lundi 31 juillet 2017

# 181/313 - Voilà donc comment ils reviennent, les morts

Mardi 18 juillet, en Suisse, un couple disparu depuis soixante-quinze ans dans le massif des Diablerets a été retrouvé momifié dans les neiges du glacier de Tsanfleuron. La police a confirmé le lendemain l'identification des corps :
« Sur la base des comparaisons ADN effectuées par le médecin légiste en collaboration avec la police cantonale valaisanne et le ministère public, les dépouilles rendues par le glacier ont été formellement identifiées. Il s’agit de monsieur Marcelin Dumoulin et de son épouse Francine Dumoulin, âgés de 40 et 37 ans, disparus tragiquement le 15 août 1942. » (cf. Le Monde)

Les corps ont été retrouvés proches l’un de l’autre, avec à leurs côtés des sacs à dos, une bouteille, un livre et une montre.
Le même jour, Jean Prod'hom poste sur son blog un billet intitulé Eric Chevillard et W.G. Sebald : the blades of grass, qui s'ouvre sur la reproduction d'un article du Matin daté du 23 juillet 1986, relatant la découverte semblable du corps d'un guide disparu en 1914 sur le glacier de l'Aar :


La photo un peu tronquée de cet article apparaît à la fin du premier récit du livre de Sebald, Les émigrants.


Jean Prod'hom écrit en post-scriptum de son article :
"J’apprends à l’instant que les corps rendus jeudi dernier par le glacier de Tsanfleuron ont été identifiés. Il s’agit d’un couple de Savièse (VS) disparu le 15 août 1942, Francine et Marcelin Dumoulin parents de sept enfants.
Francine et Marcelin se rendaient dans un alpage situé sur le territoire bernois. Monique sa fille se souvient de ce jour où elle vit pour la dernière fois son papa et sa maman, c’était le matin du 15 août 1942, le jour de l’Assomption. Ils lui ont donné la tâche de s’occuper de ses jeunes frères et soeurs avant de s’engager dans la vallée, à pied, elle avec son costume de l’époque, des bas noirs et des souliers cloutés, il faisait grand beau ce jour-là, un ciel bleu à n’en plus finir, son papa et sa maman sont partis en chantant, ils chantaient tout le temps. Lui avait une voix de ténor, il chantait n’importe quoi, Verdi, il chantait tout le temps.
La police valaisanne a découvert près de leurs corps un sac à dos, une montre et une bouteille. Un livre aussi, dont on n’a pas cru bon donner le titre. On a hâte de le connaître. Les Émigrants ?"
Cela m'a immédiatement donné envie de relire ce premier récit, Dr Henry Selwyn, le plus court des quatre qui composent Les émigrants. Récit qui s'ouvre sur la photo d'un cimetière de campagne que je suppose anglais, avec un très bel arbre s'étendant au milieu des dalles funéraires souvent penchées. C'est dire si la mort est déjà présente, alors même qu'aucun mot n'a encore été prononcé. D'ailleurs l'histoire d'Henry Selwyn ne sera pas abordée d'emblée de jeu : Sebald inaugure ici son art si  singulier de la narration, que l'on peut qualifier de labyrinthique. Tout commence fin septembre 1970, où, peu avant de rejoindre son poste à Norwich, à l'est de l'Angleterre, il part avec Clara, sa femme ? sa compagne ? (on ne saura pas grand chose sur elle) pour Hingham, en quête d'un logement. La vaste place du village est vide et silencieuse mais la maison indiquée par l'agence est vite repérée :
"C'était l'une des plus grandes de l'endroit ; non loin de l'église entourée d'un cimetière gazonné planté d'ifs et de pins écossais, elle se cachait dans une rue tranquille derrière un mur à hauteur d'homme et un fourré inextricable de genévriers et de lauriers du Portugal."
Sans doute est-ce là le cimetière de la photo. Notez que la maison se cachait, derrière un mur et un fourré inextricable : c'est en quelque sorte le château de la Belle au Bois dormant. Sauf qu'il n'y a point de Belle, mais au bout du compte, après avoir suivi "un sentier moussu, plongé dans une ombre profonde", contemplé longuement une large perspective boisée donnant sur un horizon de champs cultivés et de gros nuages blancs, une silhouette immobile allongée sur le gazon dans la pénombre d'un grand cèdre :
"C’était un vieil homme qui soutenait sa tête sur son avant-bras replié et semblait abîmé dans le spectacle du petit carré de terre qu’il avait juste devant lui […] Mais ce n’est que lorsque nous fûmes près de lui qu’il s’aperçut de notre présence et se redressa, quelque peu confus […] I was counting the blades of grass, dit-il pour excuser sa distraction. It’s a sort of pastime of mine. Rather irritating, I am afraid."
Ce vieil homme est le Dr Henry Selwyn. Mais nous n'en saurons pas plus sur lui pour le moment. Surviennent trois épais chevaux blancs, dont on apprend qu'il les a "achetés l'an dernier à une enchère de chevaux qui les aurait sans doute menés directement chez l'équarrisseur." En piteux état lors de leur acquisition, Herschel, Humphrey et Hippolytus (ce sont là leurs noms) se sont bien rétablis et "ils ont peut-être encore quelques bonnes années devant eux." Il ne les a donc achetés que pour les préserver de la mort probable et imminente, mais ceci n'est que suggéré. Ensuite, le docteur emmène ses hôtes "dans les coins les plus reculés de la propriété", jusqu'à un boqueteau de pommiers dont il offre à Clara "une douzaine de ces fruits sortis d'un conte de fées [...] précisant que la variété portait judicieusement le nom de Beauty of Bath".

