Dans le dernier numéro de Philosophie Magazine, le philosophe Bruno Latour est interrogé en ces termes par Alexandre Lacroix : "La pensée humaine est capable de parcourir de grandes distances, de passer du local à l’universel, de généraliser. Or vous semblez refuser ces sauts, vous vous efforcez de progresser « de proche en proche ». Ce à quoi il répond : "J’ai toujours eu la volonté de ralentir, de payer le prix des déplacements. L’expression « de proche en proche » apparaît beaucoup dans mon dernier essai Où suis-je ?, et elle était déjà là dans mon premier livre La Vie de laboratoire [1979]. Mon travail consiste en effet en une espèce d’atterrissage de la pensée aussi bien que des actions. Toutes les affirmations demandent à être resituées dans leur contexte, dont dépend leur validité."
Toutes proportions gardées, il m'a semblé que cette expression "de proche en proche" - reprise aussi comme titre d'une émission de Sylvain Bourmeau sur France-Culture -, s'appliquait assez bien à ce qui s'écrit ici, pour qualifier ce tâtonnement incessant, cet itinéraire digressif qui s'invente au fil des jours. J'en veux donner un autre exemple.
Mubi, en me proposant le film de Louis Séguin, Saint Jacques Gay Lussac, avait fait résonner une harmonique au film de Coline Serreau, Saint Jacques La Mecque, avant que Pierre Michon transforme l'essai avec sa rue Royer-Collard, "tronçon sinistre" qu'il quitta à la cloche de bois. Or, le matin même où je publiai cette note, la même plateforme Mubi (qui affiche chaque jour un nouveau film) présentait cette fois Albertine a disparu, un court métrage de Véronique Aubouy.
Texte de présentation : "Transposer le 6e volume de la saga de Marcel Proust dans une caserne de pompiers : voilà ce que propose Véronique Aubouy avec cette adaptation audacieuse. Un vrai pompier (et lecteur assidu de Proust !) sert de narrateur dans ce court spirituel qui greffe des éléments documentaires à l’intrigue."
Il se trouve tout simplement que j'avais entamé deux jours plus tôt la lecture d'Albertine disparue, œuvre que je n'avais encore jamais abordée (Proust étant pour moi un continent encore presque inexploré). Et si j'avais franchi ce pas, c'était grâce à Hélène Cixous, dont j'ai acheté le 20 janvier l'énorme Lettres de fuite, qui regroupe trois ans de séminaire donné de la rentrée 2001 (juste après le 11 septembre) à juin 2004 (date du dernier dialogue public avec Jacques Derrida). C'est le passage suivant qui m'a convaincu de lire Albertine disparue avant de poursuivre plus avant l'analyse déployée par l'écrivaine :
"Tout ce que j'avais oublié, qui a le statut de l'oublié, sort de l'oubli, et c'est du cadavre qui se met à parler ; c'est une expérience tout à fait exceptionnelle, d'une grande violence intérieure, et qui m'oblige, alors même que je n'arrive pas à le faire, à entrevoir ces immenses travaux d'Hercule-le-Temps, cette espèce de travail incessant que nous faisons dans le temps, alors même que nous avons tout simplifié en parlant en termes de conjugaison, et ensuite en pensant qu'il y a le passé, le présent, le futur, qui en sont que des conventions. Ces expériences arrivent exceptionnellement, Proust en étant le plus grand témoin ; ce qu'on croyait oublié revient, convoqué de manière tout à fait accidentelle, cela étant presque toujours en rapport avec la traversée de la mort ; nous ferons des haltes assez longues dans ce texte absolument extraordinaire qu'est Albertine disparue." (p. 25)Ce que dit Hélène Cixous de Proust, comme le plus grand témoin de ces expériences de sortie de l'oubli, pourrait être aussi bien dit de Sebald, avec une intensité peut-être plus grande encore, car la violence intérieure y est encore plus forte, la Seconde Guerre mondiale, l'extermination génocidaire, sont passées par là, et c'est plus que jamais du cadavre qui se met à parler.
Je suis retourné à tout hasard sur le site Norwich, où Sébastien Chevalier a longtemps posté d'intéressants articles sur l'écrivain, en particulier sur les lieux qu'il évoque. Il ne le tient plus guère, ainsi n'a-t-il rien publié en 2020, mais le 2 février 2021, il a tout de même posté un billet sur ses lectures de 2020.
"Avec un retard considérable (mais le temps passe-t-il en ce moment?), je note ici la liste des textes qui ont compté pour moi en 2020. Des découvertes, mais aussi pas mal de relectures (et il y en aura d’autres) de livres dont je ne m’éloigne jamais trop comme des oasis dans les toujours possibles traversées du désert.
Janvier : Clyde Fans, de Seth, Le détail de D. Arasse (lecture exhaustive cette fois), Un paradigme, de J.-F. Billeter.
[...]Septembre: Affranchissements de Muriel Pic, et je termine Sac d’os de Stephen King.
Octobre: Albertine disparue, de Proust, A History of solitude de D. Vincent, et Trois anneaux de D. Mendelsohn"
Affranchissements de Muriel Pic et Trois anneaux de D. Mendelsohn sont deux livres que j'ai chroniqués ici récemment. Les deux sont peu ou prou en rapport avec Sebald. C'est bien sûr la mention d'Albertine disparue, qui me transporte comme une coïncidence pétrifiante.
Dernier détail. De proche en proche, continuons d'avancer. D'un film de Mubi à l'autre, se tissent aussi des liens renversants. Au terme du périple nocturne de Jimmy, le jeune homme triste de Louis Séguin, une allusion proustienne vient s'inscrire dans le fond du plan.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire