lundi 23 septembre 2019

Six parmi six millions

Vendredi 20 septembre. Je passe au Relay de la gare pour chercher Le Monde (je suis loin de l'acheter tous les jours, le plus souvent c'est le vendredi car c'est le jour du Monde des livres), et bien sûr je flâne du côté des magazines et des quelques livres exposés. Et tout à coup me prend l'idée d'acheter le dernier opus d'Alain Finkielkraut, A la première personne. Finkielkraut que je ne porte pas spécialement dans mon coeur, c'est peu de le dire. Alors quoi ? Cela a sans doute à voir avec ma récente dilection pour Péguy, dont Fink (j'abrège son nom à partir d'ici, mais cela n'est en rien une marque dépréciative) est un grand admirateur, ça je le sais depuis longtemps (j'ai lu en 1989 La défaite de la pensée, je connais le gaillard). Dans l'entretien  à la revue Philitt, que je citais à l'article précédent, Yann Moix l'évoque ainsi :
"Finkielkraut a été chercher le Péguy du déclin de l’école républicaine sachant que ce qu’on dit de l’école en 2014, Péguy l’écrivait déjà en 1900. Malgré la très grande intelligence de Finkielkraut (bien supérieure à la mienne), je pense qu’il n’a pas compris que Péguy n’était pas un nostalgique. Les grandes saillies de Péguy sur la France éternelle et sur les petites rempailleuses de chaise ne font pas de lui un passéiste. Péguy fait l’apologie de la mémoire et non pas de quelque chose de figé. Finkielkraut regrette que le monde d’aujourd’hui ne soit pas celui d’hier. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que Péguy n’est jamais passé de la gauche à la droite mais de la politique à la mystique."
On appréciera le petit tacle décoché en passant à Finkielkraut. Bref, Moix, Fink... l'Attracteur étrange me gâte en m'envoyant dans les pattes des adversaires de pensée plutôt que des amis. Et il n'est pas question de passer outre car j'ai toujours essayé, je dis bien essayé, de penser contre moi et de me frotter à ce qui se dérobe à ma pente naturelle. 

Tout de même, ce même vendredi, invité à France-Inter par Ali Baddou, Fink est survolté. Après avoir confessé avoir pris trois ou quatre fois du LSD dans sa jeunesse (ce qui est un bel exemple d'honnêteté dont ne s'indigneront que les imbéciles), il tire à boulets rouges sur la jeune Greta Thunberg: "Je trouve lamentable que certains adultes s’inclinent aujourd’hui devant une enfant. Je crois que l’écologie mérite mieux", et encore "Nous avons mieux à faire pour sauver ce qui peut l’être que de nous mettre au garde à vous devant Greta Thunberg et d’écouter les abstraites sommations de la parole puérile." Il rejoint donc le chœur des contempteurs de la jeune suédoise, les Nicolas Sarkozy, Pascal Bruckner, Laurent Alexandre, on ne les compte plus les sombres ricaneurs qui se donnent à bon compte, sur le dos d'une enfant, un certificat d'indépendance de pensée. Mais qui s'incline ? Qui se met au garde à vous ? Écouter, est-ce fléchir le genou ?

Qu'est-ce que Fink aurait dit si une jeune fille d'à peu près le même âge avait non seulement prétendu à la prise de parole, mais à conduire le pays à la guerre contre ceux qui l'occupent et en menacent l'intégrité ? Une jeune fille qui serait allé débusquer le Président dans ses pénates, en arguant de "voix" qui lui en auraient donné l'ordre... A cette parole puérile, que n'aurait-il pas rétorqué...
Et pourtant, pour un péguyste* revendiqué, ce n'est pas bien fort. Car enfin, cette jeune femme c'est Jeanne d'Arc, dix-sept ans en 1429, quand elle rejoint le dauphin et lève le siège d'Orléans, Jeanne d'Arc dont le poète Péguy a retracé l'épopée dans son Mystère de la charité de Jeanne d'Arc, dont s'inspire aujourd'hui Bruno Dumont (qui ne prend pas pour rien une actrice de douze ans pour incarner le rôle**). Jeanne, c'est Greta puissance cent. 

Lise Leplat-Prudhomme, dans Jeanne de Bruno Dumont
Ceci étant dit, j'ai acheté et lu le livre, et dans la journée encore, ce qui n'est pas un exploit car ce n'est pas très long, c'est 115 pages qui ne se veulent pas une autobiographie mais un retour sur une quête obstinée du vrai du réel, de l'élucidation de l'être et des événements - je reprends les termes de l'avant-propos. Qui ne serait d'accord avec ce projet ?

Je suis en pleine lecture lorsque le moment arrive de conduire mon fils Gabriel à un rendez-vous médical à Ardentes. Il est dix-sept trente, un vendredi, la plus mauvaise heure pour circuler dans Châteauroux. Au rond-point de l'avenue Marcel Lemoine, ma récente obsession des plaques d'immatriculation ressort : un 6666 pointe son nez, et la voiture qui roule devant moi affiche un blason 66, des Pyrénées-Orientales. J'enregistre, en me demandant pourquoi cette avalanche de 6 alors que ces derniers jours se sont imposés plutôt le 7 et le 9. Quand j'arrive à Ardentes, avec quelques minutes de retard, je consigne un 666.
Dans la salle d'attente, je reprends la lecture du livre, chapitre II, L'interminable question juive. Fink fait amende honorable sur une ancienne posture de victime qu'il assimile à une comédie, et il faut lui savoir gré de cet aveu lucide. C'est là que, soudain, la présence du six prend tout son sens. Je lis, page 29 :
"Et je m'en voulais d'avoir été le bénéficiaire consentant de la stupeur révérencieuse qui s'imprimait sur le visage de mes interlocuteurs quand je leur apprenais que mon père était un survivant d'Auschwitz. Fini la mascarade, assez de simagrées : il m'incombait désormais d'être fidèle sans monter sur scène pour témoigner de ma fidélité. Ai-je tenu ma promesse ? A la lecture des Disparus, livre paru en 2007, je me suis rendu compte que la réponse était non et que la démystification du juif imaginaire ne m'avait pas rendu aussi attentif que j'aurais dû l'être. Cette enquête méticuleuse et pieuse de Daniel Mendelsohn sur les morts sans sépulture de sa famille (six parmi six millions) m'a renvoyé à ma propre négligence."[C'est moi qui souligne]
Faut-il insister ? Le réel insiste, lui. Je ramène Gabriel chez sa mère. En sortant, une voiture 666 est garée juste à côté. Retournant chez moi, je croise un 111, ça change, puis rue des États-Unis le 707 mallarméen. 
Le livre Les Disparus était au sommet d'une pile, dans la chambre, attendant son heure.



