Jeudi dernier, un autre fil de réflexion (autour d'Abraham et Isaac, qui émergera sans doute bientôt ici, mais l'heure n'est pas encore venue) me conduit à la médiathèque pour emprunter Donner la mort, de Jacques Derrida, un essai qu'il a fallu aller chercher au magasin. Comme d'habitude j'ai jeté un œil sur les livres désherbés. Et c'est donc là que j'ai trouvé Dans le café de la jeunesse perdue, de Patrick Modiano, un exemplaire qui portait le tampon de la Bibliothèque Beaulieu. Pour un euro, le voici donc tombé dans mon escarcelle. Peut-être le possédais-je déjà, je ne savais plus. Ce n'était pas le cas, je l'avais lu en janvier 2013 mais j'avais dû l'emprunter justement à la médiathèque.
Trace est conservée sur le blog de cette première lecture, avec cet article du 14 janvier 2013, Horizons perdus. Suivi le 21 janvier d'un texte du Doc : Guy de Verre … « La recherche du lierre perdu » !*
Pourquoi revenir sur ce roman ? Eh bien tout simplement parce que le personnage central n'est autre que Kaki, la Jacqueline Harispe du récit de Philippe Jaenada. Sauf que Modiano la présente comme Jacqueline Delanque surnommée Louki, et qu'il s'inspire très librement de l'histoire de la jeune femme. Jaenada le mentionne bien sûr au début de sa quête bistrotière. Je l'ai relu aussitôt, avec un très grand plaisir. J'en avais oublié, depuis onze ans, bien des détails, et en premier lieu la citation en exergue de Guy Debord : "A la moitié du chemin de la vraie vie, nous étions environnés d'une sombre mélancolie, qu'ont exprimée tant de mots railleurs et tristes, dans le café de la jeunesse perdue."
Cette sombre mélancolie, je l'avais épinglée chez Jaenada. Sur mon agenda, j'ai recopié cinq passages, pas un de plus, de son livre de plus de quatre cents pages. Et le premier était celui-ci : "Je sentais au volant une petite nappe de brume, ou un bourdonnement, en moi, difficile à identifier, ce n'était pas de la nostalgie, je ne regrette pas cette période, je suis bien maintenant, de la mélancolie peut-être, mais pas la "sombre mélancolie" de Debord ; comme une mélancolie claire et légère, même si c'est antinomique. Une sensation de vertige." (p. 112-113)
Chez Moineau en 1956, par Ed van der Elsken |
A vrai dire, ce passage je ne l'avais pas pointé pour la référence à Debord mais parce qu'il évoquait le vertige, mon inlassable thème de méditation. La seconde citation prolongeait la première, Jaenada avait posé ses valises à Saint-Jean-de-Monts : "Je me dis aussi que cela explique cette vague sensation de vertige que j'éprouve depuis Dunkerque, je tourne sur un très grand manège." (p. 158)
Et c'est sur ce mot même de vertige que s'achève le livre (et pardon de spoiler si vous ne l'avez pas lu) : "Kaky est montée là, face à la rue, elle se tient d'une main derrière elle à cette barre. Son grand cœur, étrange, malheureuse. Je me penche légèrement, je regarde en bas, les éclats de verre dans le caniveau. Une seconde quarante-six. Je regarde ma main, je regarde en bas. J'ai le vertige. "(p. 478)
Chez Moineau, à Paris, en 1953. Jacqueline Harispe, alias Kaki, est la deuxième en partant de la gauche. (Ed van der Elsken. Nederlands Fotomuseum) |
Je ne peux résister à citer le quatrième passage de Jaenada transcrit dans mon agenda : "Mais même si plus grand chose ne me surprend, même si la vie est une gigantesque toile de coïncidences troublantes, je reste un moment médusé en apprenant que, parmi toutes les victimes et tous les assassins possibles dans Paris, l'ancien admirateur aigri de Kaky a été tué par le meilleur ami du mari de Sarah, vingt ans après leur amitié, leurs soirées chez Moineau." (p. 446)
La vie, gigantesque toile de coïncidences troublantes. En voici une autre, de coïncidence, qui s'est déclarée cette nuit-même où je relus Dans le café de la jeunesse perdue. Trois jours plus tôt, j'avais récupéré un autre livre du Goncourt des détenus, Dors ton sommeil de brute, de Carole Martinez. F. l'avait lu et apprécié, mais je ne l'avais pas encore ouvert. Jeudi soir, après avoir revu Le Nom de la rose à l'Apollo, j'avais eu une courte conversation sur le trottoir avec Eric, le référent de Lire pour en sortir, et, sans que je l'évoque moi-même, il m'avait dit beaucoup de bien de ce roman. Et donc, un peu plus tard, alors que j'étais plongé dans Modiano, cette insistance, cet écho redoublé, me traversa l'esprit. Je connais les ruses de l'attracteur étrange pour me mettre discrètement sur une piste. Je suis allé chercher l'ouvrage qui était encore dans le sac transparent que je prends pour me rendre à la Centrale. Je l'ouvre et tombe sur le poème de Baudelaire dont un vers lui donne son titre.
LE GOÛT DU NÉANT
Résigne-toi, mon cœur ; dors ton sommeil de brute.
Esprit vaincu, fourbu ! Pour toi, vieux maraudeur,
L'amour n'a plus de goût, non plus que la dispute ;
Adieu donc, chants du cuivre et soupirs de la flûte !
Plaisirs, ne tentez plus un cœur sombre et boudeur !
Le Printemps adorable a perdu son odeur !
Et le Temps m'engloutit minute par minute,
Comme la neige immense un corps pris de roideur ;
Je contemple d'en haut le globe en sa rondeur
Et je n'y cherche plus l'abri d'une cahute.
Avalanche, veux-tu m'emporter dans ta chute ?
Je ne vais pas plus loin pour ce soir. Le poème m'a suffi, m'a comblé d'une certaine manière. Je sais que j'y reviendrai.
Je reviens à Modiano. Je parviens à la page 96, où je lis, avec une sorte de sidération :
"Et puis la vie a continué, avec des hauts et des bas. Un jour de cafard, sur la couverture du livre que Guy de Vere m'avait prêté : Louise du Néant**, j'ai remplacé au stylo bille le prénom par le mien. Jacqueline du Néant."
Je ne suis pas allé plus loin cette nuit-là.
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* Avec une erreur sur le nom du personnage : Guy de Vere et non Guy de Verre.
** "Louise de Bellère du Tronchay, dite Louise du Néant, est une mystique française née en 1639 et morte en 1694. Elle est connue pour ses lettres envoyées à ses confesseurs, témoignage de la vie à la Salpêtrière au XVIIe siècle, mais surtout du basculement de l'expérience mystique vers l'état pathologique."(Wikipedia)
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