En Charente, à Confolens, où j'ai séjourné cinq jours récemment, j'ai acheté à la Maison de la Presse le Folio 2 euros du Voyage avec un âne dans les Cévennes de Robert Louis Stevenson, un classique que j'avais toujours négligé de lire jusque là. Un récit passionnant, surprenant (Modestine, l'ânesse, est rudement traitée dans les premiers temps du voyage, à tel point que certaines éditions avaient censuré certains passages), très différent selon les parties : les douze jours du voyage, du dimanche 22 septembre au jeudi 3 octobre 1878, ne se déroulent pas exclusivement dans les Cévennes, comme le titre semble le proclamer, en effet la moitié a lieu dans le Velay et le Gévaudan. Pays que Stevenson regarde d'un oeil sévère, que ce soient les paysages ou les habitants. Moqué par des petites filles, il en vient à écrire ironiquement que grandit sa sympathie pour la Bête du Gévaudan... C'est l'arrivée dans le pays camisard, chez les Cévenols protestants avec qui il se sent plus en affinité, lui l'Ecossais élevé dans la rude éthique presbytérienne, qui enchante alors sa prose. Modestine vilipendée devient l'amie, qu'il finit par pleurer quand il est contraint de la revendre.
De la Bête, Stevenson écrit encore : « C'était, en effet, le pays de la toujours mémorable Bête, le Napoléon Bonaparte des loups. Quelle destinée que la sienne ! Elle vécut dix mois à quartier libre dans le Gévaudan et le Vivarais, dévorant femmes et enfants et « bergerettes célèbres pour leur beauté » […] si tous les loups avaient pu ressembler à ce loup-ci, ils eussent changé l'histoire de l'humanité »
Je n'en avais pas fini avec le Gévaudan. Je retrouvai mention du pays dans l'essai d'une maîtresse de conférences en littérature française, Anouchka Vasak, qui vient de faire paraître 1797 Pour une histoire météore, aux éditions Anamosa. Cette année-là, Napoléon Bonaparte (suivons donc le fil stevensonien) est élu à l'Institut, section des Arts mécaniques. C'est aussi l'entrée en scène de celui qu'on appellera Victor de l'Aveyron, "l'enfant sauvage". "L'histoire de l'enfant de l'Aveyron, déclare Anouchka Vasak, se situe aux marges de deux moments. Celui, en son extrémité, de sa relégation dans la case "idiot" dans les premières années de l'Empire. Et celui de l'origine, c'est-à-dire de sa découverte : là, l'enfant sauvage se démarque d'une autre altérité, radicale et mystérieuse, celle de la Bête du Gévaudan, dont le territoire se trouve être géographiquement frontalier de l'Aveyron." (p. 34)
Je n'entre pas plus dans le détail de cette confrontation, qui donne lieu à de stimulantes analyses mais qui dépasseraient de loin mon propos.
Le Gévaudan s'invita une troisième fois avec le livre de l'ethnologue Martin de La Soudière, Arpenter le paysage, poètes, géographes et montagnards. Acheté à Paris, je l'avais commencé peu après notre retour, et juste après la lecture de Vasak, j'avais enchaîné avec lui : je tombai précisément sur la page 144, où l'auteur raconte qu'il assista au début des années 60 à la projection du film Les Inconnus de la terre, du cinéaste italien Mario Ruspoli. Il en sortit "ému, troublé, presque bouleversé. A tel point que beaucoup plus tard, je devins coauteur d'un film sur ce documentaire et même écrivis un livre sur notre tournage ! Quoiqu'il ne s'y attarde pas outre mesure, mais scandant néanmoins le récit comme un leitmotiv, dramatisant les ambiances, le cinéaste italien situe très exactement la géographie de toutes les scènes et toutes ses rencontres avec les paysans : l'Aubrac, les Grands Causses, la Margeride, les Cévennes. En voix off, solennellement, le film débute ainsi :
Cratères, causses, cavernes : la Lozère. Le plus réussi des pays désolés, admirable en carte postale comme tous les enfers refroidis. Une terre sèche. La pluie ne reste pas. Elle rejoint aussitôt une éponge de calcaire. Le refuge des légendes et des anciennes terreurs. La Bête du Gévaudan a disparu, mais son ombre erre encore, sous l'écorce."