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* A la page 70, j'ai eu la surprise de retrouver l'extrait de Péguy que j'avais cité le 18 septembre : "Ce que fut pour moi cette entrée dans cette sixième à Pâques, l'étonnement, la nouveauté devant rosa, rosae, l'ouverture de tout un monde, tout autre, de tout un nouveau monde, voilà ce qu'il faudrait dire, mais voilà  qui m'entraînerait dans des tendresses."

** A la question : "N'est-ce pas dérangeant d'en faire une enfant dans votre film, en salles mercredi ?", Bruno Dumont répond : "Au départ, c'est un concours de circonstances qui a fait que Jeanne Voisin (qui jouait Jeanne adolescente dans le premier film Jeannette, portant sur l'enfance à Domrémy) ne puisse reprendre le rôle. Heureusement qu'il y a eu ce concours car cela met en lumière la puissance de l'innocence, de l'enfance, la détermination. C'est une petite qui n'a peur de rien. Elle représente quelque chose présent dans chacun d'entre nous. Péguy disait qu'on a tous douze ans. Même si cette âme se déglingue un peu, on en garde le souvenir. Dans la peinture flamande qui m'inspire, les peintres pouvaient modifier la proportion des personnages. La disproportion est très intéressante. La modification de la perspective accentue l'enfant. Quand je vois les Brueghel et les Bosch, il y a le recours au grotesque et la distorsion pour représenter la nature humaine." (France3)

samedi 21 septembre 2019

La/hire et Moi/x


Le 18 septembre, dans Se promenant sur les levées de la Loire, j'en appelle aux poètes, Jaccottet, Tranströmer et Pirotte, à dix ans de là parcourus avec ferveur, et j'ouvre sur un autre que je connais beaucoup moins bien, pour ne pas dire très mal, car il n'est guère encore qu'un nom pour moi, mais je sais reconnaître ces visitations : elles annoncent de longues fréquentations, des compagnonnages qui n'en finiront plus. Oui, c'est toi, Charles Péguy qui vient à moi sous les espèces profanes d'un parking, grâce à l'attention d'un Charles Coustille, merci à lui. Péguy, orléanais, élève-maître, comme je l'ai été à Châteauroux, lui à l'école normale d'Orléans, l'inventeur de la célèbre métaphore des hussards noirs, le polémiste redoutable, le catholique et le patriote, mort d'une balle dans le crâne à Villeroy au tout début de la Grande Guerre. Et bien sûr quand je pense à ce nom, Orléans, c'est un autre écrivain qui pointe son nez, qui l'a donné, ce nom, à son dernier livre. Orléans. Yann Moix bien entendu. Et ma première réaction, c'est de fuir cette pensée, et les remugles des affaires qu'elle évoque, enfant martyr, mensonges, famille déchirée, accusations réfutées, père, frère, dessins antisémites, négationnistes, mea culpa, repentir, pardon, tout cela qui me révulse, m'ennuie, me dégoûte.


Mais rien n'est simple. Dans ma recherche googlisante sur Péguy et Orléans, je tombe sur une interview de Moix par Matthieu Giroux, de la revue Philitt, datée du 22 septembre 2014, il y a donc presque cinq ans jour pour jour. Et cet article est intitulé : Yann Moix : « Tant que Péguy n’écrit pas, il ne sait pas ce qu’il pense ». Ce qui me fait aussitôt remonter en mémoire cette autre affirmation, étrangement proche, de Pierre Bourdieu : "« Quand je ne sais pas ce que je pense, j’écris. » Or, je ne pense pas qu'il y ait beaucoup d'accointances entre Moix et Bourdieu. Son grand ami BHL, celui qui pardonne miséricordieusement, n'a-t-il pas écrit : « Bourdieu ? Non, je n’ai pas réagi à la mort de Bourdieu. Superstition. Respect des morts, même adversaires. Et puis la cause me semblait entendue depuis longtemps. Sur ce mandarin parlant au nom de la " basse intelligentsia ", sur ce pur produit de l’élite dénonçant la " distinction ", sur cette star des médias théorisant inlassablement son allergie à la " télévision ", je ne me posais qu’une vraie question : était-il Alceste ou Tartuffe ?

