dimanche 6 juillet 2025

L'oiseau bleu

"Marcelle époussette sa robe blanc-bleu des glaciers, remet les plis en place : "C'est la solitude.""

Grégoire Bouillier, Le cœur ne cède pas, Flammarion, 2022, p. 468 

Je me suis donc replongé dans Le cœur ne cède pas, de Grégoire Bouillier. Et suis donc parvenu à la section 52, où l'auteur décide de visiter si possible l'appartement où mourut Marcelle Pichon, au sixième étage du 183 rue Championnet. Ça commence comme ça : "Rue Championnet. A l'angle de la rue Ordener : un café-tabac. La Renaissance. Là où, peut-être, Marcelle aimait s'asseoir en terrasse, prendre un café, un vin blanc, une liqueur, en regardant les gens passer, sans penser à rien ou, au contraire,  en pensant à trop de choses." (p. 430) Cette rue Ordener qu'il cite me rappelle évidemment le Rue Ordener, rue Labat, de Sarah Kofman, court livre bouleversant dont j'ai tiré un article en octobre 2024.

 

Comme cette rue se situe dans le 18ème arrondissement, j'étais allé voir ce qu'en disait Thomas Clerc dans son Paris, Musée du XXIe siècle, Le dix-huitième arrondissement (Minuit, 2024). Ou plutôt non, j'inverse l'ordre des choses, c'est la lecture de Thomas Clerc qui m'a orienté vers Sarah Kofman, dont le texte, publié en 1994 peu de temps avant son suicide, fut réédité en mai chez Verdier, quelques semaines après ma lecture de Clerc, qui écrivait : "Nous ne prendrons que le début de la grande RUE ORDENER (2020 x 20 m) qui traverse le quartier d'est en ouest, et que nous dédions au sublime Rue Ordener Rue Labat de Sarah Kofman. Sarah Kofman (1934-1994) hante cette partie du 18e comme elle hantera peut-être ce livre." (p. 104)

Et puis je réalise que j'ai aussi mentionné la rue Championnet dans un autre article, toujours en parlant de Thomas Clerc, car c'est au 37 de la rue Championnet qu'un autre écrivain se suicida : "Au 37 [de la rue Championnet], s'est suicidé au gaz l'écrivain Sadegh Hedayat, auteur de La Chouette aveugle ; je n'ai pas lu ce livre culte, mais dès qu'un écrivain se suicide, je me sens proche de lui ; pour m'en sentir plus proche, je me jure de lire ce livre avant la fin de l'écriture de ce livre."(p. 304)

Que de suicides ! Hedayat, Kofman, Pichon. Avec cette particularité funeste : l'écrivain iranien et l'ancienne mannequin se sont suicidés dans cette même rue Championnet. Tiens, Clerc évoque-t-il Marcelle Pichon ? Retour au livre. J'y retrouve le même café-tabac : "J'accoste enfin à mon port d'attache, La Renaissance, et m'installe devant le hamburger-frites du p'tit resto sympa. Décor : ce café a servi de cadre à deux films que j'ai vus à quarante années de distance, Le Mouton enragé et Inglorious Bastards, une preuve de plus que ne toucher à rien garantit la possibilité du style. Happening : je demande un café mais ils n'en ont plus ! Je quitte cet établissement au bord de la fiction  et reprends ma route vers la réalité, via IMPASSE ROBERT (137 x 3 m)." (p. 306-307)

Scène 

Scène d'Inglorious Bastards, tournée à La Renaissance
 

C'est fini pour la rue Championnet. Pas de Marcelle Pichon (je suis un peu déçu, on imagine bien).