Martin de la Soudière exprime alors sa prédilection pour ce paysage d'adoption qui est le Massif central, terme inventé et proposé par le géologue Ours-Armand Petit-Dufrénoy, qui finit par prévaloir sur une autre dénomination : Plateau central, qu'on pouvait encore lire dans un manuel scolaire des années 1950. "Massif et "central" : ces deux qualificatifs, écrit-il, ont de quoi intriguer. Ils disent la résistance d'une zone tout entière, mais c'est justement parce qu'elle nous résiste qu'elle attire et donne envie d'y pénétrer. C'est là, en zoomant un peu, qu'un territoire plus restreint semblait fait pour moi, presque m'attendre : la Margeride. Entre Saint-Flour, Le Puy et Mende. Elle se situe en Haute-Lozère (85000 habitants), préfecture Mende (12000), autrement dit l'ancienne petite province du Gévaudan, ce "plateau solitaire" (disait mon manuel, classe de troisième, 1962), dont "le nom même éveille aussitôt dans l'esprit l'idée de hauts plateaux incultes, hantés par les loups, battus par les tempêtes et souvent revêtus de neige", écrivait déjà Elisée reclus en 1885. Vidal de la Blache lui emboîtant le pas à la fin du XIXe siècle : "Un des déserts de la France." Comment résister ?... Nous y voilà, entre peur et fascination adolescentes, la fameuse Bête joua chez moi un rôle majeur."
Avant de poursuivre, attardons-nous un instant sur le film de Ruspoli. Une note indique que le film, sorti en 1961, avait été produit par Argos Films. Or, Argos était la société d'Anatole Dauman, producteur aussi de Chris Marker, Alain Resnais, Andreï Tarkovski... Bref, un homme essentiel pour le cinéma du XXe siècle, que j'ai cité ici à plusieurs reprises. Dans le livre de Jacques Gerber qui lui est consacré, plusieurs pages évoquent Mario Rispoli, descendant d'une famille princière italienne qui remontait au XIVe siècle. L'un "des rares Ruspoli qui ait jamais travaillé", était-il dit dans le texte. Au générique des Inconnus de la terre on trouve le docteur François Tosquelles, qui dirigeait l'asile de Saint-Alban, près de Marvejols, le premier hôpital psychiatrique ouvert. Ruspoli y tourna en 1962 Regard sur la folie, qui obtint la même année le prix du film expérimental et d'avant-garde au festival de Bergame. Jean-Paul Sartre, à l'issue d'une représentation privée, déclara : "Le film de Mario Ruspoli n'est pas un documentaire. il nous invite par d'admirables images à faire la première fois l'expérience de la maladie mentale ; par tout ce qu'elle a de si proche et de si lointain, elle nous fait comprendre à la fois que les hommes ne sont pas de sous, mais que les fous sont des hommes."*
Ceci peut faire écho également à la réflexion d'Anouchka Vasak sur la psychiatrie, examinée depuis le cas de Victor de l'Aveyron.
En même temps que cet essai, j'avais emprunté à la médiathèque le roman de Jean-Jacques Schuhl, Apparitions (Gallimard, 2022). Je n'avais jamais lu encore Schuhl, et ce court roman ne laissa sur ma faim. C'est en lisant une critique sur le site d'En attendant Nadeau, que je découvris en passant que Le Dilettante publiait une recension des chroniques qu'Eric Holder tint dans le Matricule des Anges, entre 1996 et 2012. Or, je venais juste d'écrire un article sur La Baïne, un roman de 2007. Norbert Czarny rappelle que "ses romans parus au Seuil se déroulent dans le Médoc qu’avait élu l’écrivain, après avoir longtemps vécu dans « l’East End », à Thiercelieux, tout près de Montmirail. "
Nous ne sommes pas loin des paysans du Gévaudan. Czarny précise très justement que "dans ses romans, les travailleurs manuels ont la part belle. De même dans les chroniques, parfois des nouvelles en réduction [...] On se retrouve après le labeur, on partage. Le Médoc tel qu’il le vit est moins fermé qu’on le croyait de prime abord : «dans cette région, nous aimons beaucoup parler et faire connaissance. Si l’on se fie à la langue, cette dernière s’apparente bientôt au surf et procure la même ivresse ». Il l’écrit aussi dans De loin on dirait une île, guide de la région, façon Holder." Il fait allusion aussi à "un méchant débat sur les « moins-que-rien », dont on trouvera l’histoire ici dans « Lo(s)er »." C'est en cliquant sur cette chronique de janvier 2003, disponible sur le site du Matricule, que j'ai eu comme un vertige : le Gévaudan s'invitait une nouvelle fois dans la ronde, dès les premières lignes :
Retour du 48, deux mois, sur les chemins quasiment chaque jour. Du nord (la Margeride) au sud (les Cévennes), d’ouest (Haut Allier, Chassezac) en est (l’Aubrac, les Causses). On hésite à appeler cette région Le Gévaudan, une notion imparfaite, réductrice, et il conviendra de préférer à ce mot de « région », celui de « pays », un pays forclos comme peu d’autres dans son découpage administratif. Nul n’en a mieux parlé, à ma connaissance, que Renaud Camus, dans Le Département de la Lozère. L’ouvrage, quoique publié en 1996, chez P.O.L, semble en voie d’épuisement. Le distributeur fait dire qu’il a disparu. On ne le possède ni à Marvejols, ni à Mende (la « Capitale »)."