Pommes Beauty of Bath
 Deux jours plus tard, Sebald et sa compagne emménagent à Prior's Gate. J'y reviendrai demain.

samedi 29 juillet 2017

# 180/313 - Harang/Gascar

Deux livres sortis des cartons. Deux livres de brocante. La chambre de la Stella, de Jean-Baptiste Harang et L'Ange gardien de Pierre Gascar. Lus immédiatement comme s'il y avait urgence. Alors que le premier est sorti en 2005, et le second en 1987. Insensé bien sûr. Et si je dis maintenant que ces deux livres partagent quelque chose d'essentiel, qu'il sont comme géminés, alors qu' Harang est né en 1949 et Gascar en 1916, que l'un décrit son enfance après-guerre et l'autre avant-guerre et que les deux styles d'écritures n'ont rien à voir, on peut juger cela tout aussi insensé, ou tout au moins parfaitement accessoire. Si encore je comparais Musso et Lévy, ou, dans un registre plus chic, Duras et Sarraute, passe encore, mais Harang et Gascar que personne ou presque ne connaît, quelle perte de temps...


Perdons donc notre temps. C'est l'enfance, je l'ai dit, qui est au cœur de ces deux récits, oui récits  plus que romans. Une enfance pas vraiment heureuse, faute d'amour dans un cas comme dans l'autre. C'est là le premier point commun. Une enfance ensuite partagée entre Paris et la province, Paris de la famille proche, province des grands-parents ou des oncles et tantes.
"Mon frère aîné, Paul, fit son cours préparatoire à Dun, je ne sais plus pour quelles raisons familiales on l'envoya si loin de Paris où vivait notre famille, sur le palier que l'on sait, où se pendit un homme maigre, dans un appartement qui ne souffrait pas encore d'exiguïté puisque mes frère et sœur puînés attendaient encore de naître. Lorsque vint mon tour d'apprendre à lire et à écrire, on m'expédia également faire mon apprentissage auprès de mes grands-parents dans cette Creuse profonde et lettrée, pour une raison que je ne discutai pas : mon frère était passé par là, et je ne valais guère mieux (j'apprendrai trois ans plus tard que j'étais pire). Je ne me souviens pas en avoir souffert." (Harang, p. 37-38)
 "Ne pouvant veiller sur moi et sur mon frère, car son travail lui imposait des horaires irréguliers, mon père décida de nous conduire dans le Sud-Ouest où une de ses sœurs, qui y vivait, acceptait de nous prendre en pension." (Gascar, p. 16)
C'est la mort de la mère de l'écrivain qui a provoqué ce retour à la campagne. Une mère sur laquelle il ne sait pas grand chose :
" Les origines de ma mère étaient assez semblables à celles de mon père, au point de vue social, sinon au point de vue géographique, car sa famille était limousine ou berrichonne, je ne sais trop. Je crois que ma mère était une enfant naturelle. Ma grand-mère maternelle, que je n'ai pas connue, avait été domestique, comme l'autre, mais à Paris. Elle avait pu cependant donner à sa fille une éducation un peu meilleure que celle que mon père avait reçue. Jeune, ma mère avait été institutrice dans une école maternelle." (Gascar, p .11)
