samedi 21 septembre 2019

La/hire et Moi/x


Le 18 septembre, dans Se promenant sur les levées de la Loire, j'en appelle aux poètes, Jaccottet, Tranströmer et Pirotte, à dix ans de là parcourus avec ferveur, et j'ouvre sur un autre que je connais beaucoup moins bien, pour ne pas dire très mal, car il n'est guère encore qu'un nom pour moi, mais je sais reconnaître ces visitations : elles annoncent de longues fréquentations, des compagnonnages qui n'en finiront plus. Oui, c'est toi, Charles Péguy qui vient à moi sous les espèces profanes d'un parking, grâce à l'attention d'un Charles Coustille, merci à lui. Péguy, orléanais, élève-maître, comme je l'ai été à Châteauroux, lui à l'école normale d'Orléans, l'inventeur de la célèbre métaphore des hussards noirs, le polémiste redoutable, le catholique et le patriote, mort d'une balle dans le crâne à Villeroy au tout début de la Grande Guerre. Et bien sûr quand je pense à ce nom, Orléans, c'est un autre écrivain qui pointe son nez, qui l'a donné, ce nom, à son dernier livre. Orléans. Yann Moix bien entendu. Et ma première réaction, c'est de fuir cette pensée, et les remugles des affaires qu'elle évoque, enfant martyr, mensonges, famille déchirée, accusations réfutées, père, frère, dessins antisémites, négationnistes, mea culpa, repentir, pardon, tout cela qui me révulse, m'ennuie, me dégoûte.


Mais rien n'est simple. Dans ma recherche googlisante sur Péguy et Orléans, je tombe sur une interview de Moix par Matthieu Giroux, de la revue Philitt, datée du 22 septembre 2014, il y a donc presque cinq ans jour pour jour. Et cet article est intitulé : Yann Moix : « Tant que Péguy n’écrit pas, il ne sait pas ce qu’il pense ». Ce qui me fait aussitôt remonter en mémoire cette autre affirmation, étrangement proche, de Pierre Bourdieu : "« Quand je ne sais pas ce que je pense, j’écris. » Or, je ne pense pas qu'il y ait beaucoup d'accointances entre Moix et Bourdieu. Son grand ami BHL, celui qui pardonne miséricordieusement, n'a-t-il pas écrit : « Bourdieu ? Non, je n’ai pas réagi à la mort de Bourdieu. Superstition. Respect des morts, même adversaires. Et puis la cause me semblait entendue depuis longtemps. Sur ce mandarin parlant au nom de la " basse intelligentsia ", sur ce pur produit de l’élite dénonçant la " distinction ", sur cette star des médias théorisant inlassablement son allergie à la " télévision ", je ne me posais qu’une vraie question : était-il Alceste ou Tartuffe ?

Passons sur ce triste personnage qui n'a jamais supporté que Bourdieu ne lui accorde même pas l'aumône d'une rencontre. Ce n'est pas lui qui redorera à mes yeux la pilule moixienne. Je lis tout de même l'entretien. Qui, je le reconnais volontiers, est intéressant : Moix est un vrai amoureux et connaisseur de Péguy. Témoin, cet échange (que je choisis aussi en raison de la présence de certain terme qui ne m'est pas indifférent) :
PHILITT :  D’autres écrivains sont-ils aussi visionnaires que Péguy ?
Yann Moix : Dès qu’un écrivain est profond il y a un certain nombre de constances. C’est déjà présent chez Shakespeare. Mais c’est d’autant plus flagrant chez Péguy dont la base de réflexion est la France, les partis politiques, le parlementarisme. Quand en 1905, il écrit que l’on va tous devenir Allemand et qu’il invente  les formules « Saint-Michelstrasse » et les « Champs-Elyséesgasse », il ne parle pas de l’Occupation allemande en tant que telle mais c’est assez vertigineux. Il est très vite pessimiste sur le pangermanisme. Pour Péguy, la Grande Guerre est imminente dès 1905. Mais il faut faire attention à ce que l’on fait dire à Péguy. Par exemple, les résistants ont repris une phrase « Il faut résister… » alors que Péguy disait ça à son imprimeur à Suresnes parce qu’il y avait trop de coquilles.
Je ne parviens pas, ou très mal, à faire coïncider ce Moix pertinent sur Péguy et cet autre Moix négationniste, destructeur, persécuteur (s'il faut en croire son père et son frère Alexandre). Et puis je m'avise soudain que le problème s'expose peut-être très simplement dans son nom même, ce Moix, d'origine catalane, qui colle un x au bout du Moi. Autrement dit qui juxtapose une des marques du pluriel français à la singularité qu'ordonne le pronom personnel tonique de la première personne du singulier (Cnrtl). Écrivons donc Moi/x. Pour exprimer cette pluralité de voix, cette diffraction de visages, cette dispersion de l'âme peut-être psychotique, qui explique peut-être aussi la composition en deux parties de l'ouvrage (dedans/dehors). Dedans  : entre les murs de la maison familiale.
Dehors  : l’école, les amis, les amours.