Passons sur ce triste personnage qui n'a jamais supporté que Bourdieu ne lui accorde même pas l'aumône d'une rencontre. Ce n'est pas lui qui redorera à mes yeux la pilule moixienne. Je lis tout de même l'entretien. Qui, je le reconnais volontiers, est intéressant : Moix est un vrai amoureux et connaisseur de Péguy. Témoin, cet échange (que je choisis aussi en raison de la présence de certain terme qui ne m'est pas indifférent) :
PHILITT :  D’autres écrivains sont-ils aussi visionnaires que Péguy ?
Yann Moix : Dès qu’un écrivain est profond il y a un certain nombre de constances. C’est déjà présent chez Shakespeare. Mais c’est d’autant plus flagrant chez Péguy dont la base de réflexion est la France, les partis politiques, le parlementarisme. Quand en 1905, il écrit que l’on va tous devenir Allemand et qu’il invente  les formules « Saint-Michelstrasse » et les « Champs-Elyséesgasse », il ne parle pas de l’Occupation allemande en tant que telle mais c’est assez vertigineux. Il est très vite pessimiste sur le pangermanisme. Pour Péguy, la Grande Guerre est imminente dès 1905. Mais il faut faire attention à ce que l’on fait dire à Péguy. Par exemple, les résistants ont repris une phrase « Il faut résister… » alors que Péguy disait ça à son imprimeur à Suresnes parce qu’il y avait trop de coquilles.
Je ne parviens pas, ou très mal, à faire coïncider ce Moix pertinent sur Péguy et cet autre Moix négationniste, destructeur, persécuteur (s'il faut en croire son père et son frère Alexandre). Et puis je m'avise soudain que le problème s'expose peut-être très simplement dans son nom même, ce Moix, d'origine catalane, qui colle un x au bout du Moi. Autrement dit qui juxtapose une des marques du pluriel français à la singularité qu'ordonne le pronom personnel tonique de la première personne du singulier (Cnrtl). Écrivons donc Moi/x. Pour exprimer cette pluralité de voix, cette diffraction de visages, cette dispersion de l'âme peut-être psychotique, qui explique peut-être aussi la composition en deux parties de l'ouvrage (dedans/dehors). Dedans  : entre les murs de la maison familiale.
Dehors  : l’école, les amis, les amours.



Juan Asensio, dans un article récent, écrit au vitriol comme il en a l'habitude, évoque une molle théorie du Moi :
"Le secret de Yann Moix ? C'est encore lui qui le mieux sait nous l'avouer, alors même que nous n'avons pas vraiment songé à le soumettre à la question ! Il ne le chuchote pas mais, plutôt, nous le crache à la figure à chacune de ses pages mais jamais plus clairement que dans cet aveu, que nul, d'ailleurs, n'aurait songé à lui extorquer : «C'est en moi-même que je voulais faire carrière; devenir quelqu'un qui ne fût que moi. Ou plus exactement devenir un moi qui ne pût être quelqu'un d'autre» (p. 133). Pauvre Yann Moix se rêvant élève d'un maître, comme aux temps révolus des longs apprentissages sous de dures férules, qu'on aurait aimé qu'il découvre, en même temps que Charles Péguy pourquoi pas, Maurice Barrès ce qui, en même temps qu'une colonne vertébrale à sa molle théorie du Moi (et à son style, bien sûr !), l'eût certainement empêché de proposer telle monstrueuse filiation pour lesbienne transgenre et transhumaniste, avoir des enfants «dont nous ne serions pas les parents» (p. 134) !"
En parlant de secret, je me reporte à ce qu'écrivit Christophe Claro au sujet du livre d'Hélène Gaudy sur Terezin, en un article de son blog Le clavier cannibale, que j'ai consulté juste avant la rédaction du présent billet, à l'occasion de la publication d'un nouveau vertige enregistré dans le livre même* (les deux blogs me paraissent de plus en plus intriqués). Claro écrivait donc :

"Il y a quelque chose d’étrangement proustien dans l’approche d’Hélène Gaudy, qui s’est donnée pour but de pénétrer les noms et leur secret, de faire coïncider Terezin et Theresienstadt, ainsi qu’on peut s’en rendre compte à la lecture de cette page :
« Il y a ce que le nom renferme dans les replis de ses sonorités, les lentes métamorphoses qui ajoutent ou retranchent une lettre, changent une terminaison, et il y a les événements brusques qui l’entachent subitement ou le mettent en lumière. Tel nom obscur soudain placé sur le devant de la scène, tel autre maculé, ouvert, dont on ne verra plus désormais que l’intérieur dévoilé. Sonorités de massacres d’Oradour ou de Guernica. Lieux de trahison, de honte – Nuremberg est ses lois, Vichy, son gouvernement. Du plus petit au plus grand, maison, rue, quartier, ville, pays et presque continent, chaque point dans l’espace est ainsi susceptible d’être gagné par une ombre telle qu’en entendant son nom, quels que soient ses charmes et puis ceux qui y vivent, on perçoive l’écho, que le temps répercute au lieu de l’éteindre, de la mise à mort. » [C'est moi qui souligne]


Une coïncidence à relever, avant de passer à la seconde partie de ce billet qui va être bien trop long, j'en ai peur. En regard du début de l'entretien avec Yann Moix, se trouvait une image du numéro 7 de la revue Philitt. Le titre en était memento mori.







Or, souvenez-vous, c'était le titre de l'article de 2014 consacré à Jean-Claude Pirotte. Le chant sourd du memento mori. Emprunté à l'une des phrases de Plis perdus.

