en coulait car elle avait une tique qui gonflait… Ça c’est le réel, c’est parfaitement émouvant comme contact. Cela ajoute quelque chose à la fabrication perpétuelle et mécanique. Je ne suis pas un grand amateur de télévision, mais les seules choses qui m’intéressent sont les choses en live, et surtout pas les choses complètement reconstruites.
Marie VIALLE – Quand je suis avec l’oiseau sur scène, j’ai un parcours, je sais quand je rentre et quand je sors. Mais l’oiseau permet une grande concentration et un grand abandon en même temps, c’est un état très particulier. Je ne connaissais pas le travail avec les oiseaux avant de faire La Rive dans le noir. Les oiseaux sont libres, ils peuvent partir. Hier soir, au cours de la représentation, la chouette est partie. Ce contact avec le vivant pur, avec l’animal, cela permet d’être juste avec ce qui se passe. Il faut être concentrée sur autre chose que soi-même, et cela permet un abandon, un vrai abandon. C’est un état de jeu, en tout cas de présence et d’être, qui est très surprenant, qui entraîne ailleurs."
A noter que l'éducateur d'oiseaux, qui prépare leur apparition et leur jeu sur scène, n'est autre qu'un certain Tristan Plot, dont l'ami Michel Thouseau (lui aussi grand ami des volatiles chanteurs) m'avait parlé un jour de manifestation.
Si j'évoque maintenant Pascal Quignard c'est aussi parce que j'ai acquis tout récemment son dernier tome de sa monumentale série Le dernier royaume, volume XI intitulé L'Homme aux trois lettres. Et peut-être ne l'aurais-je pas acheté sur le moment si je n'étais pas tombé en le feuilletant sur cette page 112 où il écrit :
"La liste de l'aube contient d'abord les merles qui chantent si bien, si clairement, si nettement, et qui volent tous leurs chants à tous leurs congénères,
même au rossignol au coeur de la nuit
même au rouge-gorge à la fin de la nuit, [...]"
Pascal Quignard dans La rive dans le noir |
1 commentaire:
Au 14 rue Paul-Bert il y a eu aussi les éditions Baleine, à peu près au niveau du merle de la photo. JiBé Pouy a eu un rôle essentiel chez Baleine, y dirigeant plusieurs collections. Dans plusieurs de ses romans apparaît l'écrivain allemand Arthur Keelt, imaginaire auteur du fameux roman Die Amsel, Le merle. Son roman n'est plus "imaginaire" depuis que Pouy l'a "traduit" en 2002 à l'Atalante.
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