vendredi 25 septembre 2020

Tempestaire 111

 « Car le travail du rêve est le premier voleur. Le rêve vole les valeurs de la veille. Il dérobe les silhouettes de la nature, les saveurs, les êtres du passé, toutes les choses une à une qui manquent, que l’on espère, les tacts, les contacts, les jonctions, tous les caractères qui permettent d’identifier les formes désirables.
Étrange prédation-souche au cœur de la psyché des animaux et des humains.
Toute silhouette désirable vient à son revenir, au cours du sommeil. Chez les tigres. Chez les femmes. Chez les oiseaux. Chez les enfants. Chez les loups. Chez les hommes. »

Pascal Quignard, L'Homme aux trois lettres, Grasset, 2020.

Retour sur ce singulier écrivain belge, Patrick Lowie, découvert le 8 septembre, jour de mon rêve de crue. Décrit ici par Pierre Guéry dans Diacritik :

 "En décembre 2013, à la sortie de son livre Amaroli Miracoli aux éditions Maelström, Patrick Lowie annonce à la RTBF qu’il s’agit du début d’une série littéraire de quarante épisodes accompagnée de performances musicales, intitulée Les chroniques de Mapuetos et jalonnée de nombreux récits de rêves. Elle est censée avoir été écrite par un certain Marceau Ivréa, qu’il prétend avoir découvert et dont il aurait recomposé le travail disparate. Dans la fiction littéraire de Lowie, Marceau Ivréa est présenté comme un écrivain belgo-italien retrouvé mort dans sa cellule de la prison de Saint-Gilles en Belgique, auteur de milliers de pages retrouvées dans une chambre du Grand Hôtel Liégeois de Bruxelles.

Depuis 2016, il écrit des portraits oniriques de personnalités sur le site Next-F9.com, portraits dans lesquels ce nom étrange de Mapuetos revient souvent…
Drôle d’histoire à tiroirs.

Entretien avec un bricoleur de rêves."

Cet entretien commence avec l'évocation d'une vidéo, réalisée, selon Lowie, par un jeune artiste brésilien, Marcelo Favaretto. Pierre Guéry note "la superposition de diverses langues barrant tout accès au sens de ce qui est dit en chacune de ces langues." Et parle d'un certain brouillage en exergue du projet. Ce que confirme Lowie : "Vous parlez, à juste titre, de brouillage, ce qu’on pourrait comprendre de façon péjorative ; mais le brouillage est le symbole du rêve justement, sa représentation visuelle dans le cinéma ou la photographie. Chez le réalisateur Jean Epstein par exemple, les symboles liés aux rêves sont toujours les mêmes : l’œil, le brouillage, les images au ralenti, les rouages de l’horloge, etc…"


Belle surprise bien sûr pour moi de retrouver cité le cinéaste Jean Epstein, qui s'était imposé ici même ces dernières semaines. Or, l'on retrouve cette idée de brouillage dans les mots mêmes de celui qui  assignait au cinéma la tâche de « brouiller l’ordre qu’à grand-peine nous avions mis dans notre conception de l’univers. » 

Rien n'est plus stimulant pour moi que ces rebonds imprévus : ce Jean Epstein, hier inconnu, refait surface, et ce qui n'apparaissait au départ que comme un cas certes intéressant mais au fond anecdotique se révèle finalement bien plus profond. C'est même un continent nouveau qui se profile, car Jean Epstein non seulement a filmé, mais a écrit aussi, énormément. Et ses Ecrits complets sont en cours de réédition (neuf volumes prévus). Certains sont d'ores et déjà accessibles sur le net, ainsi Le cinéma du diable, publié en 1947, que j'ai découvert en googlant "cinéma + rêve + Epstein".

"Pour Jean Epstein, écrit Laurent Le Forestier, le cinématographe serait une invention du diable, au sens médiéval de l'expression, parce que, par sa novation et ses caractéristiques, il pourrait générer une philosophie " antidogmatique, révolutionnaire et libertaire, diabolique en un mot."(...)
Pour Epstein, le cinéma diffère radicalement du langage oral et écrit et si une analogie est envisageable, elle se situerait plutôt "entre le langage du film et le discours du rêve". 

Il se trouve que j'ai emprunté à la médiathèque, à la suite de mon dernier article, l'ambitieux essai de Bernard Lahire, L'interprétation sociologique des rêves (La Découverte, 2018). J'avais déjà été tenté de m'y plonger l'an passé, mais les cinq cents pages annoncées avaient quelque peu calmé mon ardeur. Là, devant la prégnance soudaine du rêve dans mon existence, c'était comme si je ne pouvais plus reculer. L'audace de Lahire c'est de vouloir soumettre le rêve à l'enquête sociologique, alors que c'était un objet jusque-là quasiment ignoré des sciences sociales. Il se propose donc de repartir du modèle freudien, en en rectifiant les erreurs et les faiblesses, et aboutit donc à une théorie qui donne au rêve une signification liée tout à la fois aux expériences passées des individus (sans se limiter aux événements de la prime enfance) et aux contextes du moment.Or, j'ai été frappé, en parcourant Epstein, de la grande proximité avec ce que je venais de lire chez Lahire. Par exemple, ceci :

"Il existe une étroite parenté entre les façons dont se forment les valeurs significatives d’un cinégramme et d’une image onirique. Dans le rêve aussi, des représentations quelconques reçoivent un sens symbolique, très particulier, très différent de leur sens commun pratique et qui constitue une sorte d’idéalisation sentimentale. Ainsi, par exemple, un étui à lunettes en vient à signifier grand-mère, mère, parents, famille, en déclenchant tout le complexe affectif – filial, maternel, familial – attaché au souvenir d’une personne. Comme  l’idéalisation du film, celle du rêve ne constitue pas une véritable abstraction, car elle ne crée pas de signes aussi communs, aussi impersonnels que possible, à l’usage d’une algèbre universelle : elle ne fait que dilater, par voie d’associations émouvantes, la signification d’une image jusqu’à une autre signification à peine moins concrète, mais plus vaste, plus richement définie, mais tout aussi personnelle."

A mettre en parallèle avec ce passage :

"Pourtant, l'étude de rêves précis montre que Freud est tout à fait conscient du caractère extrêmement personnel des symboles du rêve, dans le sens où ceux-ci renvoient à des expériences particulières. Le rêveur ne retient de son rêve que les éléments les plus parlants pour lui. Ce sont des sortes de symboles personnels, qui représentent et condensent de nombreux aspects de son expérience. Ces "points nodaux où se rejoignent un très grand nombre des pensées du rêve" sont des éléments du rêve qu'il faut chercher à comprendre en s'appuyant pour cela d'abord et avant tout sur les représentations-associations du rêveur avant d'évoquer des symboles généraux ou universels." (p. 332-333)

 


Mais encore :

"Quand le sommeil la libère du contrôle de la raison, l’activité de l’âme ne devient pas anarchique ; on y découvre encore un ordre qui consiste surtout en associations par contiguïté, par ressemblance, et dont l’agencement général est soumis à une orientation affective. Le film, puisqu’il use d’images  semblablement chargées de valences sentimentales, se trouve plus naturellement capable de les assembler selon le système irrationnel de la texture onirique, que selon la logique de la pensée à l’état de veille, de la langue parlée ou écrite." [C'est moi qui souligne]

Qu'il faut rapprocher de ceci : 

"On parle parfois d'"association"  en confondant deux types de lien : l'analogie entre deux réalités (personnes, lieux, objets, situations, etc.) et le lien de contiguïté spatiale, temporelle ou logique (les deux réalités sont contextuellement liées dans l'expérience du rêveur, les deux réalités se sont succédé, l'une est la conséquence de l'autre). [...] Dans son Cours de philosophie au Lycée de Sens en 1883-1884, Durkheim soulignait déjà l'existence de ces deux types d'associations : "Il faut donc admettre au moins deux types : l'association par contiguïté et l'association par ressemblance. Telles sont les différentes espèces d'association des idées." (p. 310-311)

Qu'Epstein ait par ailleurs, en son temps, lu Durkheim, ne serait absolument pas étonnant, tant sa culture philosophique est présente tout au long de ses écrits.

