mercredi 29 juin 2022

Médoc et Gévaudan

En Charente, à Confolens, où j'ai séjourné cinq jours récemment, j'ai acheté à la Maison de la Presse le Folio 2 euros du Voyage avec un âne dans les Cévennes de Robert Louis Stevenson, un classique que j'avais toujours négligé de lire jusque là. Un récit passionnant, surprenant (Modestine, l'ânesse, est rudement traitée dans les premiers temps du voyage, à tel point que certaines éditions avaient censuré certains passages), très différent selon les parties : les douze jours du voyage, du dimanche 22 septembre  au jeudi 3 octobre 1878, ne se déroulent pas exclusivement dans les Cévennes, comme le titre semble le proclamer, en effet la moitié a lieu dans le Velay et le Gévaudan. Pays que Stevenson regarde d'un oeil sévère, que ce soient les paysages ou les habitants. Moqué par des petites filles, il en vient à écrire ironiquement que grandit sa sympathie pour la Bête du Gévaudan... C'est l'arrivée dans le pays camisard, chez les Cévenols protestants avec qui il se sent plus en affinité, lui l'Ecossais élevé dans la rude éthique presbytérienne, qui enchante alors sa prose. Modestine vilipendée devient l'amie, qu'il finit par pleurer quand il est contraint de la revendre.

Dessin de 1765 envoyé à la Cour représentant l'animal féroce qui ravage le Gévaudan depuis 1764. Archives départementales de l'Hérault C 44-2

De la Bête, Stevenson écrit encore : « C'était, en effet, le pays de la toujours mémorable Bête, le Napoléon Bonaparte des loups. Quelle destinée que la sienne ! Elle vécut dix mois à quartier libre dans le Gévaudan et le Vivarais, dévorant femmes et enfants et « bergerettes célèbres pour leur beauté » […] si tous les loups avaient pu ressembler à ce loup-ci, ils eussent changé l'histoire de l'humanité »

Je n'en avais pas fini avec le Gévaudan. Je retrouvai mention du pays dans l'essai d'une maîtresse de conférences en littérature française, Anouchka Vasak, qui vient de faire paraître 1797 Pour une histoire météore, aux éditions Anamosa. Cette année-là, Napoléon Bonaparte (suivons donc le fil stevensonien) est élu à l'Institut, section des Arts mécaniques. C'est aussi l'entrée en scène de celui qu'on appellera Victor de l'Aveyron, "l'enfant sauvage". "L'histoire de l'enfant de l'Aveyron, déclare Anouchka Vasak, se situe aux marges de deux moments. Celui, en son extrémité, de sa relégation dans la case "idiot" dans les premières années de l'Empire. Et celui de l'origine, c'est-à-dire de sa découverte : là, l'enfant sauvage  se démarque d'une autre altérité, radicale et mystérieuse, celle de la Bête du Gévaudan, dont le territoire se trouve être géographiquement  frontalier de l'Aveyron." (p. 34)

Je n'entre pas plus dans le détail de cette confrontation, qui donne lieu à de stimulantes analyses mais qui dépasseraient de loin mon propos. 

Le Gévaudan s'invita une troisième fois avec le livre de l'ethnologue Martin de La Soudière, Arpenter le paysage, poètes, géographes et montagnards. Acheté à Paris, je l'avais commencé peu après notre retour, et juste après la lecture de Vasak, j'avais enchaîné avec lui : je tombai précisément sur la page 144, où l'auteur raconte qu'il assista au début des années 60 à la projection du film Les Inconnus de la terre, du cinéaste italien Mario Ruspoli. Il en sortit "ému, troublé, presque bouleversé. A tel point que beaucoup plus tard, je devins coauteur d'un film sur ce documentaire et même écrivis un livre sur notre tournage ! Quoiqu'il ne s'y attarde pas outre mesure, mais scandant néanmoins le récit comme un leitmotiv, dramatisant les ambiances, le cinéaste italien  situe très exactement la géographie de toutes les scènes et toutes ses rencontres avec les paysans : l'Aubrac, les Grands Causses, la Margeride, les Cévennes. En voix off, solennellement, le film débute ainsi :

Cratères, causses, cavernes : la Lozère. Le plus réussi des pays désolés, admirable en carte postale comme tous les enfers refroidis. Une terre sèche. La pluie ne reste pas. Elle rejoint aussitôt une éponge de calcaire. Le refuge des légendes et des anciennes terreurs. La Bête du Gévaudan a disparu, mais son ombre erre encore, sous l'écorce."


Martin de la Soudière exprime alors sa prédilection pour ce paysage d'adoption qui est le Massif central, terme inventé et proposé par le géologue Ours-Armand Petit-Dufrénoy, qui finit par prévaloir sur une autre dénomination : Plateau central, qu'on pouvait encore lire dans un manuel scolaire des années 1950. "Massif et "central" : ces deux qualificatifs, écrit-il, ont de quoi intriguer. Ils disent la résistance d'une zone tout entière, mais c'est justement parce qu'elle nous résiste qu'elle attire et donne envie d'y pénétrer. C'est là, en zoomant un peu, qu'un territoire plus restreint semblait fait pour moi, presque m'attendre : la Margeride. Entre Saint-Flour, Le Puy et Mende. Elle se situe en Haute-Lozère (85000 habitants), préfecture Mende (12000), autrement dit l'ancienne petite province du Gévaudan, ce "plateau solitaire" (disait mon manuel, classe de troisième, 1962), dont "le nom même éveille aussitôt dans l'esprit l'idée de hauts plateaux incultes, hantés par les loups, battus par les tempêtes et souvent revêtus de neige", écrivait déjà Elisée reclus en 1885. Vidal de la Blache lui emboîtant le pas à la fin du XIXe siècle : "Un des déserts de la France." Comment résister ?... Nous y voilà, entre peur et fascination adolescentes, la fameuse Bête joua chez moi un rôle majeur."

Avant de poursuivre, attardons-nous un  instant sur le film de Ruspoli. Une note indique que le film, sorti en 1961, avait été produit par Argos Films. Or, Argos était la société d'Anatole Dauman, producteur aussi de Chris Marker, Alain Resnais, Andreï Tarkovski... Bref, un homme essentiel pour le cinéma du XXe siècle, que j'ai cité ici à plusieurs reprises. Dans le livre de Jacques Gerber qui lui est consacré, plusieurs pages évoquent Mario Rispoli, descendant d'une famille princière italienne qui remontait au XIVe siècle. L'un "des rares Ruspoli qui ait jamais travaillé", était-il dit dans le texte. Au générique des Inconnus de la terre on trouve le docteur François Tosquelles, qui dirigeait l'asile de Saint-Alban, près de Marvejols, le premier hôpital psychiatrique ouvert. Ruspoli y tourna en 1962 Regard sur la folie, qui obtint la même année le prix du film expérimental et d'avant-garde au festival de Bergame. Jean-Paul Sartre, à l'issue d'une représentation privée, déclara : "Le film de Mario Ruspoli n'est pas un documentaire. il nous invite par d'admirables images à faire la première fois l'expérience de la maladie mentale ; par tout ce qu'elle a de si proche et de si lointain, elle nous fait comprendre à la fois que les hommes ne sont pas de sous, mais que les fous sont des hommes."*



Ceci peut faire écho également à la réflexion d'Anouchka Vasak sur la psychiatrie, examinée depuis le cas de Victor de l'Aveyron.

En même temps que cet essai, j'avais emprunté à la médiathèque le roman de Jean-Jacques Schuhl, Apparitions (Gallimard, 2022). Je n'avais jamais lu encore Schuhl, et ce court roman ne laissa sur ma faim. C'est en lisant une critique sur le site d'En attendant Nadeau, que je découvris en passant que Le Dilettante publiait une recension des chroniques qu'Eric Holder tint dans le Matricule des Anges, entre 1996 et 2012. Or, je venais juste d'écrire un article sur La Baïne, un roman de 2007. Norbert Czarny rappelle que "ses romans parus au Seuil se déroulent dans le Médoc qu’avait élu l’écrivain, après avoir longtemps vécu dans « l’East End », à Thiercelieux, tout près de Montmirail. "


Nous ne sommes pas loin des paysans du Gévaudan. Czarny précise très justement que "dans ses romans, les travailleurs manuels ont la part belle. De même dans les chroniques, parfois des nouvelles en réduction [...] On se retrouve après le labeur, on partage. Le Médoc tel qu’il le vit est moins fermé qu’on le croyait de prime abord : « dans cette région, nous aimons beaucoup parler et faire connaissance. Si l’on se fie à la langue, cette dernière s’apparente bientôt au surf et procure la même ivresse ». Il l’écrit aussi dans De loin on dirait une île, guide de la région, façon Holder." Il fait allusion aussi à "un méchant débat sur les « moins-que-rien », dont on trouvera l’histoire ici dans « Lo(s)er »." C'est en cliquant sur cette chronique de janvier 2003, disponible sur le site du Matricule, que j'ai eu comme un vertige : le Gévaudan s'invitait une nouvelle fois dans la ronde, dès les premières lignes :

