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mardi 24 novembre 2020

Sent vibrer en lui la divinité du vertige

"Ce fut comme un long orage où tous prirent peur. Quand les premiers livres typographiques sortirent des premières presses de l'Histoire de l'Europe du Nord, sur les bords de l'Ill, toutes les sociétés d'Europe voulurent les interdire. La lecture individuelle souffla comme une tempête. La psychè à l'état libre fit peur à l'ensemble des régimes, des hiérarchies religieuses, des groupes communautaires si inconsciemment associés à leur langue. Le roi Louis XI envoya un homme à Strasbourg, là où avait été écrite pour la première fois la langue française sous la main du comte Nithard, en sorte de s'attacher les imprimeurs."

Pascal Quignard, L'Homme aux trois lettres, Grasset, 2020, p. 163.

Nithard, au coeur du roman Les Larmes (2016) de Pascal Quignard, resurgit donc dans le dernier tome publié de la série Le Dernier royaume (XI), dont j'ai achevé récemment la lecture. Il y évoque donc Louis XI, qu'il nomme "seul grand roi de la lettrure" : "La coiffe de drap gris, la modestie errante, le hibou nocturne, Louis XI est le seul roi de France qui aimât lire." Et qui prit la défense des imprimeurs, assurant vouloir les protéger de l'imputation de sorcellerie dont on commençait à les soupçonner. Il autorise le Savoyard Guillaume Fichet (1433-1480), socius de la Sorbonne, docteur en théologie en 1469, et le Rhénan Jean Heynlin, également docteur en théologie et alors prieur de Sorbonne, à établir un atelier d’imprimerie dans le prestigieux Collège.*

C'est dans ce livre encore que je retrouvai le vertige, dont j'ai cessé d'inventorier les apparitions, mais qui demeure si prégnant que parfois j'en conçois quelques regrets. Là, c'est dans un paragraphe isolé de la page 126 :

"Ce qui me retenait dans le classicisme français, c'est qu'il présentait une esthétique qui ne reconnaissait aucun autre but à la création littéraire que la lecture.
Dans le classicisme ce n'est pas à Dieu que s'adresse le livre, c'est au lecteur.
Le lecteur comme vertige.
Le lecteur est le vertige propre à la littérature classique. (Dans la littérature romantique, le livre, c'est l'auteur.)"

Vertige que l'on débusque encore dans l'entretien que Quignard a accordé à Libération (édition du 21/22 novembre) :

"Être au onzième tome d'un grand œuvre, n'est-ce pas être sur une voie ?

Non, c'est un état d'immersion. La pensée construite volontaire n'est pas pour moi. Ni le rêve absolu, rêver pour les autres, car je ne suis pas chamane. Mais les états d'absorption, de contemplation, des états où l'on perd le sens du temps... Se retrouver dans une bulle étrange, c'est ce qu'on appelle en psychiatrie la quatrième état, c'est ça qui m'intéresse. Ce n'est pas l'hypnose non plus qui est lié au langage Mais c'est un état d'engloutissement, le bonheur. C'est ça que je cherche, depuis tout petit enfant.

Etait-ce un refuge ?

Ce n'est pas un refuge, mais un vertige, une extase. Autant s'occuper de la mort, je trouve cela douteux, autant se laisser absorber complètement par la sensation, par le sensoriel, je trouve cela parfaitement magnifique."

Le vertige c'est encore ce qui clôt la septième partie du premier texte de Jean Epstein dans ses Écrits complets, ce Mage d'Ecbatane où l'Eau invoque la Lune :

"O Lune, je suis l'Eau ; je suis grande et je teins ma robe aux couleurs de tes songes.
Et seule tu sais pourquoi l'homme à me regarder longtemps couler sent vibrer en lui la divinité du vertige." (p. 41)
Coeur fidèle, Jean Epstein

Et enfin, le vertige est une nouvelle fois au coeur du propos de Camille de Toledo dans l'émission de France Culture, La Suite dans les idées, de Sylvain Bourmeau, du 21 novembre dernier (vous pouvez écouter à partir de la 35ème minute), qui traitait de la question de l'identité :

"Pour finir avec une question qui, moi, m'inspire beaucoup... Moi, vous savez, j'ai travaillé pendant des années sur la notion de vertige (...) Je parle de vertige, certains parlent de trouble. Et dans ces études, ce travail de thèse sur le vertige, vertige des noms avec Pessoa, vertige de la fiction avec le Quichotte, vertige des temps avec Sebald, vertige de l'indice documentaire, de l'usage de l'archive même chez Sebald, tout ce travail je l'ai fait pour qu'on comprenne les opérations que j'accomplis dans Thésée, pour qu'elles servent de soubassement théorique. Et une des questions que je me posais sans cesse dans ce travail sur le vertige, c'était une question en rapport avec le Quichotte. Le Quichotte est un devenir, il requalifie le monde sans cesse par la fiction et il se débat avec un réel que Sancho Panza ne cesse de ramener, et à la fin de sa vie - et c'est avec ça que je pourrais peut-être terminer -, à la fin de sa vie, je me demande : est-ce que c'est le Quichotte qui meurt ou est-ce que c'est l'état-civil du sieur Quixada de la Manche, cet hidalgo qui a rompu avec son lieu, sa bibliothèque, avec sa maison pour se faire chevalier errant ? Et voilà, pour moi, l'essentiel de la vie du Quichotte tient dans cette requalification par la fiction, requalification du monde."

Don Quichotte et Sancho Panza traversant la Sierra Morena

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* Les imprimeurs exprimèrent à Louis XI leur reconnaissance pour son accueil bienveillant et lui firent l'hommage de leurs personnes et de leur industrie : « On nous traite ici à Paris, ville capitale de votre royaume, non comme des gens du pays, des habitants ou de simples hôtes, mais comme des bourgeois jouissant de toutes leurs libertés. Ce traitement est si doux, que nulle part, nous ne saurions trouver une plus grande liberté que celle dont nous jouissons à présent, grâce à vous, Roi très pieux, nous qui, uniquement soutenus par votre clémence, avons le plus vif plaisir de contribuer à l'illustration de votre très heureux règne en imprimant des livres. » Le roi accorda plus tard leur naturalisation. Voir ici.


mardi 26 mars 2024

La vie a commencé par un vertige

J'avais feuilleté quelques pages du livre sur Léon Spilliaert surgi à la brocante des Marins dès le premier stand rencontré, et j'étais tombé sur Vertige, une oeuvre de 1908. Et ceci balaya le peu de doute qui me restait : on connaît ma fascination pour le champ magnétique qui entoure la notion de vertige, il fallait donc absolument que j'entre en possession du volume.

Vertige, 1908, lavis d'encre de Chine, aquarelle et craie de couleur sur papier. Ostende, 64 x 48 cm.

Anne Adriaens-Pannier évoque le peintre en homme du Nord, "accoutumé au spectacle des effets déformants qui transforment en vision hallucinantes les figures les plus innocentes. [...] Perchée au sommet d'un escalier qui semble circulaire et offrir peu de soutien, une femme, le voile battant au vent, entame une périlleuse descente. Que peut exprimer le titre Vertige, si ce n'est une expérience d'insécurité, de perte de confiance et d'images visionnaires présageant une fin violente." (p. 54) Je ne suis bien sûr pas le seul à éprouver une étrange attirance pour le vertige, c'est sans doute même une expérience plus commune qu'on ne peut croire. Le blog littéraire belge Le Carnet et les Instants, quand il chronique Le mystère Spilliaert, un roman de Kate Milie, intitule son article Vertige.

"Au départ, un vertige : l’autrice est envoûtée par « l’homme chancelant » qui transcende La nuit, un tableau exposé au musée d’Ixelles :

Un homme, vu de dos, vêtu d’une redingote, coiffé d’un haut-de-forme, erre la nuit, en bord de mer, le long des majestueuses Galeries royales d’Ostende. Il semble tituber, tend une main hagarde vers les imposantes colonnes. Qui est cet homme ? Un noctambule égaré sur la digue après la fermeture des cabarets ? Un promeneur perdu ? Un être dévasté venu confier une douleur intenable à la mer ? 

La passion s’élargit au créateur de l’œuvre : « Ma décision est prise, je vais écrire sur Léon Spilliaert. »
La Nuit, 1908, lavis d'encre de Chine et pastel bleu sur papier, Coll. de l'Etat belge, 48 x 63 cm.