Enfant naturel, c'est le lot, on l'a vu, du père de J.-B. Harang, qui ne prend ce nom qu'à l'âge de dix ans, abandonnant celui de Quisserne qu'il avait à sa naissance. Gascar, d'autre part, est un pseudonyme, son vrai nom est Fournier. Des noms d'emprunt donc dans les deux cas, choisis ou non. Harang/Gascar, comme une symétrie bancale, un miroir déformant, six lettres, deux syllabes, deux a, un g final, un g initial. Pourquoi Gascar ? Seconde partie de Madagascar ? Gascar s'est peut-être expliqué là-dessus, la vérité est que je n'en sais rien. Mais on ne choisit jamais un pseudo par hasard (tiens, hasard/Gascar). A-t-il à voir avec la Gascogne ? Lui qui n'emploie que le nom Guyenne pour désigner le pays d'exil de son enfance.

Au suicidé dépendu par le père, chez Harang (que l'on a vu mentionné comme en passant dans le premier extrait), répond la noyée de la Seine dès les premières pages du livre, qui s'identifie si douloureusement à la mère en voie de disparition :
     "La Seine m'apporta mon premier mort ; il s'agissait en fait d'une morte, mais le terme impersonnel s'impose, du moins pour le moment, car il s'agit avant tout, dans cette circonstance, de la première rencontre d'un enfant de sept ans avec l'image d'un cadavre. C'était une noyée de l'âge de ma mère ; du quai où je me promenais avec mon frère, je la découvris sur la berge où des employés de la brigade fluviale ou de la Morgue s'employaient à la caser dans un grand cercueil de bois brun.

      Avec cette noyée, la Seine m'apportait la première visiteuse de mes premières veilles, du moins de ces instants où, chez l'enfant impressionné par une image, le sommeil tarde un peu à venir. Son visage d'un blanc de craie, reparaissant devant mes yeux, m'effrayait non pas tant par son aspect propre, mais par son caractère de leurre, comme s'il eût été un masque derrière lequel une personne hier bienveillante, soudain pervertie, la voisine, la maîtresse d'école, l'épicière, se cachait. Le pire était que je devinais, prête à surgir derrière ces divers personnages féminins qui s'ingéniaient à me terroriser au moyen de cette face blafarde et bouffie, barrée de mèches de cheveux noirs nattées par l'eau, ma mère, si étrange depuis quelque temps, si absente de ses paroles affectueuses mêmes, si lointaine dans le petit nuage d'odeur un peu médicinale dont elle était enveloppée."(Gascar, p. 12-13, c'est moi qui souligne)
Autre personnage féminin commun aux deux livres, la grand-mère paternelle. J'ai déjà évoqué sa figure chez Harang, qui écrit : "Mon expérience de la mort est entièrement concentrée dans le souvenir que j'ai de l'odeur de ma grand-mère." Odeur de la "Mémé d'Dun", avec qui il lui arrive de coucher : "Le parfum de la mort loge là, entre les cuisses d'une grand-mère acariâtre."