Retour du 48, deux mois, sur les chemins quasiment chaque jour. Du nord (la Margeride) au sud (les Cévennes), d’ouest (Haut Allier, Chassezac) en est (l’Aubrac, les Causses). On hésite à appeler cette région Le Gévaudan, une notion imparfaite, réductrice, et il conviendra de préférer à ce mot de « région », celui de « pays », un pays forclos comme peu d’autres dans son découpage administratif. Nul n’en a mieux parlé, à ma connaissance, que Renaud Camus, dans Le Département de la Lozère. L’ouvrage, quoique publié en 1996, chez P.O.L, semble en voie d’épuisement. Le distributeur fait dire qu’il a disparu. On ne le possède ni à Marvejols, ni à Mende (la « Capitale »)."
Précisons, s'il en était besoin, que Renaud Camus n'était pas encore en 1996 le propagandiste du Grand Remplacement. Un peu plus loin, Holder écrivait encore :
"Il semble qu’il faille une qualité de rêverie particulière pour cheminer longtemps en dessous des puechs, sur des plos et des rons, pour vouloir éprouver le vent sur les steppes hachurées par les graminées, rompues de blocs mégalithiques, entre les troncs des conifères qui descendent la Margeride, pour vouloir restituer ça. Renaud Camus, donc, mais j’ai découvert dans un ouvrage trop aidé par des instances certains textes de Bon, de Michon, de Bergounioux. Gil Jouanard se cache là-dedans. De Bergounioux, il faut encore recopier ceci, qui est on ne peut plus tiré au cordeau : « On souffre, en haut, d’un excès de lucidité. On voit. Rien, ou presque, ne vient atténuer la perception immédiate qu’on a de notre condition. Le monde sensible, réduit à sa plus simple expression, est immédiatement intelligible. Il n’y a pas loin à chercher derrière les apparences. Le Causse nous livre sans douceur ni détours l’essence de notre être : un instant passé dans la lumière qu’attestera, peut-être, une cendre impalpable dont s’amusent les vents ».
Vents du plateau, si bien montrés par la caméra de Ruspoli. Qu'on pourrait se plaire à comparer aux vents du Médoc, au noroît, ce vent de plein ouest qui souffle depuis le Nouveau-Brunswick. 
Il se trouve aussi que le Médoc affleure dans le livre que j'ai achevé avant-hier, La chambre noire de Logwood, de cet autre écrivain que j'estime fort, Jean-Paul Kauffmann. Récit de son voyage sur l'île de Sainte-Hélène, à la découverte du domaine où Napoléon Bonaparte , le revoilà aussi celui-ci, se délita lentement jusqu'à la mort. Il nous suffira pour l'heure de lire l'incipit du premier chapitre :
"Il m'arrive de traverser Sainte-Hélène. Je ne m'y suis jamais arrêté. C'est un pays vide, hébété dans sa solitude. Les maisons sont posées sur l'herbe, comme en Afrique. D'improbables commerces, une église fermée, un carrefour désertique. A chaque passage, l'endroit m'apparaît un peu plus abandonné et mélancolique. Pourtant je trouve à cette sévérité un peu morne un air de grandeur. Majesté sans apprêt, ni sans fondement, je le sais. Sainte-Hélène, petit village sans pittoresque au milieu de la forêt girondine. Mais la sonorité emphatique et lugubre du nom m'en impose chaque fois que j'aperçois la pancarte à l'entrée.
     C'est à mon Sainte-Hélène médocain que je pense en ce matin de novembre."

A ce récit nous reviendrons. Kauffmann n'est-il pas venu à Châteauroux sur les traces du fidèle général Bertrand, qui accompagna l'Empereur dans sa réclusion, et dont la statue s'érige place Sainte-Hélène ?



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* Sur le film, on pourra lire avec profit l'étude de Mireille Berton : Regard sur la folie : poétique et politique de la folie et du cinéma, Décadrages, 2011.