"Chaque personnage du récit contemporain semble blasonné par une toile majeure du peintre." Ainsi un certain William se sent-il irrésistiblement relié à Vertige : "Une femme toute de noir vêtue, les vêtements et le foulard fouettés par le vent, assise au sommet d’une tour-escalier (ndlr : une ziggourat ?) dont les marches gigantesques rendent impossible toute échappée, regarde, impassible, l’horizon."


Autre motif d'étonnement : le chroniqueur du blog, Philippe Rémy-Wilkin, ne pouvait manquer d'être interpellé par le roman de Kate Milie, ayant été lui-même l'auteur d'une nouvelle, en 2019, intitulée Vertige !, chroniquée dans le même blog belge par Véronique Bergen : 

"Le récit Vertige ! est bâti à l’image du tableau Vertige, l’escalier magique de Spilliaert, qui figure en couverture. Avec brio, entre impossible anamnèse et démon de la logique, Philippe Remy-Wilkin campe une fiction aussi entêtante qu’un breuvage. Sur fond d’un questionnement sur le règne de Léopold II, sur les coulisses sanglantes de la colonisation du Congo, une machine infernale (au sens de Cocteau) se met en place : à l’occasion d’une mystérieuse invitation à se rendre au Musée de Tervueren, le narrateur se retrouve embarqué dans une tectonique des plaques touchant l’Histoire et son histoire familiale. Rythmée par la voix posthume de la mère, l’architecture du récit adopte un mouvement tout en spirale."

 


J'ai retrouvé La Nuit , reproduite dans le court essai que Stéphane Lambert a consacré à Léon Spilliaert, Etre moi toujours plus fort (Arléa, avril 2020), lu d'un trait le 15 mars dernier. L'écrivain se fond dans les pas du jeune Spilliaert arpentant  les digues solitaires à la faveur de la nuit, il semble que ce soit lui, le promeneur chancelant :

"Je n'ai pas d'identité arrêtée. Je devine un bateau traversant de gauche à droite le champ de la mer. Je voyage avec lui. Combien d'hommes à cette minute précise sur la mer, alors que d'autres dorment en paix ? En paix, vraiment ? Les lampadaires projettent de longues bandes lumineuses sur le sable alors que les cabines de bain s'alignent sagement le long de la Galerie royale. Et sous ce calme, gît un cri. Silhouette élancée d'un dandy se découpant dans le noir, cinglant la nuit." (p. 19)


On ne s'étonnera pas de retrouver une fois encore dans ce livre le vertige, car Stéphane Lambert en avait déjà fait un motif central dans l'étude qu'il a consacré à Nicolas de Staël, Le vertige et la foi. Il est ici présent dès les premières pages :

"Je suis un si mauvais interprète du rêve des autres : j'en ai trop moi-même. Je les pourchasse fiévreusement. Et je m'enfonce dans leur obscurité. Par où commencer ? Par un vertige. La vie a commencé par un vertige. J'ai cru que le bruit de la mer allait m'engloutir. Puis ce bruit est resté - et j'ai toujours eu peur. C'est là qu'on m'a fait naître. Au bout du monde, face à la mer - dans cette frontière poreuse entre le solide et le trouble." (p. 13-14, c'est moi qui souligne)

Léon Spilliaert - The Hofstraat in Ostend, 1908, collection particulière


mercredi 24 mars 2021

Le grand vertige de la vie qui bascule

"Lorsque je suis allé à Djémila, il y avait du vent et du soleil, mais c’est une autre histoire. Ce qu’il faut dire d’abord, c’est qu’il y régnait un grand silence lourd et sans fêlure – quelque chose comme l’équilibre d’une balance. Des cris d’oiseaux, le son feutré de la flûte à trois trous, un piétinement de chèvres, des rumeurs venues du ciel, autant de bruits qui faisaient le silence et la désolation de ces lieux."

Albert Camus, Noces, Le vent à Djémila

Alors j'ai lu Un vertige d'Hélène Gestern, court récit d'une soixantaine de pages lui-même suivi d'un récit encore plus court, La séparation.

Un vertige. On peut s'interroger sur ce titre, qui n'est pas véritablement explicité dans le texte. Désigne-t-il l'effet de cette rupture amoureuse qu'elle conte dès le premier chapitre ? Suivie de retrouvailles sept ans plus tard, qui conduisirent au même chaos. Toujours est-il que le mot vertige affleure en plusieurs endroits, que je me propose ici d'inventorier. En même temps je constatai l'émergence parallèle d'un autre motif, auquel j'avais failli consacrer une chronique lorsque je découvris (bien tardivement) Noces d'Albert Camus, car il est, sans doute aucun, l'un des traits saillants de cette prose magnifique : le silence.


Première occurrence, chez Hélène Gestern, du vertige page 20 (de l'édition Folio dont je me sers) :

"Durant les fêtes, j'ai séjourné trois jours à Paris, dans l'appartement que m'avait laissé une amie durant son absence. J'ai passé le lendemain de Noël à parcourir le quartier et les lieux qui avaient été les nôtres : les librairies, le Ve arrondissement, le jardin des Plantes. Chaque pas était un vertige, j'étais dans une sorte de mort intérieure, tout m'apparaissait blanc et silencieux, irréel, je ne savais plus au fil des rues ce qui restait de moi"
Désorientation, sensation de vide et d'irréalité à reparcourir les chemins qui furent autrefois ceux de l'amour partagé. L'espace est blanc et silencieux. Silence que l'on retrouve à la page suivante : la narratrice est reparti début janvier en Normandie, dans une abbaye, afin de consulter des manuscrits et elle écrit : "Dans ma chambre, le soir, j'écoutais le silence, absolu, car peu de rumeurs du monde parvenaient  jusque-là."

Cette alliance, et j'ai même envie de dire cet alliage, du vertige et du silence se retrouve page 31:

"Le temps, dévastateur, vient poser une nappe étale d'indifférence sur la situation. Le désir meurt, la souffrance du désir en même temps que lui. Le corps glisse dans son propre vertige, un espace très blanc et très silencieux où plus rien n'a droit de cité, surtout pas la pensée de l'autre." [C'est moi qui souligne]
Ce que m'évoque aussi ce passage c'est le motif proustien de l'amour oublié dans Albertine disparue : "sans sa pulsation aortique [de la jalousie], le "très haut amour", écrit encore Gestern, souvenir dévitalisé qu'aucun désir ne colore plus, n'est que le résidu d'une passion morte." Très haut amour renvoie bien sûr au poème de Catherine Pozzi, qui fut l'amante de Paul Valéry de 1920 à 1928.

Très haut amour, s’il se peut que je meure

Sans avoir su d’où je vous possédais,

En quel soleil était votre demeure

En quel passé votre temps, en quelle heure

            Je vous aimais,

La référence n'est pas anodine, car cette liaison avec Valéry est aussi une histoire toute de brûlures et de ruptures. Gil Pressnitzer écrit justement que « Vénus tout entière à sa proie attachée », elle ne pouvait posséder son amant fuyant. Elle l’orgueilleuse, ne pouvait être que la maîtresse que l’on cèle, que l’on scelle, que l’on dissimule. Après la rupture, elle ne voudra que d’une solitude fiévreuse, totale, noire. « Le prince des poètes » avait la lâcheté des hommes. Il n’en sortira pas indemne lui aussi. Les disputes incessantes, les séparations mille fois consommées, les retrouvailles en pleurs les auront tous les deux dévastés. Car il s’agit plus d’une union mystique que d’une union physique."

« Je ne sais plus si ton bras est autour de mon esprit ou ta pensée appuyée à mon corps qui te cède ». 

Catherine Pozzi et Paul Valéry

Nous retrouvons silence et vertige dans le chapitre intitulé Corps, où Hélène Gestern se dit persuadée que l'amour nous modifie biologiquement :

"Dans les jeux de l'amour, qui confondent la barrière des identités, nous rendant poreux, vulnérables, perméables, ouverts et offerts, il pourrait y avoir quelque chose qui nous ramène à la chaleur première, au cercle paisible de la chair autour de la chair, quand nous respirions encore dans un monde de silence amniotique où le froid n'avait pas pris possession de nous." (p. 42)
La rupture consommée, il faut alors composer avec le manque. Le corps devient île que seul le chat peut toucher, un fardeau quotidien sur quoi l'on doit "imprimer des attitudes, des expressions destinées à faire croire aux autres que je suis en vie alors qu'à l'intérieur tout est vide et blanc." Et la crainte survient que jamais ce corps ne puisse être à nouveau ému :

"Réapprendre la grammaire du corps d'un autre, même s'il m'arrive d'en avoir le désir fugitif, me paraît une tâche insurmontable, car ma masse organique s'est pétrifiée dans la chair de celui qui lui parlait un langage de splendeur et de vertiges."
Le dernier couple silence/vertige se situe dans le dernier chapitre, Écrire. "Écrire n'a pas été salvateur, écrit-elle. La grande souffrance s'est faite dans le silence." Et, un peu plus loin, elle s'interroge sur la "force qui nous pousse, au mépris le plus élémentaire de nous-même, dans des amours invivables, sur ce que cela suppose de défaillance - puisque l'on finit par tout abdiquer -, de masochisme et de désir de mort. Mais aussi sur la valeur intrinsèque de cette démence, celle qui nous porte hors de nous et nous permet de voir de près, au moins une fois, le grand vertige de la vie qui bascule."