Acariâtre : Gascar emploie le même adjectif pour qualifier sa grand-mère, dont l'odeur est là aussi prégnante : "La vieille femme acariâtre, bourrue, portant sur elle une odeur un peu rance, laissait place à une aïeule idéalisée, de l'endurance et du courage de qui j'avais forcément hérité." C'est qu'elle lui a raconté, alors qu'elle l'a emmené avec elle pour un séjour dans le Périgord Noir d'où la famille est originaire, qu'elle a une nuit fait vingt kilomètres à pied dans la neige, pour une raison, qu'intimidé, il ne lui a jamais demandée. Dans les maisons où ils sont hébergés, il se souvient que les lits étaient si profonds qu'on s'y sentait enlisés :

" Je me trouvais  fort bien dans ces lits où, en général, la place étant réduite à l'intérieur de la maison, je dormais avec ma grand-mère. Pour être plus à l'aise, nous nous couchions tête-bêche, de sorte que j'avais les pieds de ma grand-mère à la hauteur de mon épaule. Ils semblaient aussi secs, aussi peu vivants que s'ils avaient été en bois ; leur couleur de vieux chêne en donnait d'ailleurs l'impression. Ils n'étaient jamais passés que des sabots au contact même de la terre, ou peu s'en fallait, car ma grand-mère ne mettait des souliers que trois fois l'an, les jours de fête ; elle n'allait à la messe que les jours carillonnés. Ces pieds, si près de moi, ne me répugnaient nullement. Avec eux, et à cause de l'ensevelissement sans fin dont on avait le sentiment dans ce lit de plumes et de panouilles. Je m'enfonçais dans un monde obscur et douillet où je perdais la conscience des lieux et du temps et où je me sentais parfaitement à mon aise. Cet avant-sommeil, ce demi-sommeil, avec, contre moi, les pieds désincarnés de ma grand-mère, devait anticiper sur la quiétude que les caveaux de famille promettent." (Gascar, p.116-117)
Quel enfant dort aujourd'hui, a fortiori tête-bêche, avec sa grand-mère ? Les mamies d'aujourd'hui ont-elles encore quelque chose à voir avec ces mémés acariâtres ? Ces expériences de vie ont-elles encore quelque chose à nous dire ? Ou ne sont-elles plus que les témoignages pittoresques d'un mode de vie définitivement obsolète ? Sommes-nous plus aimants, plus affectueux ? L'enfance d'aujourd'hui est-elle plus heureuse ? Je n'en suis pas certain, mais alors qu'une certaine littérature régionaliste tend à idéaliser ces temps passés, édulcorant la souffrance et la pauvreté qui régnaient alors, il est bon que ces deux livres, parmi bien d'autres bien sûr, nous fassent sentir l'odeur souvent bien âcre de la réalité.