Ajout du 30 juin : Ce matin, sur un fil d'actualité, je découvre une courte émission de France Culture sur la Bête du Gévaudan : "Des lustres avant Jack l'Eventreur et Landru, un serial killer redoutable dévasta la France non des villes, mais des campagnes : la Bête du Gévaudan." A cette date du 30 juin, car c'est le 30 juin 1764 qu'eut lieu la première attaque de la Bête du Gévaudan, sur une bergère de 14 ans. A lire, selon cette chronique, le livre de Jean-Marc Moriceau, La Bête du Gévaudan - Mythe et réalités, 1764-1767, Tallandier, 2021.



jeudi 23 juin 2022

La Baïne (Ajour 3)

A la brocante des hasards, il en est d'heureux (beaucoup) mais aussi des malheureux

qui vous laissent un goût de fiel et de sang

Séisme qui vous surprend en pleine nuit, vous laisse hagard, dans vos décombres, en vie encore, c’est déjà ça, mais amoindri, considérablement amoindri

Il est des répliques, qui viennent confirmer, vous êtes bien l’épicentre, et il va falloir encaisser la charge majeure, et les mineures se profileront dans les failles

Tu es passé par la médiathèque, des livres en retard comme d’habitude, et tu es passé au rayon désherbage comme d’habitude, et il y avait ce livre, La baïne, d’Éric Holder, tu le prends bien sûr, et tu le lis séance tenante, comme s’il avait des choses à te dire

Éric est mort. Il est né comme toi, en 1960, mais il s'en est allé, le 22 janvier 2019, dans sa maison du chemin des Geais, à Queyrac, au cœur du Médoc. Tu l'avais découvert en 1997 à La Châtre, à travers On dirait une actrice, un recueil de nouvelles publiées auparavant au Dilettante et rassemblées chez Librio, la collection de livres à dix francs de l'époque. Tu as parlé de tout ça, en même temps que de son dernier livre, La belle n’a pas sommeil, le 13 février 2019.

 

La baïne, c’est le piège mortel du Médoc, un courant violent qui vous entraîne au large, même un bon nageur peut y rester

 

Le livre, c’est une histoire d’amour, il y a toujours de l’amour chez Holder, mais c’est souvent de l’amour malaisé, de l’amour qui fait mal

 

Dans ce livre, tu as épinglé trois passages, qui résonnent fort, pour toi, ta vie, les autres ne comprendront pas, peut-être, tu ne peux pas tout expliquer

 

« Les promeneurs découvrirent des parcelles de lande où les ajoncs flambaient, et, à l’orée d’un bois, une bande d’oiseaux batailleurs, frétillants, exotiques. Des rouges-queues à front blanc, leur apprit Julien, arrivés récemment d’Afrique, lorsque les rouges-queues noirs, présents depuis un mois, ne provenaient que d’Espagne. »

 

Une seule personne, oui, peut vraiment comprendre ce choix

 

« Avec le reliquat des économies, elle invita Julien au restaurant, sur le front de mer en terrasse. C’était l’heure où l’on déléguait au phare de Cordouan, avant-poste du désert salé, les frayeurs nocturnes, lui accordant une vertu de paratonnerre. La tempête, les coups de chien l’atteindraient en premier. »

 

Ah ça Cordouan, tu en as parlé naguère, et c’était avec les mots d’Olivier Rolin :

 

"Le prototype de "l'appareil lenticulaire à feux tournants", installé sur le sommet de l'Arc de Triomphe en août 1822, projeta son éclat jusque sur les hauteurs de Notre-Dame de Montmélian, près de Chatenay, "à 16400 toises de distance", soit pratiquement trente-deux kilomètres. Il fut installé l'année suivante sur le phare de Cordouan, au large de la Gironde, et bientôt les lentilles de Fresnel, remplaçant les vieux réflecteurs paraboliques, équiperont tous les phares de France, d'Europe et du monde (jusqu'à celui de Tsamarkabed sur le lac Sevan, que voyait construire Mandelstam). 

 

Et, enfin, ces lignes où l’on retrouve Julien, cité dans les deux autres passages :

 

« Quelque chose s’est cassé avec Julien, dit-elle.

- [...].

- L’amour s’est éteint sous mes yeux en quelques secondes. Depuis, j’ai beau le secouer, il est mort.

- ça te rend malheureuse ?

- Si la situation devait changer, cela m’ennuierait qu’il oublie les bons moments que nous avons passés ensemble. »

La baïne sera le rendez-vous tragique, qui anéantira tout avenir dans la violence de sa houle.