Juan Asensio, dans un article récent, écrit au vitriol comme il en a l'habitude, évoque une molle théorie du Moi :
"Le secret de Yann Moix ? C'est encore lui qui le mieux sait nous l'avouer, alors même que nous n'avons pas vraiment songé à le soumettre à la question ! Il ne le chuchote pas mais, plutôt, nous le crache à la figure à chacune de ses pages mais jamais plus clairement que dans cet aveu, que nul, d'ailleurs, n'aurait songé à lui extorquer : «C'est en moi-même que je voulais faire carrière; devenir quelqu'un qui ne fût que moi. Ou plus exactement devenir un moi qui ne pût être quelqu'un d'autre» (p. 133). Pauvre Yann Moix se rêvant élève d'un maître, comme aux temps révolus des longs apprentissages sous de dures férules, qu'on aurait aimé qu'il découvre, en même temps que Charles Péguy pourquoi pas, Maurice Barrès ce qui, en même temps qu'une colonne vertébrale à sa molle théorie du Moi (et à son style, bien sûr !), l'eût certainement empêché de proposer telle monstrueuse filiation pour lesbienne transgenre et transhumaniste, avoir des enfants «dont nous ne serions pas les parents» (p. 134) !"
En parlant de secret, je me reporte à ce qu'écrivit Christophe Claro au sujet du livre d'Hélène Gaudy sur Terezin, en un article de son blog Le clavier cannibale, que j'ai consulté juste avant la rédaction du présent billet, à l'occasion de la publication d'un nouveau vertige enregistré dans le livre même* (les deux blogs me paraissent de plus en plus intriqués). Claro écrivait donc :

"Il y a quelque chose d’étrangement proustien dans l’approche d’Hélène Gaudy, qui s’est donnée pour but de pénétrer les noms et leur secret, de faire coïncider Terezin et Theresienstadt, ainsi qu’on peut s’en rendre compte à la lecture de cette page :
« Il y a ce que le nom renferme dans les replis de ses sonorités, les lentes métamorphoses qui ajoutent ou retranchent une lettre, changent une terminaison, et il y a les événements brusques qui l’entachent subitement ou le mettent en lumière. Tel nom obscur soudain placé sur le devant de la scène, tel autre maculé, ouvert, dont on ne verra plus désormais que l’intérieur dévoilé. Sonorités de massacres d’Oradour ou de Guernica. Lieux de trahison, de honte – Nuremberg est ses lois, Vichy, son gouvernement. Du plus petit au plus grand, maison, rue, quartier, ville, pays et presque continent, chaque point dans l’espace est ainsi susceptible d’être gagné par une ombre telle qu’en entendant son nom, quels que soient ses charmes et puis ceux qui y vivent, on perçoive l’écho, que le temps répercute au lieu de l’éteindre, de la mise à mort. » [C'est moi qui souligne]


Une coïncidence à relever, avant de passer à la seconde partie de ce billet qui va être bien trop long, j'en ai peur. En regard du début de l'entretien avec Yann Moix, se trouvait une image du numéro 7 de la revue Philitt. Le titre en était memento mori.







Or, souvenez-vous, c'était le titre de l'article de 2014 consacré à Jean-Claude Pirotte. Le chant sourd du memento mori. Emprunté à l'une des phrases de Plis perdus.