vendredi 28 juillet 2017

# 179/313 - Lichenigmes

Le 14 juillet dernier, je relevais une connexion entre Descartes et l'écrivain japonais Kenzaburô Ôe, connexion confirmée le jour suivant. Étonnamment, c'est aussi avec Pierre Gascar que Ôe doit être relié. Non pas comme un écrivain parmi d'autres qu'aurait apprécié ce grand amoureux de la littérature française mais bien comme un écrivain essentiel, à l’influence originelle décisive. On peut en trouver l'illustration dans la nécro de Libération datée du 27 février 1997 :
« Mort de Pierre Gascar - Je coupai un peu nerveusement la ficelle du colis et déchirai l'emballage: la boîte à chaussures était remplie de lichens.» C'est une histoire que Pierre Gascar, mort le 20 février à 80 ans, raconte dans Portraits et souvenirs (Foucault, Aragon, Cocteau, notamment), paru en 1991 chez Gallimard. Recevoir pareil cadeau de Roger Caillois n'indique pas seulement l'amitié qui unissait l'auteur à ses confrères (née de son œuvre et de son activité de critique), elle résume la relation entretenue par Gascar avec la nature. Orphelin de mère, il a été un enfant élevé à la campagne, et a passé la fin de sa vie dans un village du Jura auquel il a consacré son dernier livre, la Friche. Entretemps, en une trentaine d'ouvrages (proses, romans, biographies, ce contemplatif n'écrivait pas de poèmes), il a étudié l'homme dans son environnement, écologiste pessimiste avant que ce soit l'usage. Marqué par sa captivité au camp de Rawa-Ruska, il a écrit aussi sur les ravages de la guerre. En 1953, le prix Goncourt récompense le Temps des morts et le recueil de nouvelles les Bêtes, un des rares titres de Pierre Gascar à figurer en collection de poche. Le Japonais Kenzaburo Oé ne manque jamais de rappeler sa dette à son égard, ayant commencé à écrire sous son influence, à cause de sa manière de parler des animaux, des forêts." [ C'est moi qui souligne]
Dans le livre d'entretiens que j'évoquai naguère, Pierre Gascar est ainsi nommé dès la page 35, dans une section du livre consacré au professeur Watanabe Kazuo, qui fut déterminant dans la vocation littéraire de Ôe. Traducteur de Rabelais, il fut aussi, signale-t-il, traducteur de romans contemporains "comme, par exemple, ceux de Pierre Gascar."

Sur cette histoire de lichens envoyés par Roger Caillois, il faut lire l'un des rares ouvrages de Gascar parus en poche, dans la collection L'imaginaire : Le présage (1972), car le sujet en est précisément la raréfaction ou la disparition des lichens un peu partout dans le monde. Il écrivait ainsi :
"Le recul des lichens non seulement devant l'industrialisation, mais aussi devant la simple urbanisation, c'est-à-dire devant l'accroissement de l'espèce humaine et sa concentration, annonce, à n'en pas douter, un affaiblissement général de la nature. La disparition progressive des ethnies anciennes est, de son côté, le signe avant-coureur du dépérissement des sociétés. On peut craindre que le monde ne finisse par mourir, un jour, par manque d'originalité." (p.138-139)
ou bien encore :
" De la même façon, au cours de mes voyages, je m'étais intéressé à tout ce qui se rapportait aux lichens, à leur sensibilité à la radioactivité et à la pollution de l'air, à leur valeur alimentaire où à leurs vertus thérapeutiques virtuelles, non pas comme à des phénomènes bien déterminés, constituant une fin en soi et dont on pouvait tirer des leçons pour la vie quotidienne commune, mais plutôt comme à des "signes d'intelligence" qui tranchaient sur la taciturnité du monde en général. Ces signes n'étaient que les manifestations à peine perceptibles et comme accidentelles d'une présence qui restait insoupçonnable partout ailleurs ; ou presque partout, car il se pouvait que les lichens ne fussent pas les seules preuves de l'existence d'un sens caché dans tout ce qui nous entourait et nous accablait sous le poids des énigmes." (p.174)
Photo : PB