 

 

jeudi 9 juin 2022

La société très secrète des marcheurs solitaires

 "Un matin, au café, elle me regarda longuement en souriant, avant de me dire :
- Vous savez, vous parlez de marche au hasard. Je vous ai dit que je la pratiquais moi-même. Mais au fond, je vous l'ai déjà dit, je ne crois pas au hasard.
- Si ce n'est pas le hasard, qu'est-ce que c'est ?
- Je ne sais pas. Pour ma part, je me sens portée par une énergie très particulière. C'est cette énergie qui me guide quand je marche.
- Et vous en connaissez l'origine ?
- Non, je l'ignore. Mais je marche vers l'inconnu avec la pensée que rien n'arrive jamais au hasard. Jamais.
- J'admire votre façon d'en être si sûre.
- Je pense que les hommes sont présomptueux quand ils affirment que quelque chose leur est arrivé par hasard. C'est leur ignorance qui les empêche de savoir ce qui les dirige."

Rémy Oudghiri, La société très secrète des marcheurs solitaires, Puf, 2022, pp. 239-240

J'avais vu Rémy Oudghiri à l'émission d'Arte, 28 minutes, dirigée par l'excellente Elisabeth Quin. Il y présentait le livre dont j'ai extrait le passage ci-dessus. Je ne pouvais pas n'en pas parler à Gaëlle, ma marcheuse solitaire du chemin de Stevenson (dont elle avait fait une partie, de Florac à Alès, lors des vacances de printemps). Et c'est elle qui a acheté le livre samedi dernier, à la librairie Compagnie, 58 rue des Ecoles, après que nous eûmes visité le musée de Cluny.


Au sortir de la librairie, un violent orage s'abattait sur le Quartier latin. Nous n'avions aucun vêtement de pluie, aussi nous nous réfugiâmes à la terrasse du Sorbon, à quelques mètres de là. Des cyclistes passaient, trempés comme des soupes. Le garçon de café, le teint rougi de servir sans discontinuer tous ces gens qui s'agglutinaient pour fuir les éléments déchaînés, plaça à un moment son visage sous l'ondée, le pied dans le caniveau torrentiel. Il vit que je le regardai avec amusement et nous échangeâmes un regard complice. Il devait être de ces gamins qui aiment à défier les gouttières débordantes ou sauter dans les flaques.

Nous dûmes partir sans attendre la fin de l'averse, et par bonheur la bouche de métro n'était pas loin. Gaëlle commença très vite à lire le livre (qu'elle finit le lendemain). Par curiosité, je le feuilletai lors d'un instant où elle l'avait reposé, et je tombai sur ce début de chapitre : "Tout a commencé un soir de septembre. J'étais attablé dans un café de la rue des Ecoles en compagnie de J."

Voilà qui augurait bien de la suite. Car la suite fut également semé de signes et de coïncidences. Le lendemain, après être allé à Courbevoie choisir des livres dans la riche bibliothèque d'une parente de Gaëlle récemment décédée (et qui avait toute sa vie travaillé dans diverses librairies), nous avions gagné  par Saint-Lazare et la ligne 13 le 18ème arrondissement où nous avions rendez-vous pour un covoiturage (aucun train n'étant plus disponible ce dimanche-là, sinon à des prix prohibitifs et au départ de la gare Montparnasse). Arrivés largement en avance à la rue Doudeauville, lieu fixé pour la rencontre, nous avons pris un café au Montmartre, à l'angle de la rue Custine et de la rue de Clignancourt. Je vis alors un homme avec une grosse caméra de télévision prendre des images de la rue, rejoint ensuite par un type portant un micro LCI. 

Ce n'est qu'en retrouvant à 15 heures Catherine, la co-voitureuse qui revenait chez elle, à Cahors, que nous comprîmes la raison de cette présence de la télé. La veille au matin, un drame avait eu lieu à cet endroit-même, un contrôle de police avait mal tourné, et les fonctionnaires de police, arguant la légitime défense, avait tiré à neuf reprises sur un véhicule, blessant grièvement le conducteur et la passagère avant, une jeune femme qui devait décéder le lendemain. Le quartier avait été bouclé et Catherine et sa fille n'avaient pu regagner l'appartement de celle-ci qu'après 18 heures. Un sentiment d'étrangeté ne me quittait pas : dans les articles de presse, je retrouvais les noms des rues que nous avions arpentées, rue Custine, rue de Clignancourt, rue Doudeauville, le café Montmartre. Dans ce grand Paris, nous avions rendez-vous sur les lieux exacts d'un drame qui continue à l'heure où j'écris à faire polémique.