Je n'en ai pas fini avec le slash.
Au matin suivant de la nuit de l'article, je me réveille d'un rêve assez foisonnant dont il ne me reste pratiquement rien (c'est très énervant). Ne subsiste guère qu'un nom, et le souvenir de la présence d'une expression engloutie dans les affres de l'aube. Elle ne reviendra pas. Il n'y a que le nom seul. Lahire. Et Lahire, je sais très bien qui c'est. Je fais très bien la relation avec le sociologue Bernard Lahire, dont un énorme essai sur les inégalités d'enfance vient de paraître au Seuil, Enfances de classe. Il y a quelques années j'avais beaucoup aimé Ceci n'est pas qu'un tableau, Essai sur l'art, la domination, la magie et le sacré (La Découverte, 2015) où il montrait que le sacré n’a jamais disparu de notre monde mais que nous ne savons pas le voir : "La magie sociale est omniprésente dans le domaine de l’économie, de la politique, du droit, de la science ou de l’art autant que dans celui de la mythologie ou de la religion, car elle est l’effet d’enchantement produit par le pouvoir sur ceux qui en reconnaissent tacitement l’autorité. C’est cet enchantement qui transforme une sculpture d’animal en totem, un morceau de métal en monnaie, une eau banale en eau bénite ; et c’est cette même magie sociale qui fait passer un tableau du statut de simple copie à celui de chef-d’œuvre."

Mais ce Lahire** là n'était peut-être la seule piste à suivre. J'avais perdu l'expression mais il me restait tout de même la fugace idée qu'elle tournait autour du jeu de cartes. Or, Lahire c'est le nom du valet de coeur.

Carte ayant valeur de monnaie ; Québec, XVIIe siècle
Or ce Lahire proviendrait d'Etienne de Vignolles (1390 - 1443) surnommé La Hire, seigneur gascon ayant rallié le dauphin Charles en 1418, et rejoint Jeanne d'Arc à Blois le 22 avril 1429.
Il combattit à ses côtés au siège d’Orléans, s'illustra lors des batailles de Jargeau et de Patay. Après la capture de Jeanne d’Arc, il tenta de la délivrer mais tomba lui-même aux mains des Anglais. Échappé du donjon de Dourdan, il mourut quelques années plus tard de ses blessures à Montauban.

Jeanne d'Arc, Orléans, c'est bien sûr Péguy qui s'impose ici encore. Péguy, auteur du  Mystère de la charité de Jeanne d'Arc, que le cinéaste Bruno Dumont a choisi d'adapter dans son dernier film Jeanne. Qui va passer ici à Châteauroux à partir de mercredi prochain.



Encore un film que j'attends avec ferveur...

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* Vertige enregistré le 20 août dernier. Je publie au fur et à mesure. Un vertige après l'autre. J'ai à l'heure actuelle 23 vertiges d'avance, et un mois donc de décalage entre l'enregistrement et la publication. Il ne se passe guère de jour sans une cueillette de vertiges (le 20 septembre, par exemple, pas moins de trois).

** De fait, Bernard Lahire apparaît une fois dans Alluvions,  au 12 juillet 2016, avec My eyes begins to be obscured, un article qui avait pour matrice une paire d'yeux (ceux de Jorge Luis Borges) accompagnée d'un poème de Sebald, où il était question du peintre anglais Joshua Reynolds. J'écrivais ceci : "J'étais jusque là totalement ignorant, je l'avoue, de l'existence de ce peintre. Or, hier soir, poursuivant la lecture du robuste ouvrage de Bernard Lahire, ceci  n'est pas qu'un tableau, essai sur l'art, la domination, la magie et le sacré, (sur lequel je ne manquerai pas de revenir un de ces jours), je lis dans une note de bas de page : "Parlant de l'exposition des œuvres de Joshua Reynolds par la British Institution, en 1813, Francis Haskell écrit que, "jamais encore, dans aucun pays, on n'avait proposé de célébrer ainsi l’œuvre d'un maître disparu"(...). L'année suivante, la même institution proposa d'exposer les meilleurs tableaux des maîtres anciens flamands et hollandais. (...)"(p. 294)
L'étude de Lahire m'avait passionné, mais contrairement à ce que j'avais annoncé imprudemment, je n'y suis jamais revenu...

jeudi 19 septembre 2019

Portrait de la jeune fille en feu

Il se passe quelque chose. Je consigne ici les synchronicités, les résonances, les coïncidences pétrifiantes, qu'importe le nom, qui surviennent presque chaque jour si l'on sait être disponible aux signaux faibles de la réalité. Mais si je dis qu'il se passe quelque chose c'est que j'ai l'impression d'assister ces derniers jours à la manifestation d'une figure plus vaste, plus complexe, plus imposante, qui trouve son point de cristallisation dans ce petit éloge des brumes de Corinne Atlan, mais remonte bien avant dans le temps, jusqu'à ces jours de 2009, où de la lecture tressée de trois recueils de poésie différents surgirent deux verbes : se retourner/oublier.

C'est en allant voir le nouveau film de Céline Sciamma, Portrait de la jeune fille en feu, que cette plongée dix ans en arrière a trouvé soudain sa justification. C'est peu dire si je l'attendais ce film, car avant même sa sortie en salles il s'était invité dans le texte que j'écrivais autour de cet autre film tourné quarante ans plus tôt, en 1979, Flammes d'Adolfo Arrietta. Réalisateur espagnol dont le critique de cinéma Jean-Claude Biette qualifiait l'oeuvre de "cinéma phénixo-logique". Et j'écrivais alors :
"Et sur le site Avoir à lire, rendant compte du livre d'Azoury [entretiens avec Adolpho Arrietta], n'est-il pas étrange de voir, en contrepoint à Flammes et à la couverture d' Un morceau de ton rêve..., l'affiche du nouveau film de Cécile Sciamma, Portrait de la jeune fille en feu, où Adèle Haenel semble, comme le Phénix, s'élever au-dessus d'un nid de flammes ?"

