Il n'y a rien de fortuit dans cette émergence de la mère de Marcelle Pichon en même temps que celle de la figure de Kafka, dans Le cœur ne cède pas, de Grégoire Bouillier, ainsi que nous l'avons vu dans Gaspar et Kafka. Les deux sont réunies aux pages 325 et 326, à la section 41.1. Je me permets de citer celle-ci entièrement car ces passages sont fondamentaux :
Pour une fille, il existe un lien entre sa mère et son rapport à la nourriture. C'est de notoriété publique. Un trouble maternel peut aisément dégénérer en trouble alimentaire et, à l'adolescence, Marcelle fut-elle anorexique ? Chercha-t-elle, en rejetant la nourriture, à rejeter sa mère qui l'avait rejetée ? Si oui, cela lui permit-il d'avoir une taille mannequin et, dans un premier temps, de réussir dans le milieu de la mode, comme si le problème avec sa mère se révélait tout à coup un atout ? Car la société se nourrit volontiers de nos manques et désarrois. Elle nous les rachète pour pas grand chose, avant de nous les revendre au centuple. Les victoires cachent
toujourssouvent des défaites intimes. Elles donnent l'illusion de surmonter nos problèmes alors qu'elles les amplifient et les consolident en nous, jusqu'à les rendre insurmontables.En se laissant mourir de faim, Marcelle chercha-t-elle à tuer une bonne fois pour toutes sa mère et le manque qu'elle avait d'elle, qui l'emplissait ? Chercha-t-elle à lui envoyer un message post mortem ?
A la fin de sa nouvelle Un champion de jeûne, Kafka fait dire à son "artiste de la faim" que, s'il avait eu le choix, s'il avait pu faire autrement, il ne se serait jamais laissé mourir d'inanition. Il ne se serait pas privé, ah non ! Il aurait mangé tout son chien de saoul et il s'en serait même mis plein la lampe comme tout un chacun ; sauf que "je dois m'affamer", explique-t-il. Et pourquoi doit-il s'affamer ? "Parce que... bafouille-t-il... parce que je n'ai pas pu trouver d'aliments qui me plaisent. Si je les avais trouvées, je ne me serais pas fait remarquer, et je me serais rempli le ventre comme toi et les autres." Ce furent ses derniers mots."
Ne trouver nulle part dans le monde d'aliments à son goût, ne trouver de toute sa vie aucune nourriture qu'on puisse aimer et capable de vous rassasier : voici la définition même de la mélancolie. Voilà le drame premier dont, peut-être, souffrit Marcelle. Sa dette affective perpétuelle.
On peut retrouver sur le site du livre des documents complétant cette section.
Plus loin, à la page 516, juste après avoir évoqué un extrait de la Lettre au père de Kafka, un dialogue entre Bmore et Penny (le couple fictif de détectives que Bouillier a imaginé pour rendre plus vivante son enquête) lui permet de développer une véritable histoire de ces "champions de jeûne"qui ont véritablement existé. Tout cela commençant avec un certain docteur Henri Tanner qui, "voulant comprendre les secrets du corps humain et prouver les vertus thérapeutiques d'une privation maîtrisée de nourriture, mena un jeûne expérimental de quarante jours, sous surveillance médicale, au Clarendon Hall, une célèbre salle de spectacle de Manhattan." Le départ était donné pour une course aux records de jeûne, avec des exhibitions où l'on payait pour observer des gens (parfois enfermés dans des cages) ne pas manger... Des performances qui remplissaient encore les salles dans les années 50.
Peu de temps après avoir lu ce passage, j'ai retrouvé le 5 juillet dans la biographie de Kafka par Reiner Stach mention de ces spectacles. Stach montre bien à cette occasion que l'écrivain - contrairement à son entourage - n'avait aucun mépris pour la culture populaire : "outre le beau, le bon, le vrai, il continua d'aimer tout ce qui était excitant, exotique, bizarre, vivant, érotique, touchant. Il connaissait les critères de distinction - voilà ce qui le différenciait de ses parents. Mais séparer l'expérience artistique de l'impression sensible, du frisson de l'instant, de l'implication intime était un acte d'abstraction pour lequel il ne se sentait ni disposition, ni capacité, ni envie. (p. 485)
Kafka ne dédaignait donc pas de fréquenter ce que certains décrivaient comme les bas-fonds de la culture : "Tout en bas de l'échelle des valeurs artistiques bourgeoises, on trouve le roman de gare et tous les numéros qui s'inscrivent plus ou moins nettement dans le royaume du sensationnel. L'"artiste de cirque", par exemple, ne s'adonne pas à un art digne de ce nom, qu'il s'agisse de ce trapéziste dont un récit tardif de Kafka dépeint la quête innocente de perfection (Première peine) ou pire : d'un Artiste-jeûneur, profession dont le nom contient une touche d'ironie bourgeoise. Et pourtant, Kafka semble s'être senti tout particulièrement à l'aise dans ces zones frontières - souvent assez interlopes - entre l'art et le show."
La nouvelle Un champion de jeûne (dont on voit qu'elle est souvent éditée sous le titre Un artiste de la faim), que Franz Kafka rédigea en mai 1922, fut publiée la même année, deux ans avant sa mort. Je lis sur le site de Radio-France (qui propose une lecture par Jean Topart) qu' "Écrite en deux jours, elle compte parmi les rares que l’auteur pragois n’ait pas entièrement reniées par la suite, le seul récit qu’il jugeait "supportable", et l’unique à paraître de son vivant dans une revue littéraire de renom."
Qu'elle soit encore pertinente et plus que jamais importante pour la compréhension de la psyché humaine, j'en vois encore une preuve dans ce séminaire qui s'est déroulé le 14 mai dernier, à l’hôpital Sainte Anne à Paris. La Chaire de philosophie de l'Hôpital proposait "Kafka Révolté : Portrait de l'artiste en jeûneur."
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