dimanche 5 octobre 2014

Devant le dieu à gueule de chien noir


Ce plan est l'un des premiers du film de Robert Gardner, Forest of Bliss, chien errant, au milieu de tant d'autres, sur les rives du Gange, à Bénarès. Documentaire sans aucun commentaire, ni sous-titrage, sans autre musique que celle jouée parfois par les hommes filmés tout au long du jour, entre l'aube et la nuit, la plupart du temps occupés aux rituels de la mort dans une des villes les plus sacrées de l'Inde, bûchers, immersions, mélopées hypnotiques. C'est Mubi encore une fois qui me faisait découvrir cet étonnant joyau cinématographique, et cet immense ethnographe-artiste cinéaste américain qu'est Robert Gardner.
Le chien, la mort avaient été au cœur de mon dernier article ici, à travers l'histoire d'Argos, le chien d'Ulysse, qui, seul, le reconnaît à son retour à Ithaque et aussitôt en meurt. Histoire rapportée par Pascal Quignard dans son dernier opus, le neuvième tome du Dernier royaume. J'avais écrit aussi que la suite du texte nous reconduisait aux traces du billet précédent. Examinons donc ces lignes avec attention :

"Nous sommes provenus, dit Quignard, d'une espèce où la prédation dominait sur toute contemplation. La contemplation, en grec, se disait theôria. La proie s'engloutissait dans le dévorateur. La proie n'était pas contemplable sans une agression presque immédiate, sans la destruction consécutive à la vision, et sans sa dévoration exhaustive dans les restes de la charogne désarticulée par chaque prédateur rassasié.
N'était contemplable, une fois leur propre faim assouvie, que le déchet du manger : bois, os, dents, crocs, défenses, fourrures, peaux, carapaces, plumes, excréments, fumier.
C'est le premier lexique.
Tous ces reliefs dans le champ visuel, vestiges du vivant, traces de la motricité des fauves, mnémotechnies de leurs morts, sont autant de lettres (en latin des litterae) qui formaient le seul contemplable.
Parménide a écrit que les signes (en grec les sèmata) sont d'abord les excréments des bêtes poursuivies, puis les traces qui indiquent leur chemin, enfin les astres (en latin les sidera) qui repèrent leurs parcours."

Cette géographie sidérale, ainsi que la désignait Guy-René Doumayrou, qui m'a si fort occupé depuis si longtemps (et continue de le faire), s'originerait donc dans une curée, prendrait source dans le reliquat d'une tuerie. De la contemplation des charognes dériverait la scrutation des étoiles. Du très-bas au très-haut, voici le chemin et non l'inverse.

"Les signes du passage des bêtes deviennent les signes de reconnaissance qui guident les chasseurs vers leurs proies -jusqu'à ce qu'ils se renversent soudain et deviennent les signes de piste qui permettent  de retourner du lieu de la curée jusqu'au "foyer", jusqu'à son "feu", jusqu'à la coction des proies mortes et découpées, jusqu'à la possibilité du récit non seulement de chasse mais aussi de survie auprès des siens, assis en rond autour des flammes qui cuisent les proies mortes.
Le mouvement de revenir en arrière se dit en grec meta-phora.
Le mouvement de rebrousser le chemin se dit en chinois tao."

Me reviennent les images des pisteurs du Kalahari s'interrogeant sur les traces laissées par les magdaléniens dans les grottes pyrénéennes, ces trois Boschimans conduits en France par les archéologues allemands. Je songe aussi que Robert Gardner, dont j'ai parcouru la filmographie, a réalisé un film en 1962, avec John Marshall, sur cette même ethnie : The Hunters.
Lisant un dossier du site Critikat, rédigé par Alice Leroy et consacré au cinéaste (disparu par ailleurs le 21 juin de cette année), je relève le passage suivant :

"Comment ne pas voir d’ailleurs dans la première séquence, ce fleuve sombre charriant des corps et dont la rive opposée est parcourue de chiens comme autant de cerbères, une évocation directe du Styx et de L’Enfer de Dante ? Comment comprendre sinon la citation de Yeats que Gardner place en exergue : « Everything in this world is either eater or eaten, the seed is food and fire is the eater » [« Tout, dans ce monde, est mangeur ou mangé, la graine nourrit, le feu dévore », traduction personnelle], comme une épigraphe sur le cycle des morts dont les processions rythment la vie de Bénarès ?"

La mort, on l'a rencontré aussi, souvenez-vous, avec Les dernières nouvelles du martin-pêcheur, de Bernard Chambaz, où l'auteur revenait sur le deuil de son fils Martin, dont l'oiseau était en somme l'animal-totem. Or, le 1er octobre, dans l'anthologie permanente de l'excellent site poétique Poezibao, était donné des extraits du texte de Philippe Jaccottet, "comme le martin-pêcheur prend feu...". Dont ces passages :

Jour de novembre, faste, où un martin-pêcheur a pris feu dans les saules.



Peut-être n’est-il pas plus nécessaire de vivre deux fois que de le revoir une fois disparu ?



Oiseau ni à chasser, ni à piéger, et qui s’éteint dans la cage des mots.


Une seule fois suffirait, pour quoi ? pour dire quoi ?
Un seul éclair plumeux
pour vous laisser entendre que la mort n’est pas la mort ?

Chasseur, ne vise pas : cet oiseau n’est pas un gibier.
Regard, ne vise pas, recueille seulement l’éclair des plumes entre roseaux et saules.  







Le martin-pêcheur flambe dans les saules.
Il a flambé.
Et si quelque chose comme cela suffisait pour sortir de la tombe avant même d’y avoir été couché ?  


Est-il nécessaire de s'appesantir sur tous les échos que ces lignes proposent avec les motifs précédemment décelés ? Le recueil dont elles sont tirées, Et néanmoins, je l'avais acheté à Poitiers en 2003, je suis allé le chercher dans la bibliothèque après avoir rédigé ces mots. D'autres passages non cités me retiennent alors, au-delà même du texte du martin-pêcheur, et qui me saisissent, me happent, par exemple, dès l'entrée du livre, page 9 :

"Devant le dieu à gueule de chien noir"

Beau titre, ai-je pensé
quand il m'est venu dans la nuit,
belle et noble image.

Mais cette nuit je ne suis pas dans un musée,
le noir devant moi ne s'orne d'aucun or
et si j'affronte un chien, ce ne sera qu'un chien de ce monde,
prêt à mordre.

Il n'y a pas non plus de barque funéraire à quai,
pas de ciel au-dessus,
pas de vieux sphinx pour assurer l'équilibre.
Il y a seulement des murs de toutes parts comme n'en ont que les tombes."