Cet article était le 700ème article d'Alluvions. Et il me plaisait que Céline Sciamma ait placé son film en 1770. Date arbitraire, aucun événement historique ne la justifie. Il fallait se placer avant la Révolution, c'est tout, alors oui, 1770, c'était pour moi comme une promesse. 
Marianne (Noémie Merlant), peintre, doit réaliser le portrait d'Héloïse (Adèle Haenel), une jeune femme qu'on vient de sortir du couvent à la suite de la mort mystérieuse de sa soeur et que sa mère entend bien marier. Mais Héloïse refuse de poser et a déjà usé la patience d'un peintre. Marianne se prête à un subterfuge : passant pour une dame de compagnie, elle se fait fort de mémoriser les traits de la jeune femme pour les transcrire sur la toile. Tout ceci se déroule sur une île ou un promontoire de Bretagne, où pas une goutte de pluie ne viendra ternir la lumière estivale. Ce qui donnera lieu incidemment à quelques plans magnifiques, comme celui-ci, dont journaux, magazines et affichistes se délectent :




Cette femme de dos, seule face à l'océan, le dessin net des ombres sur le sable, l'étagement contrasté des falaises du proche au lointain, la lumière des vagues écumeuses se dressant contre le sombre des roches, impossible de ne pas penser à Edward Hopper, même si aucun tableau précis ne s'impose dont ce plan serait en somme le décalque. Non, c'est bien plus fort : l'esprit du peintre est présent sans qu'il y ait, à ma connaissance, aucune référence évidente (mais je veux bien être contesté sur ce point). Ce qui est singulier, c'est que le plan est très court dans le film. Céline Sciamma ne s'attarde pas, et d'une manière générale, c'est ce qu'elle pratique : de courtes séquences, comme ces traits de fusain qui ouvrent le film, rapides esquisses sur le papier grenu.

Je reviens à l'histoire. Le manège fera long feu, Marianne avouera à Héloïse qu'elle est venue pour la peindre. Le premier tableau ne résistera pas à ses critiques : «C’est moi ? Vous me voyez comme ça ?». Marianne recommencera, consciente qu'elle n'a pas su capter la vie de son modèle. Et de ces jeux de regard, de cette approche chaque jour renouvelée, naîtra la passion, superbement filmée. Passion condamnée à l'éphémère, impossible à poursuivre dans la société d'alors. Et qui trouve un écho dans la lecture d'un passage des Métamorphoses d'Ovide,  l'histoire d'Orphée descendu aux Enfers, où le héros a obtenu d'Hadès de revenir avec Eurydice, à la seule condition qu’il ne pose sur elle aucun regard avant la sortie.
« Ils prennent, au milieu d’un profond silence, un sentier en pente, escarpé, obscur, enveloppé d’un épais brouillard. Ils n’étaient pas loin d’atteindre la surface de la terre, ils touchaient au bord lorsque, craignant qu’Eurydice ne lui échappe et impatient de la voir, son amoureux époux tourne les yeux et aussitôt elle est entraînée en arrière ; elle tend les bras, cherche son étreinte, et veut l'étreindre elle-même, l'infortunée que saisit que l'air impalpable."
"Cette scène des Métamorphoses d’Ovide qu’Héloïse lit aux deux autres un soir près de l’âtre, écrit Ingrid Merckx dans Politis. est un moment clé de Portrait de la jeune fille en feu Pas seulement en raison des reflets des flammes sur leur peau qui apparentent les plans à quelque tableau d’un maître flamand. Pas seulement du fait de l’écho des mots sur chacune : Héloïse (Adèle Haenel) s’enflamme dans sa lecture tandis que Marianne (Noémie Merlant) scrute l’effet sur l’une puis l’autre de ce livre qu’elle a apporté et qui semble être le seul à leur disposition. Mais aussi parce que, la mère d’Héloïse étant partie, elles sont – la jeune peintre qui doit portraiturer la future mariée, celle-ci et la petite servante – seules dans une pièce qui abolit momentanément leurs appartenances sociales et les conventions qui régissent leur relation."

Moment clé encore parce qu'il résonnera au départ de Marianne, à qui Héloïse intimera de se retourner avant de passer définitivement le seuil du manoir.
Moment de questionnement sur le sens du mythe : 
« Mais pourquoi ne respecte-t-il pas la consigne ? » (Sophie, la servante)
"En se retournant, Orphée fait un choix, le choix du poète et non celui de l'amoureux (Marianne )
- Mais c'est peut-être Eurydice qui lui a demandé de se retourner ? " (Héloïse)

Se retourner : le retour sur le verbe émergé en 2009 sonnait pour moi comme une évidence. La boucle était bouclée, ce qui n'aurait jamais été possible sans la lecture de Corinne Atlan, sans sa mention de Tomas Tranströmer, sans la coïncidence avec le Flammes d'Arrietta.
Se retourner pour fixer le souvenir, pour ne pas oublier : le second verbe de 2009 prend sens comme on dit prendre feu. Et si l'on veut bien se souvenir que feu* placé devant un nom indique la nature défunte de l'être désigné, tout ceci apparaît furieusement cohérent. L'amour voué à être perdu apparaît d'ores et déjà à Marianne sous une forme spectrale.


Avant même la vision de ce film, un rêve matinal et une coïncidence de recherche avaient déjà contribué à enrichir la constellation symbolique née des brumes, mais il me semblait qu'il fallait d'abord aller au plus vif, au plus ardent. 
Il se passe quelque chose et cela ne fait que commencer.

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* Feu : "D'un lat. vulg. *fatutus « qui a telle destinée », dér. du class. fatum « destin » (Cnrtl)

mercredi 18 septembre 2019

Se promenant sur les levées de la Loire

"Un soir sur la Loire, Jean-Christophe Bailly observe "le mouvement perpétuel d'une bande d'étourneaux formant sans fin des figures liquides, triangulation de points noirs partis puis se retournant tout soudain comme une limaille attirée par un invisible aimant qui se déplacerait dans le ciel [...]. Condensation de ce qui est non seulement libre mais véritablement libéré et agi dans le ciel, signature d'une pure ivresse du vivre, en un battement singulier et rêveur*".