Dans ce récit bref, tranchant, découpé comme au scalpel, d'autres échos étaient perceptibles, bien familiers pour moi aujourd'hui. Il y avait d'abord cette histoire de Noël solitaire, ces marches dans le centre de Paris, la mention du jardin des Plantes. C'était encore une fois, on l'aura deviné, la grande ombre de Sebald qui s'étendait sur ces lignes. D'autant plus qu'à la phrase suivante, elle raconte être allée voir le lendemain, avec un ami à peu près aussi mal en point qu'elle, une exposition sur les émigrés d'Ellis Island, "renouant avec ma fascination ancienne pour les gens sans lieu, leur regard si fixe, si grave, si poignant sur ces photographies où presque aucun d'eux ne sourit."*

Mais le plus troublant c'était encore un chapitre titré Bibliothèque nationale. Lorsqu'elle a commencé, dit-elle, à fréquenter le bâtiment Tolbiac, rebaptisé par la suite François Mitterrand, "le quartier était encore en chantier et l'avenue de France un morceau d'asphalte ouvrant sur du vide. Je crois que T. et moi étions ensemble quand j'ai pris ma première carte."

La bibliothèque est devenu pour Hélène Gestern un lieu de repli presque foetal, où là aussi le silence a tous ses droits :

"Il m'arrive aussi de plus en plus souvent, d'y aller pour rien, avec mes propres livres, et de passer simplement  quelques heures à écrire dans cet espace de silence, dont j'aime la géométrie et le calme, une fois franchi le sas utérin de l'entrée qui renvoie l'univers extérieur au loin." (pp. 59-60)

Mais cet espace n'est pas aussi pacifié que l'on pourrait croire. Six mois après la première rupture, où T. avait annoncé quitter l'Europe, elle le voit de dos, dans un couloir de la Bibliothèque, non seulement il n'avait pas quitté l'Europe mais, ajoute-t-elle ironiquement, "son chagrin avait trouvé une jolie et blonde compagnie." Sept ans plus tard, "au printemps de nos retrouvailles, nous sommes retournés à la Bibliothèque nationale ensemble. Il me disait qu'il n'avait jamais été aussi heureux dans ces lieux que ce jour-là." Un bonheur qui fut donc bref, et il a fallu revenir. Sans lui. "Remettre ses pas dans le vide du présent, refaire seul l'itinéraire enchanté que l'on fit à deux, sur une esplanade devenue chemin de croix. Le silence était surnaturel, je tournais dans un espace métamorphosé et inquiété par sa présence."

Une esplanade que Sebald évoque ainsi dans Austerlitz :

"Une fois gravies les quatre douzaines de marches aussi raides qu'étroites, opération qui même pour les visiteurs assez jeunes ne va pas sans danger, dit Austerlitz, vous voici sur une esplanade couverte des mêmes madriers striés, délimitée aux quatre coins par les tours de vingt-deux étages de la Bibliothèque et couvrant la surface approximative de neuf terrains de football, qui, littéralement parlant, vous en impose et vous écrase." (p. 375)
Après cette digression gesternienne, nous allons remettre nos pas dans la pérégrination sebaldienne.

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* Dans une étude pour la revue en ligne Textimage, intitulée Écrire avec et contre l’image,
dispositifs de l’enquête mémorielle dans Récits d’Ellis Island, histoires d’errance et d’espoir
de Georges Perec et Robert Bober et Les Emigrants de W. G. Sebald, Marie-Jeanne Zenetti ouvre par cette citation d'Austerlitz, p. 109 :

"Ce qui m’a constamment fasciné dans le travail photographique, c’est l’instant où l’on voit apparaître sur le papier exposé, sorties du néant pour ainsi dire, les ombres de la réalité, exactement comme les souvenirs, dit Austerlitz, qui surgissent aussi en nous au milieu de la nuit et, dès qu’on veut les retenir, s’assombrissent soudain et nous échappent, à l’instar d’une épreuve laissée trop longtemps dans le bain de développement."

Perec, autre écrivain majeur pour Hélène Gestern

lundi 30 janvier 2023

Trois résonances

Trois résonances à des articles récemment publiés. Je les consigne ici sans souci de les relier entre elles, comme elles me sont venues.

1/ Dans Avatar et l'impasse de l'Océan, j'ai signalé les échos océaniques enregistrés après la vision du film de James Cameron, dimanche soir 15 janvier. Or, le lendemain, lundi matin, je découvre dans la revue en ligne Diacritik l'entretien de Johan Faerber avec Camille de Toledo, au sujet de son dernier essai Une histoire du vertige. On sait la place que le vertige tient dans mes enquêtes (j'y ai même consacré un blog spécifique  - Fixer les vertiges - où je notais au jour le jour les occurrences du vertige - blog que j'ai tenu jusqu'à ce que la lassitude apparaisse), et je n'ai donc pas tardé à acquérir ce livre qui prend la suite d'une série de conférences données en 2017. Je reviendrai bientôt sur cet essai très important. Ce que je voudrais simplement mentionner pour l'instant, c'est l'apparition en son sein du motif océanique :

"Notre espèce humaine dépend d’un grand nombre d’appuis sémiotiques qui sont arbitraires et branlants. Le vertige nait quand nous perdons nos attaches, soit quand les codes qui nous rattachaient à la vie tremblent ; si bien que la forme que le sujet a prise se dissout ou est menacée. Dans la multiplication des langues et des codes qui est au cœur de la vie des modernes, les appuis sémiotiques sont plus instables. Les repères changent de plus en plus souvent. C’est à bien des égards comme ça que je comprends les chimères des différentes réactions : de Donald Trump à Bolsonaro aux mouvements d’extrême-droite européens. J’en parlais déjà dans L’inquiétude d’être au monde. Ils se manifestent comme un rejet du trouble qui vient, qui est là, de l’impermanence, de l’entrelacs, de la porosité des êtres. Ils rêvent de reconstruire les catégories de la certitude. À l’inverse, celui qui accueille le trouble, l’inquiet, les vertiges du temps, de la fiction, du réel, fait une œuvre pour l’avenir. Il nous apprend à tenir dans les vertiges. Dès 2009, je parlais dans Le hêtre et le bouleau de « pédagogie du vertige ». Nous devons préparer aux vertiges, à la vie vertigineuse. C’est-à-dire nous rendre à la porosité, à l’incertitude. Le chemin de cet accord, de cette acceptation, met sur la voie de cet « espoir océanique ». Ce moment où nous acceptons ce qui a lieu depuis la vie, depuis la science, qui nous montre que nos frontières sont floues, que nous sommes de partout entrelacés, que nous dépendons les uns des autres, que nous sommes intriqués. J’ai donc une lecture très scientifique de ce motif de « l’océanique » qui est apparu dans les années de l’entre-deux guerres, au siècle dernier. Et cet océanique pointe un vertige de l’emmêlement des formes de la vie. C’est vertige de l’extase, de la sortie de soi, de l’aperture du Je au plus vaste, à l’immensité des relations." (C'est moi qui souligne)

 


2/  "Giono "le terrien" au pays des merveilles livresques est comme "Ishmael" le marin en route vers New Bedford, rêvant aux processions des nuées aux formes caractéristiques, ce qui est bien illustré lors des prolégomènes à sa traduction de "Moby-Dick": "Mais bien avant d'entreprendre ce travail, pendant cinq ou six ans au moins, ce livre a été mon compagnon étranger. Je l'emportais régulièrement avec moi dans mes courses à travers les collines... ces grandes solitudes ondulées comme la mer... Levant les yeux de la page, il m'a souvent semblé que Moby Dick soufflait là-bas devant, au-delà de l'écume des oliviers, dans le bouillonnement des grands chênes."