Je n'en ai pas fini avec le slash.
Au matin suivant de la nuit de l'article, je me réveille d'un rêve assez foisonnant dont il ne me reste pratiquement rien (c'est très énervant). Ne subsiste guère qu'un nom, et le souvenir de la présence d'une expression engloutie dans les affres de l'aube. Elle ne reviendra pas. Il n'y a que le nom seul. Lahire. Et Lahire, je sais très bien qui c'est. Je fais très bien la relation avec le sociologue Bernard Lahire, dont un énorme essai sur les inégalités d'enfance vient de paraître au Seuil, Enfances de classe. Il y a quelques années j'avais beaucoup aimé Ceci n'est pas qu'un tableau, Essai sur l'art, la domination, la magie et le sacré (La Découverte, 2015) où il montrait que le sacré n’a jamais disparu de notre monde mais que nous ne savons pas le voir : "La magie sociale est omniprésente dans le domaine de l’économie, de la politique, du droit, de la science ou de l’art autant que dans celui de la mythologie ou de la religion, car elle est l’effet d’enchantement produit par le pouvoir sur ceux qui en reconnaissent tacitement l’autorité. C’est cet enchantement qui transforme une sculpture d’animal en totem, un morceau de métal en monnaie, une eau banale en eau bénite ; et c’est cette même magie sociale qui fait passer un tableau du statut de simple copie à celui de chef-d’œuvre."

Mais ce Lahire** là n'était peut-être la seule piste à suivre. J'avais perdu l'expression mais il me restait tout de même la fugace idée qu'elle tournait autour du jeu de cartes. Or, Lahire c'est le nom du valet de coeur.

Carte ayant valeur de monnaie ; Québec, XVIIe siècle
Or ce Lahire proviendrait d'Etienne de Vignolles (1390 - 1443) surnommé La Hire, seigneur gascon ayant rallié le dauphin Charles en 1418, et rejoint Jeanne d'Arc à Blois le 22 avril 1429.
Il combattit à ses côtés au siège d’Orléans, s'illustra lors des batailles de Jargeau et de Patay. Après la capture de Jeanne d’Arc, il tenta de la délivrer mais tomba lui-même aux mains des Anglais. Échappé du donjon de Dourdan, il mourut quelques années plus tard de ses blessures à Montauban.

Jeanne d'Arc, Orléans, c'est bien sûr Péguy qui s'impose ici encore. Péguy, auteur du  Mystère de la charité de Jeanne d'Arc, que le cinéaste Bruno Dumont a choisi d'adapter dans son dernier film Jeanne. Qui va passer ici à Châteauroux à partir de mercredi prochain.



Encore un film que j'attends avec ferveur...

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* Vertige enregistré le 20 août dernier. Je publie au fur et à mesure. Un vertige après l'autre. J'ai à l'heure actuelle 23 vertiges d'avance, et un mois donc de décalage entre l'enregistrement et la publication. Il ne se passe guère de jour sans une cueillette de vertiges (le 20 septembre, par exemple, pas moins de trois).

** De fait, Bernard Lahire apparaît une fois dans Alluvions,  au 12 juillet 2016, avec My eyes begins to be obscured, un article qui avait pour matrice une paire d'yeux (ceux de Jorge Luis Borges) accompagnée d'un poème de Sebald, où il était question du peintre anglais Joshua Reynolds. J'écrivais ceci : "J'étais jusque là totalement ignorant, je l'avoue, de l'existence de ce peintre. Or, hier soir, poursuivant la lecture du robuste ouvrage de Bernard Lahire, ceci  n'est pas qu'un tableau, essai sur l'art, la domination, la magie et le sacré, (sur lequel je ne manquerai pas de revenir un de ces jours), je lis dans une note de bas de page : "Parlant de l'exposition des œuvres de Joshua Reynolds par la British Institution, en 1813, Francis Haskell écrit que, "jamais encore, dans aucun pays, on n'avait proposé de célébrer ainsi l’œuvre d'un maître disparu"(...). L'année suivante, la même institution proposa d'exposer les meilleurs tableaux des maîtres anciens flamands et hollandais. (...)"(p. 294)
L'étude de Lahire m'avait passionné, mais contrairement à ce que j'avais annoncé imprudemment, je n'y suis jamais revenu...

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