Et un autre indice apparut avec le livre de Rémy Oudghiri. L'écrivain est originaire de Casablanca, son récit est régulièrement interrompu par des chapitres où il revient sur son enfance en cette ville, où il voit la naissance de son goût pour la marche au hasard : "Quand je m'échappe de la maison, quelque chose en moi se modifie. A la première bifurcation, je me sens revivre. / Derrière la villa de mes parents, les rues sont plongées dans une pénombre pleine de mystère. Je remonte la rue Paul-Doumer, puis la rue des Fauvettes et je m'enfonce dans les parties les plus paisibles du quartier." (p. 33)

Cette rue Paul-Doumer revient à plusieurs reprises, ainsi que l'homme lui-même. Page 83 : "Quand je ne sors pas, je reste dans la bibliothèque de mes parents, et je lis tout ce que j'y trouve : les pensées de Paul Doumer, l'encyclopédie Larousse, des ouvrages sur le Maroc. Dans un livre de Jules Romains, je tombe sur cette phrase qui dit exactement ce que je ressens : Je marche sans passé, sans aïeux et sans moi, / Et je suis du bonheur en marche vers le soir."

Et puis, dans la seconde partie du livre, Les cimetières magiques, où il rencontre plusieurs personnes qui font leur délice de la marche en ces lieux, voici que Paul Doumer surgit, comme par hasard :

"Quelque chose avait changé en moi. Dès que j'approchais d'un cimetière, mes pas en prenaient naturellement la direction. Un jour où je me promenais rue Lecourbe, je fus ainsi attiré par le petit cimetière de Vaugirard. J'entrai, comme aimanté, et après quelques tours dans les allées, j'y découvris par hasard la sépulture de Paul Doumer.
  Ce personnage de la IIIè République restait pour moi un souvenir d'enfance. A Casablanca, la première rue que j'avais l'habitude de prendre, en sortant de la maison, portait son nom. Je me souvenais avoir lu ses pensées dans un petit livre trouvé dans la bibliothèque familiale, mais il ne m'en restait absolument rien. Grise, un peu défraîchie par les années, sa tombe n'avait rien d'exceptionnel. Son nom était gravé au-dessus de celui de sa femme, en lettres dorées." (p. 175)


Or, du café Montmartre où nous étions attablés en terrasse, j'avais remarqué (et c'était avant de lire cette partie du livre d'Oudghiri) à l'angle de la rue de Clignancourt et de la rue Custine, le collège Roland Dorgelès, avec cette plaque rendant hommage à Paul Doumer.

Il ne faut pas oublier que Paul Doumer, lui aussi, fut victime d'un coup de feu, un an à peine après son élection. Le 6 mai 1932, le Russe Pavel Gorguloff, fondateur (et unique membre) d’un parti fasciste russe, tire plusieurs fois sur le Président de la république, lors d'un salon d'écrivains anciens combattants. Grièvement blessé, Doumer est rapidement transporté à l’hôpital Beaujon tout proche, 208 rue du faubourg Saint-Honoré. Il semble pourtant qu'il aurait dû survivre : selon Amaury Lorin, un chirurgien anonyme aurait ainsi rapporté  : « le président de la République française est mort, en 1932, treize heures après sa blessure dans un poste chirurgical moderne, d’une hémorragie artérielle tardivement traitée. Le diagnostic était certain (hémorragie, disparition du pouls). Il fallait lier l’artère d’extrême urgence et faire une ou deux transfusions. La ligature d’une artère est une opération simple, classique. Elle aurait dû être faite immédiatement avant tous les autres soins ». Raté par l’assassin, on dit que le président Doumer a été achevé à coups de gaffes : « aucune des deux balles n’était mortelle. Un simple pecquenaud ramassé dans la rue et soigné par le plus humble des médecins de campagne s’en fût tiré.

Jugé après une instruction de seulement un mois, Paul Gorguloff, dont les avocats plaident la folie, voit sa responsabilité pénale retenue, il est condamné à mort par la cour d'assises de la Seine et guillotiné en public le 14 septembre 1932. Bien qu'il ait toujours affirmé avoir agi seul, la thèse d'un complot circule longtemps : Doumer, "de toute façon connu pour sa détermination à réarmer la France le plus vite possible face à la montée des périls qu’il pressentait, non sans raison, était dans le collimateur des mouvements d’obédience fasciste et nazie". Sa mort a peut-être changé le destin de la France et du monde.