Précisons, s'il en était besoin, que Renaud Camus n'était pas encore en 1996 le propagandiste du Grand Remplacement. Un peu plus loin, Holder écrivait encore :
"Il semble qu’il faille une qualité de rêverie particulière pour cheminer longtemps en dessous des puechs, sur des plos et des rons, pour vouloir éprouver le vent sur les steppes hachurées par les graminées, rompues de blocs mégalithiques, entre les troncs des conifères qui descendent la Margeride, pour vouloir restituer ça. Renaud Camus, donc, mais j’ai découvert dans un ouvrage trop aidé par des instances certains textes de Bon, de Michon, de Bergounioux. Gil Jouanard se cache là-dedans. De Bergounioux, il faut encore recopier ceci, qui est on ne peut plus tiré au cordeau : « On souffre, en haut, d’un excès de lucidité. On voit. Rien, ou presque, ne vient atténuer la perception immédiate qu’on a de notre condition. Le monde sensible, réduit à sa plus simple expression, est immédiatement intelligible. Il n’y a pas loin à chercher derrière les apparences. Le Causse nous livre sans douceur ni détours l’essence de notre être : un instant passé dans la lumière qu’attestera, peut-être, une cendre impalpable dont s’amusent les vents ».
Vents du plateau, si bien montrés par la caméra de Ruspoli. Qu'on pourrait se plaire à comparer aux vents du Médoc, au noroît, ce vent de plein ouest qui souffle depuis le Nouveau-Brunswick.
Il se trouve aussi que le Médoc affleure dans le livre que j'ai achevé avant-hier, La chambre noire de Logwood, de cet autre écrivain que j'estime fort, Jean-Paul Kauffmann. Récit de son voyage sur l'île de Sainte-Hélène, à la découverte du domaine où Napoléon Bonaparte , le revoilà aussi celui-ci, se délita lentement jusqu'à la mort. Il nous suffira pour l'heure de lire l'incipit du premier chapitre :
"Il m'arrive de traverser Sainte-Hélène. Je ne m'y suis jamais arrêté. C'est un pays vide, hébété dans sa solitude. Les maisons sont posées sur l'herbe, comme en Afrique. D'improbables commerces, une église fermée, un carrefour désertique. A chaque passage, l'endroit m'apparaît un peu plus abandonné et mélancolique. Pourtant je trouve à cette sévérité un peu morne un air de grandeur. Majesté sans apprêt, ni sans fondement, je le sais. Sainte-Hélène, petit village sans pittoresque au milieu de la forêt girondine. Mais la sonorité emphatique et lugubre du nom m'en impose chaque fois que j'aperçois la pancarte à l'entrée.
C'est à mon Sainte-Hélène médocain que je pense en ce matin de novembre."
A ce récit nous reviendrons. Kauffmann n'est-il pas venu à Châteauroux sur les traces du fidèle général Bertrand, qui accompagna l'Empereur dans sa réclusion, et dont la statue s'érige place Sainte-Hélène ?
Ajout du 30 juin : Ce matin, sur un fil d'actualité, je découvre une courte émission de France Culture sur la Bête du Gévaudan : "Des lustres avant Jack l'Eventreur et Landru, un serial killer redoutable dévasta la France non des villes, mais des campagnes : la Bête du Gévaudan." A cette date du 30 juin, car c'est le 30 juin 1764 qu'eut lieu la première attaque de la Bête du Gévaudan, sur une bergère de 14 ans. A lire, selon cette chronique, le livre de Jean-Marc Moriceau, La Bête du Gévaudan - Mythe et réalités, 1764-1767, Tallandier, 2021.
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