jeudi 27 juillet 2017

# 178/313 - Casser la cruche

La cruche, que nous avons plusieurs fois croisée dans ces pages, se retrouve aussi dans L'Ange gardien, le récit autobiographique de Pierre Gascar. Orphelin de mère, son père travaillant à Paris les envoie en pension, lui et son frère, en Guyenne chez les oncles et tantes, où, écrit-il, "nous vivions comme au Moyen Age". Sur la petite place du village, avait lieu (il n'y avait pas d'abattoir alors) l'abattage des bêtes de boucherie :
"Pendant que le sang du veau pendu par les pieds s'écoulait dans un baquet déjà presque rempli des viscères des animaux précédemment mis à mort, la vie continuait sur la petite place, et son mouvement intégrait cet événement sans qu'il marquât plus que les autres. Il était d'ailleurs moins important que l'accident qui me tenait immobile, interdit, à quelques pas de la pompe  où j'avais tiré de l'eau : je venais de casser la cruche.
La cruche de terre cuite à demi vernissée dont la forme n'avait pas changé depuis plus de deux mille ans, l'archéologie me l'apprendrait, était un des éléments principaux de la vie domestique, le premier des objets de ménage. Posée sur l'évier de pierre, elle contenait l'eau réservée à la consommation, le seau qui lui faisait face fournissant celle destinée aux ablutions, lesquelles étaient rares et superficielles. La cruche n'était pas entièrement vernissée afin que sa partie restée poreuse, puisse, par l'effet de l'évaporation de la buée qui la recouvrait, maintenir la fraîcheur de l'eau. Dans son coin d'ombre, par les lourdes journées d'été, la cruche semblait irradier cette fraîcheur à distance. L'imagination donne facilement un pouvoir magique aux objets usuels. Quelquefois, quand personne ne me voyait, j'aspirais directement l'eau par le petit bec rugueux de la cruche. Familiarité bien naturelle : la cruche m'appartenait un peu, car c'était à moi qu'incombait le soin d'aller la remplir à la pompe commune.
Et voilà qu'elle était en pièces, par terres ; je l'avais heurtée contre le mur au moment où je m'éloignais de la pompe. Souvent, je l'avais vérifié, n'en étant pas à mon premier accident, le choc ne provoquait qu'une fêlure, laquelle entraînait dix secondes plus tard, par l'effet du poids de l'eau, la rupture du corps de la cruche. Je savais quel algarade ma maladresse me vaudrait, et je restais interdit, une flaque d'eau à mes pieds, comme un enfant qui aurait mouillé sa culotte." (p. 49-50) [C'est moi qui souligne]

mercredi 26 juillet 2017

# 177/ 313 - La vivacité du réel

"(...) Jamais le monde n'aura été plus fascinant, plus riche d'enseignements qu'en ces instants où son sort oscille. Jamais ne se sera imposée autant la nécessité de rétablir l'accord originel entre l'humanité et la nature, dans laquelle nous commençons à retrouver des leçons essentielles, même pour ce qui a trait au perfectionnement de notre société. La "mystique matérialiste" définie par Roger Caillois, et qui imprègne cet ouvrage, ne peut que déboucher sur un nouvel humanisme. La plupart des faits rapportés dans ces pages l'indiquent, et l'on comprend que la grande ombre de Bernard Palissy, un des hommes les plus inspirés de notre histoire, les traverse de temps en temps."

Pierre Gascar, Les sources, Gallimard, 1975 (quatrième de couverture)
 
Dimanche 16 juillet, sur l'immense place du Champ de Foire, à Cluis, avait lieu la traditionnelle brocante. J'y ai souvent trouvé quelques perles littéraires rares ou méconnues, aussi je fus fidèle au rendez-vous. Je ne le regrettai pas : le butin ne fut pas impressionnant, mais de qualité. Parmi les quatre volumes (acquis pour quatre euros cinquante, c'est dire si cette quête n'est pas une question d'argent et ne vise pas l'excellence bibliophilique), il y avait L'Ange gardien*, un récit autobiographique de Pierre Gascar, publié en 1987. Pierre Gascar, pseudonyme de Pierre Fournier, est un écrivain aujourd'hui pratiquement tombé dans l'oubli, après avoir pourtant eu le Prix Goncourt en 1953 avec Les bêtes suivi de Le temps des morts et de nombreux autres prix littéraires. Oubli dont il pourrait bien ressortir quelque jour car son œuvre témoigne d'une vraie sensibilité écologique, qui n'était guère d'actualité à l'époque où il écrivit. A l'heure où le Nouveau Roman accaparait toute l'attention et entretenait les polémiques du microcosme littéraire, il se penchait plus volontiers sur le monde naturel, les animaux et les plantes.