"Jusqu’à la guerre de 1939-1945, l’association des écrivains combattants dépose une couronne de fleurs le 6 mai de chaque année sur la tombe du président Doumer. Le culte perdure après-guerre. Sous la présidence de René Coty, l’association commémore le centenaire de sa naissance le 22 mars 1957. À cette occasion, un texte hagiographique de Maurice Genevoix, académicien et écrivain combattant, est lu aux écoliers, collégiens et lycéens de France. Le trente-cinquième anniversaire de la mort tragique du président Doumer est célébré au cimetière de Vaugirard. Pierre Chanlaine retrace les étapes du cursus honorum de Paul Doumer : si, dit-il, Paul Doumer avait pu conduire son septennat jusqu’à son terme (1938), le cours de l’histoire n’aurait sans doute pas été tout à fait le même. En particulier, beaucoup de choses auraient été changées dans l’histoire militaire de la France."


           Paul Doumer avec ses cinq fils, dont quatre mourront pendant la Première guerre mondiale (Nadar, 1905).
 

Encore un mot sur Doumer, né à Aurillac, de parents d'origine très modeste. Son père, Jean Doumerg, aurait abandonné sa famille, conduisant la mère, Victorine David, à déménager en région parisienne avec ses trois jeunes enfants. Né en 1821 à Camburat (Lot), agent voyer à Castelnau-Montratier jusqu'à sa démission en 1854, Doumerg quitte en 1858 le secteur des chemins vicinaux pour aller vivre à Paris comme métreur. En 1873, il est condamné par contumace pour avoir pris part à la Commune de Paris. Revenu dans la capitale après l'amnistie de 1880, il meurt dans le 17e arrondissement en 1893. "Selon Jean-Michel Miel, poursuit la notice Wikipedia, Paul Doumer aurait entrepris à l’âge de 20 ans des recherches sur son ascendance et aurait été convaincu par cette thèse ; pendant son parcours politique, il aurait volontairement entretenu le flou ses origines familiales, de crainte qu’être vu comme le fils d'un communard ne nuise à sa carrière." Notre aimable conductrice, cinglant vers son Lot natal (elle se revendiquait très précisément de Souillac), ainsi qu'un autre compagnon de voyage (un jeune éleveur de chèvres, fabricant de cabecous) savaient-ils cette histoire d'un fils d'ouvrier lotois devenu chef d'Etat, une ascension sociale, assure la notice, qui n'a aucun équivalent dans l'histoire de France ?

Revenons à nos marcheurs. En réalité, souvent des marcheuses. Comme B., qui raconte à l'auteur ses flâneries et errances  dans Londres. B. , dit-il, avait lu le livre de Virginia Woolf, Au hasard des rues, et, comme elle, "avait éprouvé le sentiment de l'aventure propre à Londres, cette ville dont chaque méandre entretient le mystère." Ah, Virginia Woolf, dont j'ai parlé naguère à propos des phares, et dont, dans l'appartement de Courbevoie, j'avais emporté pas moins d'une dizaine de volumes (il me semblait que de l'écrivaine, notre donatrice inconnue avait voulu tout lire, tout découvrir).


Rentrant chez lui après sa conversation avec B., Rémy Oudghiri replonge avec ferveur dans ce petit livre : "En sortant de la maison, on se débarrasse du moi que nos amis connaissent  et l'on devient partie de la vaste armée républicaine des marcheurs anonymes, dont la compagnie est si prisée après la solitude de notre chambre."

La relecture de ce texte lui donna, dit-il, une nouvelle impulsion. Grâce à lui, il ressentait le désir de poursuivre l'aventure et de rencontrer d'autres membres de cette société secrète des marcheurs solitaires, si secrète que ses membres ne savent même pas qu'ils lui appartiennent.

jeudi 2 juin 2022

7.2.2 - Of Mice and Men (and Lamplighters)

 Seconde dérive de 7.2 - La rue de l'Odéon ne va pas jusqu'à la mer

Le 25 mai, incursion dans la zone commerciale de Cap Sud, quelques vêtements à acheter, avant de me rendre à la centrale de Saint-Maur pour visiter un détenu. Il me reste un peu de temps à tuer, je passe à Cultura. Au rayon des nouveautés, deux livres se trouvent côte à côte, qui n'ont a priori rien à voir.


