dimanche 8 septembre 2019

Peak-experiences

Il y a des rencontres qui vous ouvrent soudain des horizons insoupçonnés, rencontres humaines ou artistiques qui vous projettent plus loin, plus haut, ailleurs, avec la célérité d'un caillou explosant sur un pare-brise, en un étoilement de fissures qui sature votre vision. Et ceci explique que je n'en ai pas encore fini avec ce fameux film de Blake Edwards, Experiment in Terror, que j'y reviens pour la troisième fois, alors que tout me fut donné en quelques instants. Mais le temps de la restitution n'est pas celui de la découverte.

Experiment in Terror (Stephanie Powers)

La difficulté est aussi que dans cet événement intervient un élément encore caché, encore insu du lecteur. Qui n'a rien de trouble ni de malaisé, non, simplement s'agit-il d'un objet assez imposant pour vous boucher la vue. En l'occurrence, je parlerais plutôt d'un Himalaya où je n'ai encore risqué que quelques pas prudents. J'ai maintes fois évoqué ces derniers temps le Mont Analogue de Daumal, mais il ne saurait y avoir de confusion : l'oeuvre que je veux aujourd'hui présenter n'agit pas au même niveau. Mais allons au fait : la faute en revient à Benoît Peeters, le maître d'oeuvre, avec François Schuiten, du monde des Cités obscures, le spécialiste de Tintin mais aussi le biographe de Jacques Derrida et de Paul Valéry. En mai dernier, il poste sur Facebook la vidéo d'un homme, d'un savant que je ne connais pas, dont je n'ai jamais jusqu'à ce jour entendu parler : Henri Van Lier (1921-2009). Qu'il présente ainsi :
"Durant plus de vingt ans, essentiellement de 1982 à 2002, Henri Van Lier a rédigé une somme philosophique aussi profonde qu’originale appelée Anthropogénie. Ce travail a été mené en marge des institutions, mais en dialogue direct et permanent avec plusieurs grands savants, avec qui Van Lier entretenait un contact personnel. L’aboutissement de cet effort sans pareil n’est pas une encyclopédie des connaissances, mais un véritable récit, celui du devenir de l’homme et de sa découverte progressive du monde qui l’entoure, du niveau le plus élémentaire à celui de l’univers en expansion continue. Entreprise déraisonnable à l’ère des spécialisations ? Chez Henri Van Lier, grand savant mais aussi grand narrateur, l’aventure humaine s’impose au contraire comme un projet à la fois uni et résolument ouvert."
Je regarde la vidéo, et je suis immédiatement surpris, séduit, intrigué par une voix, une gestuelle, une pensée complètement originales. Je ne comprends pas tout, mais je sens que j'aborde là à des terres qui doivent être explorées. La voici : si vous l'osez, vous en prenez pour 24:32.


Cet ouvrage monumental* de 1040 pages est réédité aux Impressions Nouvelles (que dirige Peeters). La semaine suivante, je le commandai, et depuis j'en explore le contenu  par traversées discontinues, raids furtifs, plongées intermittentes. La métaphore de la montagne, dont j'use (et j'abuse peut-être) depuis tout à l'heure, elle m'est venue très vite. De fait, j'avais devant moi deux Himalayas, les Oeuvres de Fernand Deligny et maintenant l'Anthropogénie de Van Lier. Si je parvenais assez bien à maintenir une certaine vitesse de croisière dans le premier massif, j'avais plus de difficultés dans le second (la preuve en est qu'au bout de plusieurs mois je n'ai atteint que la page 175). Et il se trouve que la dernière reconnaissance sur ces pitons désolés, je l'effectuai précisément juste après la vision du film de Blake Edwards, avec le chapitre 8, intitulé La distinction fonctionnements/présence.

Et voici que je me hisse jusqu'au sous-chapitre 8C : "Les conduites de présentification. Les expériences de sommet (peak-experiences).
Peak-experiences ? Alors que je viens de visionner un film se passant à Twin Peaks et dont on se demande s'il n'a décisivement inspiré la série Twin Peaks. Mes antennes frétillent.
Mais de quoi s'agit-il, au juste ?
Henri Van Lier :
"Les présentifications ne sont nullement des aberrations ou des exceptions de l'anthropogénie. Dans les années 1960, le psychologue américain Maslow imagina un protocole ingénieux pour montrer qu'elles sont triviales. Il demanda à des étudiants de son université de désigner ceux et celles qui leur paraissaient particulièrement "équilibrés", "sains", "normaux". La liste obtenue, il interrogea les élus. Tous confièrent qu'ils faisaient des expériences de sport extrême, d'alpinisme extrême, d'art extrême, de mort anticipée, d'amour extrême, d'insight scientifique ou mathématique, d'héroïsme, de rapt mystique, de passions diverses, tous cas où des fonctionnements ne se tiennent pas dans leur rendement, mais sont l'occasion de thématiser plus ou moins la présence-absence. Maslow parla à ce propos de peak-experiences, d'expériences de sommet. Il aurait pu dire aussi bien "bottom experiences", ou, en pensant à Baudelaire, "anywhere out of the world experiences". La plupart des étudiants de Maslow ne s'étaient probablement jamais aperçus qu'ils faisaient des expériences de sommet ou de profondeur avant de participer à son enquête. Comme l'ouvrier qui après le travail va boire un verre à sa place préférée dans sa taverne préférée, en se taisant ou en disant n'importe quoi à n'importe qui. Comme les adolescents et les adultes qui le samedi soir "s'éclatent" en boîte."
Dans cette autre vidéo, Abraham Maslow s'explique sur le concept :

 
 Ces peak-experiences ne sont pas un détail, loin de là, pour le savant belge, puisqu'il écrit ensuite :
"Phylogénétiquement, des expériences de ce type ont sans doute joué un rôle dans le passage d'Homo habilis à Homo erectus, puis à Homo sapiens et sapiens sapiens. Ontogénétiquement, elles interviennent selon les âges contrastés des spécimens hominiens <3c>, lors des initiations de l'adolescence, du mariage, des renoncements de la vieillesse, des funérailles. Elles peuvent avoir une force de cataclysme à la fin de l'enfance. Sartre a décrit la brusque fulguration de l'exister pur indifférencié chez une petite fille regardant la mer du pont d'un navire."
Je ne veux pas aller plus loin pour l'instant. Sur Henri Van Lier, je reviendrai très certainement. Juste un mot pour finir sur ma numérologie actuelle (pour reprendre le mot du livre de Lynch) : eh bien la vague des 813 perdure bel et bien. Le 6 décembre, je notai une plaque 813 rue des Belges, et le 7 c'est au sortir du cinéma, vers 20 h, que j'en vis une rue de la République. Cerise sur le gâteau : derrière il y avait une plaque 707.


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*Autre particularité de l'oeuvre de Van Lier : elle est entièrement disponible sur internet à cette adresse, gratuitement (mais j'ai préféré l'avoir aussi sur papier, sous la forme de ce pavé de plus d'un kilo)


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