"Il faut que vivants, morts, fantômes, personnages de rêve soient doués d'une parole frappante, soient des fabricants d'étincelles."
Hélène Cixous, Une autobiographie allemande, p. 51.
Eve, la mère d'Hélène Cixous, était au coeur d'Hyperrêve. Morte à cent trois ans, elle continue d'exister pour sa fille. Dans l'entretien de Libération, elle se dit "convaincue qu’elle est par là. Elle est assise avec mes chats". Et quand on lui fait la remarque qu'il y a beaucoup de morts dans ses livres, et s'il y a lieu de parler de "fantômes", elle dit que le problème, c’est de ne pas avoir les bons mots : "Quand on parle de fantômes, on se dit que ce sont des morts. Mais pour moi, ce sont des vivants. J’entends tout à fait ma mère me commenter certaines choses et intervenir dans mon existence. Il n’y a pas qu’elle bien sûr. Je fonctionne de cette manière."
Elle n'est pas la seule : cet ami, ce vieil ami que j'ai croisé samedi dernier dans la rue Grande, et qui m'invita à prendre l'apéro à son domicile tout proche (et en fait, nous passâmes tout l'après-midi ensemble, je ne me sauvai qu'à la menace du couvre-feu), cet ami qui a perdu sa femme à l'issue d'une longue maladie, me raconta encore une fois combien elle était toujours présente, même si ces derniers temps, il lui semblait qu'elle l'était un peu moins, comme si elle lui laissait le champ libre, ce qu'il ne désirait d'ailleurs pas.
C'est un thème qui affleure aussi dans Une autobiographie allemande. D'Arcachon, où elle écrit le 27 août 2013, de cette "maison d'écriture" où elle passe toujours deux mois, elle dit que ses revenants "sont des toujours-vivants : des êtres et des choses qui viennent témoigner que la mort n'est pas un château-fort souterrain, que l'amour, l'amitié, la télépathie, l'écriture ont des pouvoirs surnaturels et réels. Que les êtres ont des ressources d'infini."
L'infini, on y revient, ce thème obsédant des albums de Marc-Antoine Mathieu. Revenons donc aussi à cet album de 2000, Mémoire morte.
Clément Lemoine écrit que "Mathieu fait reposer sa fable sur l’opposition entre deux figures, le carré et le cercle. [...] Le carré, c’est le temps de la Cité contrôlée par Rom. Les hommes y ont abandonné leur autonomie de communication au profit d’une entité supérieure ; en conséquence, ils ont perdu leur unité. Comme le dit l’ordinateur, « la totale interconnexion de vos boîtes noires vous a rendus dépendants de moi comme les cellules sont dépendantes de leur organisme. » C’est la machine qui s’est approprié la création et l’imaginaire. À l’inverse, le cercle, le temps du prologue et de l’épilogue proposera un avenir positif : aux « ruines géométriques » répondront des « fondations circulaires ». Les hommes y construiront des tours rondes, non pas une seule, mais plusieurs. En renonçant à l’universalité, ils retrouveront un esprit commun. C’est la leçon de la tour de Babel : ne pas se prendre pour Dieu, et travailler à hauteur d’homme, si on ne veut pas être dépossédé par sa construction. Borges proposait déjà l’idée d’une bibliothèque de Babel, la folle théorie d’un savoir total à portée de mains."
Le même Clément Lemoine montre les liens étroits de l'album avec la nouvelle de Borges, Les Ruines circulaires, "où le personnage principal s’inventait un enfant imaginaire avant de découvrir qu’il est lui-même le produit d’un rêve. De la même façon, dans Mémoire morte, Houffe réalise des rêves enchâssés, qui réutilisent certaines composantes des vignettes précédentes.[...] Houffe et ses camarades construiront à nouveau des tours de Babel : les colimaçons des fondations circulaires ressemblent, visuellement cette fois, aux gravures de Bruegel."
Pieter Bruegel - La tour de Babel (Vienne) |
Doit-on encore s'étonner de retrouver Babel dans cette interrogation de Cécile Wajsbrot, page 40 d'Une autobiographie allemande ?
"Mais n'existe-t-il pas quelque chose en vous comme la douleur des langues ? Une sorte d'écho à l'effondrement de la tour de Babel - "De la Tour se voit le monde entier", écrivez-vous dans Benjamin à Montaigne où il s'agit, bien sûr, de la tour de Montaigne mais ce pourrait être toute autre Tour. N'y a-t-il jamais sentiment de la séparation ou de la dispersion ?Ce à quoi Hélène Cixous répond qu'il y a "des liens, secrets aussi à moi-même, entre langues et Tours, qui vibrent en moi comme des cordes de violon, dans une connivence qui s'est établie il y a longtemps." Et un peu plus loin, elle parle d'une "langue-tour avec vue sur le monde entier, une langue-phare, jets de regard sur tous les tours de l'humanité, les mille livres du monde autour de la petite table de Montaigne."
"C'est depuis l'autre langue que je découvre les ressorts merveilleux de la langue dans laquelle je prends la parole. Par l'allemand, je m'entends mieux en français, au français. Si j'évoque la colère (en français), elle appelle Angst pour s'en faire sortir. J'aime qu'elle me souffle Wut ! Wut !
Et quand je m'approche (je rampe) du champ désert où Ajax va se faire tuer par son épée, je m'émerveille d'entendre le cri qui dit la douleur dans toutes les langues, le même, reste peut-être de l'unilangue qu'on parlait dans Babel.
Non, finalement, je n'éprouve pas de douleurs de séparation mais plutôt c'est du ravissement à des retrouvailles d'une langue à l'autre inconnue que je jouis.
Vous savez, chère Cécile, les mots allemands ont un charme particulier pour moi : ils me semblent toujours revenir, être des mots retrouvés, sauvés."
Lors de ma première lecture, j'avais souligné ce dernier paragraphe au crayon de papier. Et je ne sais plus ce qui m'avait touché en eux si fort pour que je prenne le temps de cette marque. Qu'importe, c'est toute la page qui est magnifique, avec ce final sur les mots allemands revenants.
L'allemand qui n'est pas étranger à l'univers de MAM : le personnage principal de Otto, cet album qui a inauguré ma série de 2017 a pour nom Spiegel, en allemand le miroir.
Pour finir (provisoirement), cet extrait d'Arvo Pärt, Spiegel im Spiegel pour violoncelle et piano :
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"Je ne cède jamais là-dessus. Par chance,
j'ai un environnement indispensable. J'ai besoin de solitude, de nature.
Il y a de la forêt, de la mer, du vent, des animaux. Il n'y a pas
d'appareils, pas de télévision. J'attends, puis ça arrive. Je ne vais
pas dire que c'est magique, ça arrive comme les rêves arrivent. Après
tout, quand je me couche, je me dis : «Rêve». J'attends et ça n'a jamais aucun rapport avec ce que j'aurais pu prévoir, évidemment." (Libération, 18 décembre 2020)
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