A ma droite, Les gardiens du phare, d'Emma Stonex. Le premier roman d'une Anglaise qui s'inspire d'un fait divers réel, l'extinction des feux, le 12 décembre 1900, du phare d’Eilean Mòr, en Écosse, et la disparition toujours inexpliquée à ce jour des trois gardiens. Emma Stonex transpose cette histoire en 1972, à Maiden Rocks, au large de la Cornouailles. Vingt ans plus tard, un célèbre écrivain, Dan Sharp, essaie à son tour de résoudre l'énigme et pour cela va interroger les veuves des trois disparus.

La résonance avec ma thématique actuelle des phares prend d'autant plus d'ampleur que le phare d'Eilean Mòr a été conçu par l'ingénieur civil David Alan Stevenson, l'oncle de Robert Stevenson, évoqué dans le dernier article.

A ma gauche, la nouvelle traduction de Of Mice and Men, de John Steinbeck, par Agnès Desarthe. Je l'ai dit, a priori rien à voir. 

Sauf que l'avant-propos d'Agnès Desarthe par trois fois va faire référence à ce roman important de Virginia Woolf, To the Lighthouse, publié en 1927 (alors que le titre original du roman de Stonex est  The Lamplighters). Que l'on traduit diversement par La promenade au Phare, Le voyage au Phare ou Vers le Phare.

To the Lighthouse, édition originale

Voyons donc ces trois occurrences :

1/ "À quoi rime la re-traduction d’un chef-d’œuvre ? Pourquoi s’y prendre à deux fois, quand ce n’est pas davantage ?

Je collectionne, pour ma part, les traductions françaises de To the Lighthouse de Virginia Woolf, et j’attends la prochaine avec patience et ferveur."

2/ "C’est ce qu’on dit, d’un air parfois un peu gêné: «La traduction a vieilli », pour justifier de remettre l’ouvrage sur le métier. Ce n’est pas la seule ni la véritable raison.

En plus des différentes versions de To the Lighthouse, il se trouve que je collectionne aussi les anciennes traductions de plusieurs autres romans. Et je les aime. Je ne pense pas qu’elles sont vieilles. Je pense qu’elles sont belles quand elles sont belles, ratées quand elles sont maladroites ou trop lisses."

3/ "Un dernier mot concernant le titre. C’est sur la couverture, la souveraine, la très désirée, que les traducteurs souhaiteraient voir figurer leur nom. À défaut, ils aiment parfois y inscrire le nouveau titre qu’ils donnent à l’œuvre, marquant ainsi de leur sceau un moment de l’histoire du texte. To the Lighthouse de Virginia Woolf compte (au moins) quatre titres différents en français."

La triple inscription du roman de Woolf sont comme les trois coups donnés à l'entrée d'une pièce de théâtre, le triple son de cloche d'une alerte, appel à la vigilance.

Merci à Nunki Bartt

Il reste une chose encore, que ce soit sur Des souris et des hommes* que ce jeu de références s'exerce n'est pas anodin. Déjà j'ai signalé à l'article précédent que c'est Gaëlle, ma compagne, qui m'avait en somme aiguillé sur Le rôdeur des confins, de l'écossais Kenneth White. Or, John Steinbeck se trouve être aussi l'un de ses écrivains préférés (elle a presque tout lu de son oeuvre traduite en français). La preuve de cette prédilection en est aussi qu'elle a adopté voici quelques années deux chats, deux frères qu'elle a nommés Lennie et George. Hélas George a succombé depuis, mais Lennie est encore bien vivant, adorable chat noir, paisible et terriblement câlin.

Lennie en pleine action


Et je ne redirai jamais assez que c'est avec Of Mice and Men que j'ai véritablement ouvert ce blog le 28 décembre 2006. J'écrivais alors : "Je ne vais pas ici résumer l'histoire, juste en relever un aspect : cette tragédie, qui se noue dans un ranch de Californie, s'ouvre et se referme sur une rive sablonneuse de la Salinas : "A quelques milles au sud de Soledad, la Salinas descend tout contre le flanc de la colline et coule, profonde et verte." Au septième et dernier chapitre, où le sacrifice est accompli, Steinbeck commence ainsi : "Dans cette fin d'après-midi, l'eau de la Salinas dormait, profonde, tranquille et verte."**

On peut comparer le début avec la nouvelle traduction d'Agnès Desarthe : "À quelques miles au sud de Soledad, la Salinas vient longer le pied de la colline et coule, profonde et verte."

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* J'en profite pour signaler aussi la magnifique édition illustrée par Rebecca Dautremer.



** Je rectifie une erreur, vieille de seize ans : il n'y a que six parties dans le livre.