Robin Plackert l'évoque à plusieurs reprises, notamment dans un article de 2008 sur une promenade à Angles-sur-l'Anglin. Qu'on me permette cette citation un peu longue, mais qui montre bien l'intérêt de l'écrivain :
"Notre promenade s'est achevée sur la petite place centrale où les terrasses invitaient au plaisir du houblon. Nectar bien apprécié, d'autant plus que l'instant d'avant, chez le bouquiniste au coin de la rue d'Enfer, j'avais déniché Les Sources, de Pierre Gascar. J'en avais cité un extrait - évoquant le tonneau - l'an dernier à travers  un livre des plus succulents de Jean-Claude Pirotte, Expédition nocturne autour de ma cave (Stock, 2006), mais j'étais bien éloigné de le rechercher. Ce fut donc une bonne surprise de tomber sur ce livre, à un prix d'ailleurs tout à fait modique si je prends pour référence la valeur des occasions trouvées plus tard sur le net (l'ouvrage paru en 1975 n'a pas été réédité et n'a semble-t-il pas été publié en poche).

Le soir-même, délaissant les lectures en cours, je plongeai dans ses pages et fus happé dès le premier chapitre par la force du style et la profondeur de la pensée de Pierre Gascar. Une petite source qui suintait dans la cave de sa maison jurassienne lui inspire une réflexion  sur la nécessité de préserver l'originel. Puis il évoque sa jeunesse aquitaine, le torchis des murs de sa maison d'alors et l'argile dont l'emploi était répandu dans cette région de pierre médiocre, rêveries de matières dont  il trouve  écho de manière assez surprenante dans l’œuvre de Bernard Palissy - et il me souvint alors avoir lu en 1992 une biographie** du même Pierre Gascar sur le génial céramiste, biographie parue en 1980, donc cinq ans après Les Sources.

"Nous y voyions un corps complexe et dépassions même en cela, notre céramiste, qui écrit " y a en la terre argileuse deux humeurs, l'une évaporative et accidentale, et l'autre fixe et radicale". Nous pensions, par exemple, que certaines argiles, celles qui étaient veinées notamment, pouvaient être des poisons. Les réactions des diverses argiles à la cuisson (quelques-unes éclatent bruyamment, à feu vif), réactions connues de tous, dans cette région où les tuileries étaient assez nombreuses et où certains paysans s'amusaient à la poterie, car chaque ferme possédait un four pour la préparation des pruneaux, principale ressource locale, renforçaient le mystère de cette matière qui représentait pourtant le plus brut de notre vie. Il en allait comme avec l'eau, qui, malgré son apparente simplicité, se diversifiait à l'extrême, ouvrait des profondeurs insoupçonnables dans le ruisseau ou ailleurs, même à son plus haut point de transparence. Le mur de torchis, pourtant si sourd, la cruche, pourtant si mate, étaient, aussi peu que ce fût, les produits de l'alchimie du sol."(pp.40-41)
Évidemment cette apparition de la cruche ne pouvait que me ravir, et ce qui suivait prolongeait ce plaisir : "Dans la cruche grossièrement vernissée, à moitié pleine d'eau, posée sur la pierre d'évier, dans la pénombre, le jour mettait une lune. Mais le silence, l'impression de retenue, de contention, qui se dégageait du récipient de terre cuite était en partie démentie par sa rotondité, son renflement généreux, et la fraîcheur de l'eau semblait  déborder du col de la cruche, en couler lentement , sous la forme de l'émail vert qui s'était figé en festons inégaux sur ses flancs. (...) Il faut être né dans la pauvreté paysanne, le monde du bois cru, de la pierre pas taillée, de l'épaisse terre cuite, pour apprécier le pouvoir transfigurateur de l'émail, donner tout son prix au jeu des transparences et, d'une façon générale, à tous les procédés - j'allais dire : à tous les mensonges -  de l'art. Arrêter l'eau sur les objets qu'elle recouvre fugitivement, habiller ce qu'elle contenait l'instant d'avant la cruche vide, enfermer la truite, la grenouille, l'anguille, l'écrevisse dans l'éclat qu'elle  montre, juste au moment où on la tire de l'eau, c'était, chez Palissy, gloire locale dont on parlait beaucoup aux petits écoliers que nous étions, une entreprise dont, au milieu de nos pesants étés, je voyais bien qu'elle était le modèle de celles qui permettaient de retrouver, au-delà des apparences quotidiennes, la vivacité du réel."(pp 42-43)