Suite à ce commentaire d'Alain Sennepin (dont je ne donne ici qu'un extrait) sur Le barattement des cyclones, où il revenait sur le Jean Giono du Roi sans divertissement, avec un passage de Pour saluer Melville, j'ai emprunté à la médiathèque le volume III de la Pléiade consacré à ses œuvres romanesques. Pour saluer Melville en faisait partie. Et je ne manque pas d'être saisi par la survenue du thème biblique de la lutte de Jacob avec l'Ange :

"Depuis quinze mois qu'il est dans le large des eaux, il se bat avec l'ange. Il est dans une grande nuit de Jacob et l'aube ne vient pas. Des ailes terriblement dures le frappent, le soulèvent au-dessus du monde, le précipitent, le ressaisissent et l'étouffent. Il n'a pas cessé un seul instant d'être obligé à la bataille. S'il en a "marre", s'il est rompu, s'il tombe sur sa couchette : il se bat avec l'ange ; s'il saute dans la baleinière, s'il chevauche des orages de fer, s'il s'affronte au mufle dégoûtant des énormes poissons de l'abîme : il se bat en même temps avec l'ange ;  s'il est de vigie, s'il est dans les voiles, s'il est dans les cordages, s'il est dans l'huile, s'il est dans le feu, s'il est dans le charnier des entrailles du Léviathan : il se bat avec l'ange .  et quand le plomb des grands calmes pèse sur des milliers de milles, que toutes les forces du monde dorment, que même captain Pease s'est écroulé : lui se bat avec cet ange terrible qui éclaire de sa bataille l'impénétrable mystère des dieux et des hommes. (...)"

Ce très beau  morceau se termine par une phrase formant paragraphe : "Bienheureux ceux qui marchent dans le fouettement furieux des ailes de l'ange." Une phrase qui fut le titre d'un article le 2 août 2020, phrase que j'avais découverte avec L'autre Eden de Bernard Chambaz : 

"En retour, Martin voudrait lui confier un souvenir de lecture mais Jack le prévient qu'il serait temps de mettre le cap sur l'Aquarium pour voir les méduses. Avant qu'ils ne s'évanouissent dans les vestiges de la forêt primaire, il lui glisse à l'oreille une phrase énigmatique où il est question de tendresse timide et de coeur forcené.


Et personne n'y peut rien si j'entends l'écho d'une autre phrase qui me talonne depuis une éternité. "BIENHEUREUX CEUX QUI MARCHENT DANS LE FOUETTEMENT FURIEUX DES AILES DE L'ANGE." Celui qui a réussi à ramasser en si peu de mots la quintessence de nos vies, celui-là peut vivre en paix." (p. 15)


 3/ J'avais terminé l'article Otto Montagne par une citation d'Erri De Luca : "J'ai écrit les livres qu'il n'a pas écrits, j'ai escaladé les montagnes qu'il aurait voulu escalader. Je suis son fils parce que j'ai hérité de ses désirs. On n'hérite pas d'un grenier, d'une maison, mais de la pénurie, du devoir laissé, de la provision ratée."

Le 24 janvier, j'ai acheté le dernier essai de Vinciane Despret, Les Morts à l'oeuvre (Les Empêcheurs de penser en rond, 2023). Or le motif de l'héritage y fait très vite son apparition, dès la page 18. L'héritage, écrit Vinciane Despret, est avant tout une oeuvre de création. Elle évoque à ce moment-là la fable du douzième chameau, dont j'ai lu plus tard qu'elle faisait aussi les délices de Jacques Lacan. La voici racontée dans Le Monde par le philosophe Jean-Pierre Dupuy

"Un vieil Arabe, sentant sa fin prochaine, répartit par testament sa fortune entre ses trois fils : « Toi, l'aîné, tu auras la moitié ; toi, le puîné, tu prendras le quart ; quant à toi, le benjamin, tu auras le sixième. » Or il se révéla que l'héritage était constitué de onze chameaux. Fort irrités, réticents à l'idée de sacrifier plusieurs bêtes, les trois frères étaient tout près de s'étriper lorsqu'ils décidèrent d'en appeler au cadi local.

Après un moment de réflexion, celui-ci leur dit : « Prenez ce chameau sous ma tente, je vous le donne, ajoutez-le à votre patrimoine. Si Allah le veut, vous me le rendrez plus vite que vous ne le pensez. » Effectivement, l'aîné fut heureux de prendre la moitié de douze, soit six chameaux, de même que le cadet trois et le dernier deux. Six plus trois plus deux font onze, le douzième chameau put retourner à son propriétaire, le contre-don annulant dans l'instant le don du cadi. Le douzième chameau, ou le chameau symbolique, est celui qui est tout à la fois inutile et indispensable, puisque c'est par lui que le pacte social vient à l'existence."

 "Un héritage se construit, poursuit Vinciane Despret, et tout ce qui participe à sa création et devient un héritier possible ; les fils n'ont pas seulement hérité de onze chameaux, ils se sont créés héritiers d'une épreuve et ont défini l'héritage à partir de celle-ci."

samedi 30 mars 2024

Metavertigo


"Dans mes propriétés, tout est plat, rien ne bouge ; et s’il y a une forme ici ou là, d’où vient donc la lumière ? Nulle ombre.

Parfois, quand j’ai le temps, j’observe, retenant ma respiration ; à l’affût ; et si je vois quelque chose, je pars comme une balle et saute sur les lieux, mais la tête, car c’est le plus souvent une tête, rentre dans le marais ; je puise vivement, c’est de la boue, de la boue tout à fait ordinaire ou du sable, du sable…Ca ne s’ouvre pas non plus sur un beau ciel. Quoiqu’il n’y ait rien au dessus, semble-t-il, il faut y marcher courbé comme dans un tunnel bas.

Ces propriétés sont mes seules propriétés et j’y habite depuis mon enfance et je puis dire que bien peu en possèdent de plus pauvres."

Henri Michaux, Mes propriétés, J. Fourcade, 1929.

Dans sa réponse à la Lettre rouge d'Henri Pichette (évoquée dans Barque élevée dans les brumes immobiles), Max-Pol Fouchet cite ce recueil de Michaux, "un livre où se révèle, en pleine évidence, l'espace du dedans" (Mes Propriétés est justement repris dans L'espace du dedans, publié en 1944). "Voyez donc le langage de la poésie, poursuit-il : c'est, au regard du langage familier, séculier, un tissage d'impropriétés. Les plus valables métaphores, les plus saisissantes images, les plus exactes catachrèses, celles qui appellent à voix inouïe ce qu'il paraissait impossible d'appeler, qui proposent des rapports avec ce qui semblait de toute éternité sans rapport , elles ne sont jamais que l'impropriété à son comble, l'impropriété montée comme une tour dans le vide."



L'impropriété montée comme une tour dans le vide. L'image ne s'impose pas par son évidence ("évidence", un mot par ailleurs cher à Fouchet, comme en témoigne le titre de ce volume de nouvelles qu'il affectionnait particulièrement, Les évidences secrètes), son étrangeté me renvoie à ce tableau de Léon Spilliaert dont j'ai fait matière d'un article récent, La vie a commencé par un vertige. Vertige qui surgit précisément dans la phrase suivante : "Les supporterions-nous, en dépit des charmes, si nous ne consentions à ce qu'elles soient des signes de transposition, si l'affrontement du propre et de l'impropre ne se présentait comme l'équivalent visage de ce vertige qui nous occupe, lorsque nous mesurons d'où nous partîmes et où nous arrivons ?"



A Henri Pichette qui faisait le procès du poème, et qui écrivit à cette fin ce qu'il appela ses Apoèmes, Max-Pol Fouchet répond qu'il croit, lui, au poème. "Désespérément, sans doute, mais pleinement." Et dans la dernière page de sa réponse, nous retrouvons l'évidence : "L'évidence ne peut être contre le poème : il détient la seule évidence, il est la seule évidence. Notre faiblesse va de soi. Mais fussions-nous plus forts, nous ne vaincrions pas encore. Nous vaincrons parce que nous sommes éternels."

Le dernier paragraphe nous conduira du vestige au vertige. 

"Demeure, sans débat, l'oeuvre d'émonder, éclaircir, dégager, crémer,  - pour que le vestige se lustre dans la nudité, délivré de l'adventice. Regardons Breughel : Icare choit, dans l'indifférence, et de lui ne subsiste, proche d'un insensible voilier, qu'une jambe éperdue, mais le laboureur, au premier plan, butera du soc, à l'extrême du sillon, contre un crâne, - déjà, peut-être, celui du fils de Dédale."

Copie probable (vers 1595-1600), exposée au Musée royal d'art ancien à Bruxelles

Et il achève ainsi, par cette courte phrase : "Le vertige est notre Gloire".

*
Le 24 janvier, une soirée de lecture avait été organisée par Francis Labbaye au Chauffoir pour commémorer le centenaire de la naissance d'Henri Pichette. J'y lus, avec d'autres, quelques extraits de son oeuvre, dont un passage de l'un de ses fameux Apoèmes.

Dix jours plus tard, je trouvai à Arcanes un essai dont j'avais lu un peu plus tôt une courte recension critique sur Libération. Son titre aurait suffi à m'aimanter : Metavertigo, sous-titré Vertiges de l'humain augmenté de ses vies antérieures. L'auteur, Emmanuel Grimaud, est anthropologue et directeur de recherches au CNRS. Ce livre fascinant s'appuie sur une enquête menée à Calcutta, dans le cabinet de l’hypnothérapeute indienne Trupti Jayin, spécialiste de l’hypnose dite « régressive », technique thérapeutique visant à faire effectuer au patient un voyage mental dans le passé, y compris prénatal, afin de résoudre un problème présent. Une pratique qui connaît un grand succès en Inde depuis les années 1980.
L'essai s'ouvre sur l'évocation d'un colloque qui s'est déroulé en 2017 à Dharamsala, qui réunissait des moines bouddhistes, le Dalaï Lama et des ingénieurs américains de la Silicon Valley. "Certains ingénieurs,  raconte Emmanuel Grimaud dans un entretien avec Caroline Pernes,  rêvent d’un jour où l’on pourra faire se réincarner les individus de manière électronique, sous la forme de machines ou d’avatars… L’histoire nous montre que les grandes évolutions technologiques ne sont jamais dénuées de dimensions religieuses ou mystiques. Ainsi, la radio s’est inventée à un moment où de nombreux expérimentateurs cherchaient un moyen technologique de communiquer avec les morts. Les transhumanistes se tournent aujourd’hui vers des formes de néo-bouddhisme pour légitimer leurs expériences sur les technologies de l’immortalité. Mais le livre démontre que ces réappropriations prospèrent en réalité sur des malentendus."


L'enquête menée par Grimaud fut baptisée le trou noir de Kolkata (Calcutta), et a donné lieu au film (réalisé avec Arnaud Deshayes) Black Hole : Why I Have Never Been a Rose (disponible sur la plateforme Tënk). Il rappelle que le trou noir, avant de désigner les objets célestes, vrais "gouffres spatiotemporels'" de l'astrophysique d'aujourd'hui, "désigna d'abord une prison située à Kolkata, dans laquelle des Anglais furent enterrés vivants par le nawab du Bengale, le 19 mai 1756." Une atrocité qui servit à justifier la colonisation de l'Inde par les Britanniques, mais dont la véracité a été largement remise en cause par les historiens postcoloniaux (voir la notice de Wikipedia).

C'est en explicitant le lien entre cet événement et l'expérience qu'il mène avec l'hypnothérapeute Trupti Jayin qu'Emmanuel Grimaud en vient pour la première fois à parler de vertige : "Ce sont les vertus jubilatoires de cette forme expérimentale (ou artificielle) de métempsycose qu'il nous intéresse d'explorer et surtout la manière dont du vertige se produit en temps réel, faisant vaciller les frontières du corps, le rapport dialectique entre la vie et la mort et notre appréhension ordinaire du temps." (p. 23)

*
Quel rapport, me dira-t-on, entre la méditation sur le poème de Max-Pol Fouchet et l'enquête anthropologique d'Emmanuel Grimaud ? La seule notion de vertige permet-elle de rassembler sans artifice ces deux expériences du monde ? 
Je ne suis pas en mesure de répondre avec certitude à ces questions. J'avance dans une certaine pénombre, qui se dissipera peut-être dans les temps à venir. Je vais pour l'instant continuer à explorer la riche matière proposée par l'anthropologue en la croisant prochainement avec un des films les plus fascinants de cette année. Ce sera pour la prochaine livraison.

samedi 16 novembre 2024

Le goût du néant

Jeudi dernier, un autre fil de réflexion (autour d'Abraham et Isaac, qui émergera sans doute bientôt ici, mais l'heure n'est pas encore venue) me conduit à la médiathèque pour emprunter Donner la mort, de Jacques Derrida, un essai qu'il a fallu aller chercher au magasin. Comme d'habitude j'ai jeté un œil sur les livres désherbés. Et c'est donc là que j'ai trouvé Dans le café de la jeunesse perdue, de Patrick Modiano, un exemplaire qui portait le tampon de la Bibliothèque Beaulieu. Pour un euro, le voici donc tombé dans mon escarcelle. Peut-être le possédais-je déjà, je ne savais plus. Ce n'était pas le cas, je l'avais lu en janvier 2013 mais j'avais dû l'emprunter justement à la médiathèque. 

Trace est conservée sur le blog de cette première lecture, avec cet article du 14 janvier 2013, Horizons perdus. Suivi le 21 janvier d'un texte du Doc : Guy de Verre … « La recherche du lierre perdu » !*

Pourquoi revenir sur ce roman ? Eh bien tout simplement parce que le personnage central n'est autre que Kaki, la Jacqueline Harispe du récit de Philippe Jaenada. Sauf que Modiano la présente comme Jacqueline Delanque surnommée Louki, et qu'il s'inspire très librement de l'histoire de la jeune femme. Jaenada le mentionne bien sûr au début de sa quête bistrotière. Je l'ai relu aussitôt, avec un très grand plaisir. J'en avais oublié, depuis onze ans, bien des détails, et en premier lieu la citation en exergue de Guy Debord : "A la moitié du chemin de la vraie vie, nous étions environnés d'une sombre mélancolie, qu'ont exprimée tant de mots railleurs et tristes, dans le café de la jeunesse perdue."

Cette sombre mélancolie, je l'avais épinglée chez Jaenada. Sur mon agenda, j'ai recopié cinq passages, pas un de plus, de son livre de plus de quatre cents pages. Et le premier était celui-ci : "Je sentais au volant une petite nappe de brume, ou un bourdonnement, en moi, difficile à identifier, ce n'était pas de la nostalgie, je ne regrette pas cette période, je suis bien maintenant, de la mélancolie peut-être, mais pas la "sombre mélancolie" de Debord ; comme une mélancolie claire et légère, même si c'est antinomique. Une sensation de vertige." (p. 112-113)

Chez Moineau en 1956, par Ed van der Elsken

A vrai dire, ce passage je ne l'avais pas pointé pour la référence à Debord mais parce qu'il évoquait le vertige, mon inlassable thème de méditation. La seconde citation prolongeait la première, Jaenada avait posé ses valises à Saint-Jean-de-Monts : "Je me dis aussi que cela explique cette vague sensation de vertige que j'éprouve depuis Dunkerque, je tourne sur un très grand manège." (p. 158)

Et c'est sur ce mot même de vertige que s'achève le livre (et pardon de spoiler si vous ne l'avez pas lu) : "Kaky est montée là, face à la rue, elle se tient d'une main derrière elle à cette barre. Son grand cœur, étrange, malheureuse. Je me penche légèrement, je regarde en bas, les éclats de verre dans le caniveau. Une seconde quarante-six. Je regarde ma main, je regarde en bas. J'ai le vertige. "(p. 478) 

Chez Moineau, à Paris, en 1953. Jacqueline Harispe, alias Kaki, est la deuxième en partant de la gauche. (Ed van der Elsken. Nederlands Fotomuseum)
 

Je ne peux résister à citer le quatrième passage de Jaenada transcrit dans mon agenda : "Mais même si plus grand chose ne me surprend, même si la vie est une gigantesque toile de coïncidences troublantes, je reste un moment médusé en apprenant que, parmi toutes les victimes et tous les assassins possibles dans Paris, l'ancien admirateur aigri de Kaky a été tué par le meilleur ami du mari de Sarah, vingt ans après leur amitié, leurs soirées chez Moineau." (p. 446)

La vie, gigantesque toile de coïncidences troublantes. En voici une autre, de coïncidence, qui s'est déclarée cette nuit-même où je relus Dans le café de la jeunesse perdue. Trois jours plus tôt, j'avais récupéré un autre livre du Goncourt des détenus, Dors ton sommeil de brute, de Carole Martinez. F. l'avait lu et apprécié, mais je ne l'avais pas encore ouvert. Jeudi soir, après avoir revu Le Nom de la rose à l'Apollo, j'avais eu une courte conversation sur le trottoir avec Eric, le référent de Lire pour en sortir, et, sans que je l'évoque moi-même, il m'avait dit beaucoup de bien de ce roman. Et donc, un peu plus tard, alors que j'étais plongé dans Modiano, cette insistance, cet écho redoublé, me traversa l'esprit. Je connais les ruses de l'attracteur étrange pour me mettre discrètement sur une piste. Je suis allé chercher l'ouvrage qui était encore dans le sac transparent que je prends pour me rendre à la Centrale. Je l'ouvre et tombe sur le poème de Baudelaire dont un vers lui donne son titre.