Par curiosité, j'essaie d'en savoir plus sur Le Mouton enragé. C'est un film de Michel Deville, sorti en 1974, avec Jean-Louis Trintignant dans le rôle principal de Nicolas Mallet, un employé de banque qui fait une ascension sociale fulgurante. La notice Wikipedia confirme que "Beaucoup de scènes du film furent tournées au Bistrot La Renaissance, 112 rue Championnet, à Paris XVIIIe." Je clique sur le lien de la rue, et découvre que six autres films ont été tournés à La Renaissance, et que le numéro 183 est répertorié comme lieu de mémoire, mais il ne s'agit pas de Marcelle Pichon, mais d'Edwige Feuillère, qui y habita lors de son mariage en 1929 (elle n'a pas dû y rester longtemps, vu la description peu engageante que fait de l'immeuble Grégoire Bouillier).

Pour en revenir au Mouton enragé, je note aussi que ce fut le dernier rôle au cinéma de l'actrice Estella Blain :  "Elle tournera toutefois quelques téléfilms supplémentaires avant de se suicider." 

Le Mouton enragé, dernière apparition au cinéma d'Estella Blain

Estella Blain, née Marguerite Estellat, mariée plus tard à Gérard Blain, est aussi une enfant du 18ème. Elle passe son enfance à Montmartre, non loin des studios Pathé-Cinéma, 6, rue Paul Francoeur, Elle s'approche du statut de star mais sa carrière décline, et elle s'enfonce dans la dépression. Le au matin, son corps est retrouvé au fond du jardin de la maison qu'elle occupe avec son compagnon d'alors, à Port-Vendres. Âgée de 51 ans, elle s'est suicidée en se tirant une balle dans la tempe. 

 

Estella Blain

 Estella Blain se lança aussi, sans beaucoup de succès, dans la chanson :

 

Solitude, le drame même de Marcelle Pichon, dont on ne retrouve le corps au 183 rue Championnet que dix mois après sa mort par inanition. Recherchant sur le net à en savoir plus sur ce thème de la solitude associé à Marcelle, je tombe sur cet article de Romain de Becdelièvre sur la revue en ligne En attendant Nadeau. Et je lis ceci :

Mais le cas Pichon fait plus qu’emprunter des tours et détours à la HBO. Il apporte une nouvelle dimension à cette hypothèse du réel-comme-fiction : la poésie. Certains faits de la vie de Marcelle tracent des coïncidences et des correspondances poétiques. La vie a son « génie » qui trouve dans le livre une image tirée d’un poème : « l’oiseau bleu ». Bouillier l’emprunte à un vers de Charles Bukowski : « There’s a blue bird in my heart that wants to get out » / « Il y a un oiseau bleu dans mon cœur qui cherche à sortir. » L’oiseau bleu est l’autre nom de ce travail poétique du réel, l’autre nom d’une « joie de vivre qui sait la saloperie sociale et qui sait le tragique de l’existence ». Le dossier formule alors dans de belles pages l’hypothèse d’une joie malgré tout. L’itinéraire de Marcelle, suicidée de la société, recouvrirait le récit d’une mise à mort de l’oiseau bleu en elle. « L’histoire, elle retient les drames, les catastrophes, les charognes, jusqu’à faire croire que les drames et les catastrophes et les charognes sont ses moteurs ». Le cœur ne cède pas ébauche alors les contours d’une histoire, tue et secrète, d’une joie qui demeurerait. 

Je n'avais pas fait le rapprochement parce que cette histoire d'oiseau bleu n'apparaît qu'à la fin du livre, et je suis loin d'y être encore. Mais la coïncidence s'impose là encore : le dernier téléfilm où apparut Estella Blain fut L'oiseau bleu, diffusé à la Noël 1981, quelques jours seulement avant son suicide. Téléfilm qui n'a même pas l'honneur d'une notice dans Wikipedia. Adapté d'une pièce de Maurice Maeterlinck par le réalisateur danois Gabriel Axel, on a quand même la surprise de voir au générique Bibi Andersson, Claude Piéplu, Suzanne Flon et Niels Arestrup (Estella Blain joue la Mère).


 

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