Je reviens à l'entretien avec Patrick Lowie, et en particulier le passage suivant :

"J’ai promis que le quarantième épisode des Chroniques de Mapuetos apporterait des réponses, j’espère qu’il s’agit d’un pressentiment. Et j’ai choisi sans réfléchir le chiffre 40, mais je ne suis pas le premier à l’avoir utilisé. Tout est symbolique en effet et les Chroniques de Mapuetos sont surtout un jeu littéraire. Par exemple, les deux livres qui reprennent les portraits ont deux chiffres symboliques. Dans le premier, il y a 111 portraits (chiffre magique) et dans le second 66. Le 66 est un chiffre qui équilibre la vie spirituelle, physique et matérielle. Il y a des indices partout dans les sept premiers épisodes publiés. J’espère avoir assez de temps pour publier les trente-trois prochains épisodes, tout en sachant qu’un des épisodes sera un livre accompagné de tarots que j’ai l’intention de créer. Ma liberté, donc, consiste à ne pas avoir de plan de route et je pourrais dire que le projet Mapuetos avance un peu comme ces gens qui découvrent une ville en suivant des inconnus puis d’autres inconnus puis encore d’autres inconnus."

C'est ce nombre 111, que Lowie dit magique, qui m'intrigue, car il a surgi à plusieurs reprises dans les jours qui ont précédé le rêve de la crue, et donc la découverte de cet entretien. Comme souvent, c'était des plaques minéralogiques. Mais les jours qui ont suivi ont également été riches en 111. Ce fut (diversion amusante) un galet sur la table d'un restaurant des bords de Creuse (le Petit Roy pour ne pas le nommer) :

 


J'ai commencé hier l'écriture de cet article, et déjà au matin, allant au travail, j'avais croisé un 111 au carrefour de la route de Blois (j'ai constaté depuis longtemps que les carrefours sont les lieux les plus propices aux rencontres numérologiques). Après avoir bouclé une partie de ce texte, je suis allé à la boulangerie, et au carrefour de la rue Fontaine Saint-Germain et de la rue des Etats-Unis, un second 111 passa devant moi. Puis, en allant chercher mon fils, une voiture de pompiers, au même carrefour de Blois que le matin, afficha aussi un 111. Et enfin, à l'adresse où je m'arrêtai, était garé un 1116, qui conclua donc une belle série (le nombre n'en est pas d'ailleurs à sa première apparition, il a déjà émaillé une poignée d'articles ici et là).

La magie et le rêve sont  aussi dans Le Tempestaire, chef d'oeuvre terminal de Jean Espstein :




1 commentaire:

blogruz a dit…

Je découvre cet article aujourd'hui, or avant-hier j'ai appris que Bernard Werber avait imaginé les 111 vies antérieures du héros de La boîte de Pandore à partir d'un fait "réel": une voyante consultée à contrecoeur en 1997 lui avait vu 111 vies antérieures.
Ceci m'a fait modifier l'article que j'y avais consacré.
Par ailleurs le titre m'est particulièrement évocateur, en rapport indirect avec Werber, lequel songeait à abandonner l'écriture en 1997 après l'échec de son roman Les thanatonautes. Il y apparaissait des noms d'anges issus d'une série de 72 dont la section 216 du roman donnait l'origine. Werber m'a assuré ignorer que les noms de ces 72 anges étaient formés à partir de 3 versets consécutifs de l'Exode formés chacun de 72 lettres (216 en tout). Ce n'est qu'un aspect d'une constellation dont je donne quelques éléments ici.
Le lien avec le "tempestaire", c'est que Sinoué a aussi utilisé ces anges dans Les silences de Dieu, où leurs messages sont introduits par la formule "Tempesta unus" (j'ignore pourquoi).