              LE GOÛT DU NÉANT


Résigne-toi, mon cœur ; dors ton sommeil de brute.

Esprit vaincu, fourbu ! Pour toi, vieux maraudeur,
L'amour n'a plus de goût, non plus que la dispute ;
Adieu donc, chants du cuivre et soupirs de la flûte !
Plaisirs, ne tentez plus un cœur sombre et boudeur !

Le Printemps adorable a perdu son odeur !

Et le Temps m'engloutit minute par minute,
Comme la neige immense un corps pris de roideur ;
Je contemple d'en haut le globe en sa rondeur
Et je n'y cherche plus l'abri d'une cahute.

Avalanche, veux-tu m'emporter dans ta chute ?

Je ne vais pas plus loin pour ce soir. Le poème m'a suffi, m'a comblé d'une certaine manière. Je sais que j'y reviendrai.

Je reviens à Modiano. Je parviens à la page 96, où je lis, avec une sorte de sidération :

"Et puis la vie a continué, avec des hauts et des bas. Un jour de cafard, sur la couverture du livre que Guy de Vere m'avait prêté : Louise du Néant**, j'ai remplacé au stylo bille le prénom par le mien. Jacqueline du Néant."

Je ne suis pas allé plus loin cette nuit-là.



____________________

* Avec une erreur sur le nom du personnage : Guy de Vere et non Guy de Verre. 

** "Louise de Bellère du Tronchay, dite Louise du Néant, est une mystique française née en 1639 et morte en 1694. Elle est connue pour ses lettres envoyées à ses confesseurs, témoignage de la vie à la Salpêtrière au XVIIe siècle, mais surtout du basculement de l'expérience mystique vers l'état pathologique."(Wikipedia)

mardi 27 février 2024

Tlön Uqbar Orbis Tertius

L'article du 13 février, Forme étrange dans le chaos de la tradition, m'a conduit à relire la nouvelle de Borges, Tlön Uqbar Orbis Tertius, dans l'exemplaire Folio que j'avais acheté à La Châtre en février 1998, il y a donc vingt-six ans. L'avais-je relue dans l'intervalle ? C'est possible mais je n'en ai aucune certitude. Toujours est-il que je pris un immense plaisir à reparcourir cette vingtaine de pages où l'érudition la plus folle nous convie au vertige. Je ne sollicite pas bien sûr ce terme de vertige par hasard, c'est par lui que j'ai terminé l'article du 13, vertige que je n'ai pas tardé à retrouver dans la nouvelle elle-même, quand le narrateur retrouve dans un bar un grand in-octavo laissé en 1937 par Herbert Ashe, ingénieur des Chemins de fer du Sud : "Je me mis à le feuilleter  et j'éprouvai un vertige étonné et léger que je ne décrirai pas, parce qu'il ne s'agit pas de l'histoire de mes émotions, mais d'Uqbar, de Tlön et d'Orbis Tertius."



Il faut lire la suite immédiate : "Au cours d'une nuit de l'Islam qu'on appelle la Nuit des Nuits, les portes secrètes du ciel s'ouvrent toutes grandes et l'eau est plus douce dans les cruches ; si ces portes s'ouvraient, je n'éprouverais pas ce que j'éprouvai ce jour-là. Le livre était rédigé en anglais et comprenait 1001 pages." Impossible à cet instant de ne pas penser à la préface de Serge Lehman à son Art du Vertige, et au titre qu'elle portait : Mille jours de nuit. Titre qui ne doit rien à Shéhérazade, mais dont l'explication nécessite de revenir sur la découverte par Lehman du Mont Analogue de René Daumal, grâce au dessinateur Jean-Marc Rochette. Il écrit qu'il ne savait plus exactement ce qu'il cherchait mais que "le sentiment de dérive et d'exploration était une fin en soi." "Des réseaux de signification se dessinaient, poursuit-il, luisant brièvement - poissons des profondeurs - puis s'évanouissaient sans laisser de trace. Je commençais à perdre pied, mon bureau était recouvert de post-it, et quand je croisais mon reflet dans un miroir j'avais à peine l'impression de voir un visage."
Revenant alors à la ligne, il écrit : "C'est là que ça s'est produit."

Avant de se pencher sur ce qui s'est produit, j'attire l'attention sur cette histoire de miroir. Qui n'est pas anodine quand on sait que l'incipit de la nouvelle de Borges est celui-ci : "C'est à la conjonction d'un miroir et d'une encyclopédie que je dois la découverte d'Uqbar. Le miroir inquiétait le fond d'un couloir d'une villa de la rue Gaona à Ramos Mejia ; l'encyclopédie s'appelle fallacieusement The Anglo-American Cyclopoedia (New York, 1917)."

Revenons sur Serge Lehman. Sa femme, le voyant sombrer depuis deux mois dans Le Mont Analogue, décide qu'il est temps de faire une pause. Ça tombe bien, le couple est invité à Angers, alors, sur le chemin du départ ils s'arrêtent chez un caviste de la rue Mouffetard pour acheter du whisky pour leurs amis angevins. Comme Lehman demande de l'aide pour le choix du whisky, un type énorme, roux, barbu, chevelu - "on dirait un troll", précise Lehman - sort d'une trappe derrière le comptoir, l'emmène au fond de la boutique et lui conseille un Islay.
"Il emballait la bouteille. J'ai compris avec retard qu'il pensait avoir affaire à un alcoolique (j'avais vraiment une sale tête). J'ai bredouillé quelques mots pour le rassurer : "Non, ça va, je... fais des recherches... la nuit... C'est assez intense."
J'avais du mal à parler. Le troll a pris ma carte bleue.
"Ah ouais, des recherches... C'est sympa. Sur quoi ?"
Je n'allais pas entrer dans les détails, mais j'éprouvais quand même le besoin de dire quelque chose, d'essayer de me justifier. Alors j'ai fait au plus simple : "Sur l'entre-deux-guerres, les surréalistes, Queneau, tout ça..."
Le troll a souri en me rendant ma carte : "Ah ouais ? Moi, j'ai fait ma thèse sur René Daumal."
Une ligne de points de suspension suit ce passage. Elle signale une sorte de trou noir dans l'esprit  de Serge Lehman :
"Je n'ai aucun souvenir de ce qui s'est passé ensuite. Comme si j'avais perdu conscience. Ma mémoire ne reprend qu'à l'instant où je claque la portière de la voiture, un quart d'heure plus tard. Ma femme me regardait avec curiosité : "Qu'est-ce qu'il y a, tu as l'air bizarre ?"
La bouteille de whisky reposait sur mes genoux. Je l'ai palpée à travers le sac pour vérifier qu'elle était bien là et je me suis entendu répondre, dans un état de stupeur totale : "Quelque chose vient de m'arriver, mais je ne sais pas quoi."
Vingt ans plus tard, l'écrivain n'a toujours pas d'explication sur ce qui s'est passé. Le souvenir de ce quart d'heure rue Mouffetard n'est jamais revenu. S'il a repris une vie normale à l'été 2001, il a replongé à la rentrée sur un détail de Métropolis : "Même impression d'être entraîné dans des chaînes associatives incontrôlables (infinies), même besoin de solitude, même sentiment de mystère et d'errance, même pulsion documentaire maniaque./ Sauf que là, l'immersion a duré trois ans. Je n'ai recommencé à publier  et à fonctionner socialement qu'à la fin 2004."
Et il conclut : "Trois ans : mille jours de nuit."

Borges, en 1969 (photo : Diane Arbus)

Le 14 février, j'ai cherché une illustration sonore pour l'article du 13. Je n'ai rien trouvé qui me satisfasse, cependant, par sérendipité, j'ai découvert que Sebald citait Tlön Uqbar Orbis Tertius dans Les Anneaux de Saturne, le premier livre que j'ai lu de l'auteur allemand, acquis le 15 avril 2003 (au coeur donc de la dépression de Serge Lehman). Je n'en avais pas souvenir. Chapitre trois, Sebald chemine alors sur la côté du Suffolk, près de la lagune de Benacre Broad. Une logique associative, qu'on peut penser semblable à celle de Lehman, le conduit à rapprocher un troupeau de cochons endormis dans un champ avec l'histoire du Gadarénien fou rapportée dans l'évangile de Marc. Un homme possédé, qui avait brisé toutes ses chaînes et que nul ne pouvait dompter, un homme qui affirme s'appeler Légion, parce que nous sommes plusieurs. "Et les plusieurs le supplient en disant : "Fais-nous passer dans les cochons, pour entrer en eux." (Un troupeau de pourceaux paissait aux alentours). Jésus leur permet, et les plusieurs entrent dans les cochons, se précipitent du haut de la falaise dans la mer et périssent. Sebald se questionne sur le sens de cette histoire, assis au bord de ce qu'il nomme "l'océan allemand", puis écrit :
"Tandis que cela me passait par la tête, je voyais les hirondelles zébrer le ciel au-dessus de la mer. Poussant sans cesse leurs cris perçants, elles se croisaient si vite que l'oeil ne pouvait les suivre. Autrefois déjà, dans mon enfance, lorsque du fond de la sombre vallée j'observais ces oiseaux  qui, à l'époque, volaient encore en grand nombre dans la clarté du jour déclinant, je m'imaginais que la cohésion du monde n'était assuré que par les lignes qu'ils traçaient dans l'espace aérien. De nombreuses années plus tard, je devais prendre connaissance d'un texte intitulé Tlön, Uqbar, Orbis Tertius, rédigé en 1940 à Salto Oriental, en Uruguay, où il était question d'un amphithéâtre sauvé par quelques oiseaux."

Le nom de l'auteur, Borges, ne sera jamais indiqué. Le fragment cité se situe à la fin du texte principal de la nouvelle, juste avant le post-scriptum de 1947 :

"Dans Tlön les choses se dédoublent . elles ont aussi une propension à s'effacer et à perdre leurs détails quand les gens les oublient. Classique est l'exemple d'un seuil qui subsista tant qu'un mendiant s'y rendit et que l'on perdit de vue à la mort de celui-ci. Parfois des oiseaux, un cheval, ont sauvé les ruines d'un amphithéâtre." 

Et c'est en suivant les oiseaux, ces hirondelles qui avaient creusé leurs nids dans la couche d'argile supérieure de la falaise, que le narrateur de Sebald s'approche du bord, "qui pouvait céder à tout moment sous mes pieds", renverse la tête en arrière, tourne son regard vers le zénith et le laisse glisser vers le bas jusqu'à la plage étroite vingt mètres en contrebas.

"En expirant lentement pour surmonter la sensation de vertige qui m'avait gagné et en faisant un pas en arrière, il me sembla avoir vu bouger quelque chose dont la couleur jurait dans le paysage. Je m'accroupis, pris d'une soudaine panique, et plongeai du regard par-dessus le bord de la falaise. C'était un couple d'humains qui reposait là en bas, dans le creux, pensai-je, un homme couché sur le corps d'une autre créature dont on ne voyait que les jambes repliées et écartées. Et durant l'éternité de la seconde d'effroi où cette image me traversa, il me sembla qu'un tressaillement avait parcouru les pieds de l'homme, on aurait dit un pendu au moment du trépas." 


"Les anneaux de Saturne sont constitués de cristaux de glace vraisemblablement mêlés à des particules de météorites qui tournent en bandes circulaires dans le plan de l'équateur de la planète. Sans doute s'agit-il de fragments d'une lune plus ancienne, trop proche de la planète et finalement détruite sous l'effet de la force d'attraction de cette dernière" .

Encyclopédie Brockhaus




mardi 15 novembre 2022

L'angoisse est le vertige de la liberté

Nous n'en avons pas encore fini avec Munch. Avec Le Cri. Le tableau ne cesse de m'apparaître, comme s'il était l'emblème du temps présent. Je lus tout d'abord que, dans la matinée du vendredi 11 novembre, des militantes écologistes de l’organisation « Stop à l’exploration pétrolière », trois activistes venues de Finlande, du Danemark et de l’Allemagne, ont tenté de se coller les mains au Cri  exposé au Musée national à Oslo. Les gardiens sont intervenus rapidement et le tableau, protégé par une vitre, n'a subi aucun dommage.  Quand les activistes ont été stoppées, elles ont crié : « Je crie quand les gens meurent ! Je crie quand les politiques ignorent la science ». Elles entendaient dénoncer l’industrie pétrolière en Norvège.

Hier, j'achète Le 1, hebdo du 9 novembre, titré Comment sortir de nos angoisses. L'éditorial de Laurent Greisalmer, Tous angoissés, commence par l'évocation du Cri : "Deux longues mains stylisées encadrent un visage effrayé, deux cercles représentent un regard d'épouvante et plus bas une bouche grande ouverte exprime la stupeur et la crainte. Le Cri, cette oeuvre du peintre norvégien Edvard Munch, dont on peut voir actuellement la version lithographique au musé d'Orsay, symbolise à elle seule notre angoisse contemporaine." L'illustration choisie pour le billet est une reproduction du Cri par l'Américain Nathan Sawaya, en briques de Lego. On peut préférer l'original.



Au coeur du numéro se trouve l'entretien avec la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury. Elle rappelle que le penseur de l'angoisse est Kierkegaard : "Chez lui, elle n'est pas qu'une défaillance. Elle est la manière dont le sujet se positionne dans le monde : le sujet n'accède a son propre sujet que par la traversée de l'angoisse qui est existentialiste. Elle est au fondement même de la condition humaine. [...] Kierkegaard a écrit Le Concept d'angoisse, mais cette notion est le fil rouge de son oeuvre, une sorte de concept pivot. Il est le penseur qui a donné ses lettres de noblesse à l'angoisse : l'être humain expérimentant par l'angoisse ce que serait la liberté, qui est d'abord un vertige."

On sait combien ce dernier mot de vertige est cardinal pour moi (qui me suis amusé à en relever toutes les occurrences pendant des mois, en 2018, dans mon Cahier des vertiges). Je ne cesserai jamais, je pense, de m'étonner de sa présence dans le discours de mes contemporains. Ainsi Greisalmer pouvait lui aussi écrire, juste après avoir décrit Le Cri : "Les causes de ce vertige existentiel surabondent, et il suffit d'en citer quelques-uns - le changement climatique, la guerre en Ukraine, la menace d'une frappe nucléaire, les flux migratoires ou la résurgence des épidémies - pour prendre la mesure du phénomène."
Et la dernière page s'achève sur cette citation de Kierkegaard, encore lui : "L'angoisse est le vertige de la liberté."

Je voudrais raconter maintenant une anecdote personnelle où Le Cri trouve encore place. Il se trouve que ma fille Pauline m'a rapporté de son voyage aux USA, il y a quelques années, un jeu de Memory, le Modern Art Memory Game, basé sur 36 paires d'images.


On remarquera bien sûr sur le couvercle du jeu notre fameux Cri. A signaler qu'en anglais, le tableau est traduit par The Scream. Mot au coeur du tableau central, dû à Ed Rusha (1964).
Il se trouve que je joue assez souvent à ce jeu avec mon autre fille, Violette. C'est ce que nous fîmes le 9 octobre dernier. Nous jouons avec 35 paires et demi (une image de Fernand Léger a disparu on ne sait comment), en disposant les cartes sur un rectangle de 9 x 8.
Or cette après-midi là, nous avons retourné pas moins de sept paires adjacentes, images semblables posées l'une à côté de l'autre. Pourtant, chaque fois, nous prenons soin de bien mélanger les cartes, et avant de les étaler nous les brassons encore une fois face cachée. Il n'est pas rare, ceci dit, d'avoir une paire adjacente, mais nous n'en avons jamais eu plus de deux ou trois à chaque partie. D'ailleurs, j'ai plus tard refait trois essais, où j'obtins 2, 0 et 3 paires adjacentes. Lors d'un quatrième essai, je n'ai pas mélangé les cartes et me suis contenté d'un brassage : je n'ai pas obtenu plus de trois paires adjacentes.

Ce nombre de sept était donc assez étonnant, et me frappa comme ces plaques d'immatriculation que j'ai souvent évoquées ici. Le surgissement d'un ordre au sein du désordre m'étonne toujours. J'ai voulu examiner l'affaire plus en détail : quelles étaient les paires incriminées ? 
On pouvait les ranger en trois catégories :

1/ les portraits : The Song of Love, de Giorgio de Chirico (1914), Girl of Hair Ribbon, de Roy Lichtenstein (1965), Marylin, d'Andy Warhol (1967). 
2/ les personnages : Portrait of Adele Bloch-Bauer, de Gustav Klimt (1907), et (ici nous n'avons pas de certitude, nous n'avions rien noté sur le moment et ce fut un autre travail de mémoire que de se rappeler les paires apparues) soit Birthday, de Marc Chagall (1915), soit Harlequin with Guitare, de Juan Gris (1919)
3/ les oeuvres abstraites : Blue II, de Joan Miro (1961), et Movement in Squares, de Bridget Riley (1961).