Corinne Atlan, Petit éloge des brumes, p. 103

Je reviens sur cette ultime page de ce petit éloge des brumes, sur la citation précise de Jean-Christophe Bailly, sur ce moment d'observation un soir sur la Loire de cette danse étourdissante des étourneaux. Parce qu'elle est au départ de l'un de ces hasards objectifs que prise, comme moi, Corinne Atlan. 
Un peu plus haut, j'avais écrit le plaisir que j'avais éprouvé aussi à retrouver le poète de Baltiques, Tomas Tranströmer. Le lien m'entraînait sur cet article ancien du 12 août 2009 (dix ans déjà, je ne peux y croire), Se retourner, oublier, où je rendais compte du rituel du moment : je ne consignais pas alors les vertiges, non, chaque soir je lisais trois poètes différents, quelques poèmes de chaque pris dans un recueil de façon linéaire. J'avais commencé avec Ferrements d'Aimé Césaire (Points/Seuil), Le paysan céleste de Georges-Emmanuel Clancier et La terre nous est étroite, de Mahmoud Darwich. Dès que l'un des recueils était terminé, je le remplaçai par un autre, en gardant pour contrainte d'avoir toujours un poète étranger. C'est ainsi que j'étais passé à Tomas Tranströmer (Baltiques, Poésie/Gallimard encore), puis à Jean-Claude Pirotte (Le promenoir magique et autres poèmes, La Table Ronde) et enfin, à Philippe Jaccottet avec ses Poèmes (1946-1967).
A l'issue de chaque lecture, j'extrayais un passage que je recopiais dans un petit carnet acheté à Prague** dans le quartier juif, au Zidovské Muzeum. Je composai ainsi une sorte d'anthologie.


Le 9 août 2009,  je constatai un étrange effet de synchronisation entre les trois derniers recueils. Je remarquai en effet que le verbe se retourner était présent ce soir-là chez mes trois auteurs. "Ce n'est pas un mot rare, j'en conviens, mais il y a quelque chose là qui  m'amuse, aussi, contrairement à mon habitude de n'élire chaque soir qu'un seul des trois poètes, je choisis de recopier les trois passages concernés" :



Deux jours plus tard, un nouveau verbe se répète : oublier : "encore un verbe commun, c'est vrai, mais tout de même..."


Cette double synchronicité textuelle se retourner/oublier  ne fut pas rééditée, mais l'affaire ne s'arrête pas là. La recherche sur Tranströmer me donnait un dernier article, rédigé le 26 mai 2014, à l'occasion de la mort de Jean-Claude Pirotte, poète mais aussi magnifique prosateur à qui je voulais rendre hommage. Je terminai par une citation de Plis perdus, un livre que je disais "acheté d'occase à la foire du Livre d'Angles-sur-Anglin, le 12 août 2006, et où l'on retrouve cette Loire qui m'occupe si fort en ce mois de mai" :

"Promenade le long de la Loire, de Blois à Amboise, d'Amboise à Chinon et à Saumur, trop courte hélas, dans la lumière douce-amère de novembre, avec le poids douloureux, et qu'il faut taire, des vieux souvenirs, et mes vertiges qui sont comme le chant sourd du memento mori."

Je recherchai le livre dans la bibliothèque. Un marque-page y était toujours inséré, et il ouvrait précisément sur la page 154 de la citation. Cinq ans qu'il veillait, le longiligne animal de papier, sur ces phrases où la Loire, cette même Loire au-dessus de laquelle tournoyaient les étourneaux de Bailly, cette même Loire que j'ai vue hier en passant sur le pont de Blois où j'étais appelé pour une réunion de travail, oui, cette Loire agitait chez l'écrivain en cavale des vieux souvenirs et des vertiges qu'il me faudra consigner, fixer, comme le chant sourd du memento mori.

Jean-Claude Pirotte
Et replongeant dans ce livre qui n'est pas un roman, ni une chronique, mais bien plutôt, nous dit avec justesse la quatrième de couverture, "un ensemble de sonatines, aigres, douces, amères, ordinaires, pour apprenti raisonnablement distrait", j'ai soudain envie de le relire, comme on retourne à la dégustation inespérée d'un vin vieux qui vous a laissé jadis sur la langue une empreinte inoubliable. Je rebrousse de quelques pages et voici que Philippe Jaccottet réapparaît lui aussi, aimé de Pirotte : "Lecture de Jaccottet : application d'un baume". 

Et comme tout encore une fois va par trois dans cette histoire de hasards objectifs, voici la troisième apparition de la Loire qui me fut donnée ce soir même, en achevant la lecture du livre délicieux de Charles Coustille, Parking Péguy


Par paresse, permettez-moi de redonner ici la présentation même de l'auteur :
«Tout a commencé par une erreur d’aiguillage sur internet.
Alors que je cherchais Clio de Charles Péguy, je suis tombé sur une image et sa légende : Parking Péguy, « Stains (93) ». Je savais que celui que je considère comme le plus grand écrivain français du XXe siècle souffrait d’un statut marginal. Mais qu’on associe son nom à un parking, c’était une autre affaire. Après de nouvelles investigations, j’ai découvert des centaines de rues Péguy éparpillées en France, plutôt tristes, principalement à la périphérie de l’espace urbain. Or rien n’importait plus à l’écrivain que ce territoire et le changement qu’il subit. Guidés par la seule toponymie, le photographe Léo Lepage et moi sommes partis sur les routes.
Lors du voyage, j’ai écrit un journal, chacun des lieux me ramenant à des extraits de l’œuvre de Péguy. Léo a pris des photos qui ouvrent des parallèles, suggèrent des contrastes ou des associations avec ces mêmes textes. Surtout, contre une vision commémorative du patrimoine littéraire, nous avons souhaité faire lire Péguy aujourd’hui.»
Le dernier texte de Péguy, présenté dans l'épilogue, est extrait de Clio et l'âme païenne (1913), et c'est le plus long aussi de cette courte anthologie. Eh bien voilà ce que j'ai pu y lire :
"Dans une carrière il sait ce que c'est que Péguy. Il a même commencé à le savoir, il en a vu les premiers linéaments, il en a reçu les premières indications sur ses trente-trois trente-cinq trente-sept ans. Il sait notamment que Péguy c'est ce petit garçon de dix douze ans qu'il a longtemps connu se promenant sur les levées de la Loire."
Péguy, né à Orléans le 7 janvier 1873. Sur le site officiel qui lui est consacré, où je me rends pour des éclaircissements biographiques sur le petit garçon de dix douze ans, le vertige encore une fois s'impose :
"L'école est la part la plus précieuse de l'enfance de Péguy. Elle lui a donné sa chance, non en l'extrayant de son milieu, mais en lui permettant d'être lui-même et d'épanouir les dons qu'il avait pour le travail intellectuel. De ses maîtres de l'enseignement primaire, les "hussards noirs de la République", il fait des héros, et sa première école, il nous la dépeint comme un lieu d'enchantement. Cet émerveillement demeure tout au long de ses études. Dans L'Argent, il évoquera son entrée en sixième comme une expérience tout à la fois vertigineuse et décisive. Vertigineuse, parce qu'elle le fait accéder à un univers de connaissances insoupçonnées : "Ce que fut pour moi cette entrée dans cette sixième à Pâques, l'étonnement, la nouveauté devant rosa, rosae, l'ouverture de tout un monde, tout autre, de tout un nouveau monde, voilà ce qu'il faudrait dire, mais voilà ce qui m'entraînerait dans des tendresses." Décisive, parce que sans le discernement de M. Naudy, le directeur de l'école, qui l'orienta vers le lycée alors que ses origines sociales le destinaient plutôt à l'enseignement professionnel, rien sans doute de ses engagements ni de son œuvre ne serait advenu." [C'est moi qui souligne]

"Il faut toujours dire ce que l’on voit. Surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit." (Pensées, p.45, Gallimard, 1934)

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* Jean-Christophe Bailly, Le Versant animal, "Le rayon des curiosités, Bayard, 2007, p. 88-89.
** Prague, évoquée précisément dans le dernier vertige collecté, dans un livre d'Hélène Gaudy, mis en ligne juste avant cet article-ci.

dimanche 15 septembre 2019

Petit éloge des brumes

Soulèvement des lacs de brume
A l'échouage retrouver l'amont
aiguise la vie à perte de vue

Ce poème est l'antépénultième du recueil Alluvions, constitué dans les années 80, envoyé à Gallimard (je n'avais peur de rien), refusé (mais je ne regrette pas, Robert Gallimard me répondit par une courte missive polie), et resté inédit (le titre en fut donc donné des années plus tard à ce blog).
Si je le cite aujourd'hui, c'est pour la brume qui y figure, témoignage d'un attachement particulier, à cette époque-là déjà, pour la chose et le nom qui la désigne, le même qui m'a conduit, la semaine dernière, à acheter sans l'ombre d'une hésitation  le Petit éloge des brumes de Corinne Atlan, dans la petite collection Folio 2 €.


Livre que j'ai lu sans attendre (alors que bien d'autres patientent dans la pile, et patienteront encore longtemps), mû par cette sorte d'urgence poétique qui se fait rare. Cet éloge des brumes est aussi éloge d'un pays, le Japon (Corinne Atlan est traductrice du japonais, en particulier d'Haruki Murakami), mais j'ai eu plaisir à retrouver aussi le poète suédois Tomas Tranströmer, à travers ce vers extrait du fabuleux recueil Baltiques : Entrez donc dans les brumes du dragon !, ainsi que Sebald,, jamais cité dans le corps du texte, mais que l'on retrouve à la fin de l'ouvrage dans une section Pour aller plus loin, avec Austerlitz, conseillé comme lecture brumeuse en compagnie d'Umberto Eco, Natsume Soseki et Ryoko Sekiguchi.

La ferveur que j'ai éprouvée en parcourant ce petit livre trouve sans doute son origine dans un sentiment de reconnaissance : je me suis identifié à l'auteur alors même que tout semble nous opposer (enfance en partie normande, enseignement dès les années 80 au Népal puis au Japon). Cette collusion paradoxale s'exprime par exemple dans ce passage qui donne le principe essentiel de l'équilibre vital et d'un art poétique fécond :
"C'était l'époque où on lisait L'Herbe du diable et la petite fumée de Carlos Castaneda, ou Les Portes de la perception d'Aldous Huxley. Mais l'équation est au fond assez simple : on se perd dans le "nébuleux" quand il n'est pas mis en tension avec une énergie opposée, plus incisive. Le secret des tableaux de Léonard de Vinci réside dans l'alliance du "fumeux" (sfumato) et de la précision anatomique. Pour rendre la beauté évanescente et fugace de la nature, les poètes de haïku japonais ont commencé par répertorier l'ensemble des éléments du monde végétal, animal, atmosphérique, en catégories extrêmement codifiées, saison après saison, moment après moment..." (p. 43)

Léonard de Vinci, Sainte Anne, la Vierge et l’Enfant (détail), 1503-1519, Musée du Louvre, Paris.
 Et comment ne pas me reconnaître dans ce paragraphe de la fin du livre :
"A l'idée de hasard, je préfère celle du "hasard objectif" de Breton, qui me semble rejoindre la "loi de causalité" bouddhique : hasards et coïncidences sont le signe d'un ordre immanent dont le sens, caché derrière l'apparent chaos du monde, nous échappe." (p. 100)
Livre qui s'achève en prolongeant l'évocation par Jean-Christophe Bailly d'un vol d'étourneaux au-dessus de la Loire :
"Comme ces vols d'étourneaux déployant leurs "figures liquides" dans l'air du soir, comme la masse mouvante de la brume, composée de myriades de particules d'eau en lien les unes avec les autres, les sociétés humaines forment elles aussi un ensemble où évoluent des millions d'individus distincts mais reliés par des fils invisibles - moins libres sans doute que ces oiseaux dans le ciel qui, eux, savent d'instinct se laisser traverser par le souffle du vivant, par le Vide, dont l'Ouvert de Rilke est peut-être l'autre nom." (p. 103)
Et cela, ces mots, je les partage entièrement.


lundi 9 septembre 2019

Entre deux dents de rocher


Extrait d'un texte lu par Fernand Deligny dans Ce gamin, là, film de Renaud Victor, 1975.

Je reviens sur mes deux Himalayas, l'alien Henri Van Lier  et le non moins alien Fernand Deligny. J'ai déjà établi hier une connexion twinpeaksienne avec le premier, je récidive avec le second. Car, de manière plus éloquente encore, c'est sous l'égide de montagnes jumelles que l'inclassable Del (ainsi le surnommaient les gens de son réseau) a placé ce qu'il appelait sa "tentative".
On en trouve les images sur le site du journaliste scientifique Jean Segura (né à Paris 9ème en 1949*), qui fit quelques passages dans ce pays en ses jeunes années activistes.

Les jumelles (Rouquette et Saint Chamand) qui surplombent Gourgas (Jean Segura)
Les voilà donc ces deux dents de rocher, ces Twin Peaks cévenoles, que Deligny évoque à plusieurs reprises, comme des divinités tutélaires.

Segura commente ainsi :

"Au tournant des années 60 et 70, un lieu dans les Cévennes a représenté un Eden de liberté, d'intelligence et d'imagination, Gourgas : une abbaye séculaire bâtie sur une colline perdue dans la garrigue entre Monoblet et Saint Hippolyte du Fort (dans le Gard) que le psychanalyste Félix Guattari (co-mentor de l'antipsychiatrie avec Gilles Deleuze) avait acquis en 1967.  
Alors sans eau ni électricité, Gourgas devient, après des travaux d'aménagement, un lieu où se retrouvent ouvriers, étudiants, artistes, enseignants, architectes, psychiatres. Le « pionnier du travail social »   Fernand Deligny, ancien instituteur qui avait fondé en 1948 la Grande Cordée, réseau d'hébergement de jeunes délinquants et caractériels, aidé par Jacques Lin, ancien ouvrier électricien chez Hispano-Suiza, va faire de Gourgas pendant quelque temps un havre d'accueil pour des enfants et adultes autistes venant d'institutions psychiatriques comme La Borde."
Jacques Lin qui, dans son livre La vie de radeau (Le Mot et le Reste, 2007), reprend exactement la même expression des "deux dents de rocher" :
"Je fais une halte à Gourgas, une vaste demeure plantée au pied de deux dents de rocher, dans les premiers replis des Cévennes. Près de cent personnes vivent là, depuis le début de cet été 1967. Des médecins, un architecte, des enseignants, des enfants, un chanteur catalan, deux copains d'usine qui m'ont parlé de ce lieu et encore bien d'autres gens qui ont l'air de tous se connaître. Tout ce petit monde va et vient, discute et s'interpelle dans les couloirs, par les fenêtres et à tous les étages de cette grande maison en piteux état qu'il s'agit aussi de restaurer. Tous les abords accessibles de la maison sont envahis de voitures ; en contrebas, des murets de pierre retiennent la terre autrefois cultivée. Après avoir coupé des ronces, j'installe ma tente près d'un olivier. Un des copains de l'usine s'en va très vite, effarouché par le climat de cette petite société. Je suis aussi déconcerté que lui, mais il y a des outils et du matériel ; alors je m'attelle aux travaux de restauration. Rapidement je me retrouve seul à manier la truelle ; la plupart des volontaires préfèrent les terrasses des cafés, la fraîcheur des ruisseaux ou les fêtes de village." (p. 31, c'est moi qui souligne)

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* Je précise ses détails car je n'oublie pas que j'écris le 9 septembre 2019, donc le 9/9/19.
Gloire au 9 !
Le 9 septembre, c'est aussi la date anniversaire de la mort de Mallarmé, ce dont m'informe un tweet de France Culture :

Le lien conduit vers une émission datée du 30/09/2011**, Splendeurs de Mallarmé, où était reçu le philosophe Quentin Meillassoux (né en 1967), qui venait alors de publier son livre Le nombre et la sirène, où il présentait son décryptage du Coup de dés.


Le Nombre au coeur du poème - j'en ai parlé naguère, dans 421, un article qui était consacré aussi, comme par hasard, à Deligny - c'est le 707. 707 dont j'ai aperçu une plaque ce matin rue Fontaine Saint-Germain (en revanche, pas de 813 aujourd'hui, ce qui met fin à une série continue de sept apparitions journalières).

** Je me transporte sur l'article du jour du site L'ex-homme-âne-yack, site que j'ai mis en lien parce qu'il comporte l'intégrale de l'autobiographie de Fred Deux, ce qui mérite d'être salué. Descendant un peu sur la page d'accueil, je remarque un article daté du 30 septembre 2017, qui met en ligne une émission en trois parties de France Culture consacrées à Fernand Deligny, datant d'août 1977 rediffusée quarante ans après, fin mai 2017 : Les vies retranchées.