Il faut noter 
  • que les portraits sont surreprésentés (trois sur les cinq possibles dans le jeu), au contraire des oeuvres abstraites (2 sur 20 possibles). Le Miro et le Riley sont contemporains (tous les deux créées en 1961).
  • que soixante ans séparent l'oeuvre la plus ancienne (Klimt, 1907) de la plus récente (Warhol, 1967). 
Le 22 octobre, nous avons rejoué deux parties, dans une sorte d'attente délicieuse de ce qui allait surgir ou non. Nous eûmes dans la première trois paires adjacentes, rien de surprenant donc, et Le Cri de Munch dans un des coins du rectangle. Dans la seconde partie, je n'ai pas noté de paires adjacentes, mais en revanche, la présence en coin des trois portraits : Marylin à l'angle nord-ouest, Chirico et Lichtenstein, côte à côte à l'angle opposé, à l'autre bout de la diagonale.

Je ne tire aucune conclusion de tout ceci. Qui m'apparaît un peu comme un rêve dont le contenu latent m'échapperait. 

mercredi 10 avril 2024

Funiculi Funicula

Le mode d'action typique de l'attracteur étrange : un thème vous obsède depuis très longtemps, vous ne cessez d'en répertorier les apparitions de loin en loin, et puis soudain c'est l'explosion, la supernova, le brusque étoilement des coïncidences, jusqu'à ce que l'onde de crue s'apaise et que le monde se replie dans l'ordinaire des jours. Ainsi du vertige, motif central, majeur pour moi, qui s'exalte à la découverte de cet essai de l'anthropologue Emmanuel Grimaud, Metavertigo, qui sonne comme du Hitchcock transcendé. Le sous-titre est éloquent, il enfonce le clou : Vertiges de l'humain augmenté par ses vies antérieures. Et puis voilà qu'un film en répercute l'écho : La Bête de Bertrand Bonello. Les vies antérieures, le vertige y trouvent place. A-t-on atteint le climax ? Non, voici que peu après un livre m'échoit. Je ne l'ai pas choisi, celui-ci. C'est F. , un des détenus de la centrale de Saint-Maur que j'accompagne dans le cadre de Lire pour en sortir, qui l'a retenu dans le catalogue : Tant que le café est encore chaud, du dramaturge japonais Toshikazu Kawaguchi. Un best-seller au Japon, vendu à près d'un million d'exemplaires, traduit dans trente pays. Le genre d'annonces qui ne me fait ni chaud ni froid. Je ne le connaissais pas du tout, et sans doute ne l'aurais-je jamais lu sans la décision de F.


De quoi s'agit-il ? Eh bien d'un petit café, le Funiculi Funicula, perdu dans une ruelle de Tokyo, et qui ne devrait guère séduire le chaland car il est situé au sous-sol et qu'il est sans fenêtre. Sauf qu'on raconte qu'il est possible d'y retourner dans le passé, le temps de la dégustation d'un café. Attention, si vous ne quittez pas la place avant que le café soit complètement froid, vous deviendrez un fantôme. Ce n'est là qu'une des règles qui régissent le lieu. Il faut savoir aussi que même si vous retournez dans le passé avec succès, le présent ne s'en trouvera pas changé pour autant. A quoi bon alors ? C'est la question que se pose chacun de ceux qui tentent l'expérience. Sans pour autant que cela les retienne d'essayer.

On voit bien sûr le lien avec Metavertigo : il s'agit là aussi de régression dans le passé de la personne. Ce n'est pas l'hypnose ici qui conduit le patient, mais un dispositif très précis, une chaise (pas n'importe laquelle, celle qui est occupée presque en permanence par une femme vêtue d'une robe blanche et lisant un livre (le voilà notre fantôme, il faut attendre qu'elle aille aux toilettes pour prendre sa place)), un café versé lentement avec une bouilloire en argent.

"Un filet de vapeur s'éleva de la tasse pleine. Kei eut la sensation qu'elle-même ondulait. D'un coup, son corps devint léger et le paysage autour d'elle se mit à défiler de haut en bas, comme des images en stéréoscopie.
Normalement, Kei aurait réagi comme une enfant dans un parc d'attractions et ses yeux se seraient mis à briller. Mais elle n'était pas en état de s'émerveiller, malgré la magie de l'expérience.
Elle s'apprêtait à rencontrer son enfant, grâce à la chance unique que lui offrait Kazu. Se laissant aller à la sensation de vertige, elle repensa à son enfance." (p. 298, c'est moi qui souligne)

Dans chaque plongée dans le passé, le vertige est associé. Comme dans l'expérience hypnotique, les sensations corporelles sont modifiées. Nous sommes ici dans une pure fiction mais tout fonctionne comme dans la réalité d'une séance. Et certes, comme promis, le présent n'en est pas affecté, mais quelque chose néanmoins a changé,  et c'est le "coeur des hommes". La réalité est la même, mais la façon de la regarder, de l'envisager, de la comprendre a évolué. Ainsi comme la séance d'hypnose permet parfois la résolution de traumas, l'échappée hors des phobies, ce bref retour dans l'hier permet aux personnages du roman de Kawaguchi de vivre mieux par la suite.

On ne trouve pour ainsi dire aucune analyse critique de ce livre. Les best-sellers ne déclenchent pas de passion herméneutique. Je me suis tout de même posé une question que je n'ai vu posée nulle part : pourquoi ce nom de Funiculi Funicula ?

La réponse m'a surpris : rien à voir avec le Japon, il s'agit d'une chanson napolitaine, Funiculì funiculà, 
dont la musique fut composée par Luigi Denza en 1880 sur des paroles  du journaliste  Giuseppe Turco. Une chanson publicitaire écrite pour commémorer l'inauguration du funiculaire du Vésuve qui avait eu lieu un an plus tôt. De multiples chanteurs l'ont interprétée, dont Luciano Pavarotti :


Aucun écho à cette histoire dans le roman. Mais continuons : la chanson a été adaptée en français par Armand Silvestre en 1889, avec le titre L'amour s'en vient, l'amour s'en va (voir sur Gallica). Mais les paroles de Silvestre n'ont rien à voir avec l'original.


Une autre chanson, avec le même titre, créée par Paul Misraki et Claude Marcy, fut chantée par Jeanne Moreau en 1953.


Le premier enregistrement de Jeanne Moreau fut celui d'une autre chanson du duo Marcy/Misarki, J'ai choisi de rire, qui prenait place dans la pièce L'heure éblouissante, jouée donc en 1953. Robert Kemp en donnait une critique élogieuse dans Le Monde du 19 janvier :

"Je ne sais vraiment pas si la comédie de Mme Anna Bonacci - adaptée de l'italien par M. Albert Verly et dialoguée par Henri Jeanson - est aussi éblouissante que son titre le promet. Mais deux tableaux sur quatre l'ont été hier au soir grâce à deux jeunes comédiennes extraordinaires : Suzanne Flon et Jeanne Moreau. Nous connaissions bien leurs talents, faits de dons naturels et d'un instinct presque infaillible ; et leur passé, si court, nous les a rendues chères. Elles se sont surpassées. Y a-t-il eu entre elles an match, un duel, une course d'obstacles ? Je les classerais ex æquo. Mlle Jeanne Moreau a joué avec une virtuosité, une féminité et soudain une émotion secrète qui évoquaient la gracieuse, fière et pétulante maîtrise de Madeleine Renaud, Suzanne Flon, gênée par la grippe, ou par une laryngite légère, a montré une pénétration psychologique, une intensité d'expression, une " grandeur " de jeu qui, par éclairs, touchaient au tragique. Double émerveillement ! Si l'Heure éblouissante peut conserver cette interprétation elle en a pour longtemps. Elle est une " curiosité " dramatique."


Or - malignité de l'attracteur étrange - il se trouve que cette pièce, L'heure éblouissante, est présentée en ce printemps par la compagnie de la Vieille Prison, à Châteauroux. L'information m'a été transmise récemment par l'un des acteurs, Arnaud de Laitre, avec qui je dois jouer cet été dans Moby Dick.


Arnaud y doit incarner le capitaine Achab...