________________________
* Le livre est en partie disponible sur Gallica à cette adresse : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4805475c/f3.planchecontact. Il est oublié dans la notice de Wikipedia.
** Les secrets de maître Bernard - Bernard Palissy et son temps, Gallimard, Paris, 1980.

mardi 25 juillet 2017

# 176/313 - Et comme cela je reste en vie

 "Je vis seul et j’en profite pour travailler ma pensée, je l’exerce et je l’applique.
J’écris un peu, et comme cela je reste en vie."

Michel Van Grevelinge, Des bouts de moi(s), Torticolis n°4 

Michel a mis le feu à sa maison puis s'est tiré un coup de fusil. Il vivait absolument seul, on n'a retrouvé que des cendres. C'est comme s'il avait voulu effacer toute mémoire de sa présence sur terre. Il y a bien réussi d'une certaine manière car impossible de trouver sur le net une image de lui, et même mention de sa disparition. Seul le livre qu'il a écrit, Profil Hardcore, publié en septembre 2010 à L'Harmattan, et toujours en vente, semble témoigner de son passage en ce monde.


En recherchant des traces à son nom sur Google, à l'onglet images, c'est ce livre qui apparaît le plus souvent. Mais un peu plus loin surgissent plusieurs images du site des Tasons ou de la revue Torticolis. Une séquence de trois images m'intrigue particulièrement :


A première vue, aucun rapport avec Michel. La première photo provient du site des Tasons, elle est encore visible à ce jour au bas de l'article consacré à Michel. Elle renvoie à un autre article du blog (18 juin 2015) dédié à un autre cher disparu, Etienne Bailly,  que j'évoquais d'ailleurs récemment à travers les photos qu'il prit à Villesalem. La photo du milieu renvoie à un article plus ancien de septembre 2014, Retour d'estive, où je faisais la promotion de la BD de Gary Tupolev, Bon pour les filles, parue alors à la Bouinotte. Or, Gary Tupolev n'est autre que le pseudonyme de Christophe Bailly (et je ne trahis pas là un grand secret), frère d'Etienne et grand ami de Michel (c'est par lui que je le connus).
En observant la vignette, on ne lit pas le véritable titre.  On peut même lire, à cause des lettres tronquées, le nom de Dun, qui me fait bien sûr furieusement penser à Dun-le-Palestel, qui est au cœur du précédent article sur La chambre de la Stella de Jean-Baptiste Harang. J'ajoute que le message reçu de Dun me demandait d'être l'intermédiaire vers Christophe.
Enfin la troisième photo émane du site de Claudia Leduc, qui fut la compagne de Michel, et qui n'avait plus de nouvelles de lui depuis 2001. C'est pareillement par un formulaire de contact du site des Tasons que je reçus un message de Claudia, à la suite de l'article que j'avais publié.

La page web dont il s'agit expose un travail photographique sur Paris datant d'octobre 1997. La photo de Google est l'une des photos d'une série que Claudia désigne ainsi : "Prises de vue sur film argentique, réalisées de 1997 à 2001 en observation de la scène techno hardcore parisienne, en collaboration avec l’ethnologue Michel Van Grevelinge (auteur de l’ouvrage “Profil Hardcore“, Editions L’Harmattan, 2010)." La photo elle-même est légendée : "Atom Party au squat de La Boétie, 1999".
Concluant cette page, me frappent aussi les gifs animés, dont celui-ci, qui sonne de manière presque prémonitoire, intitulé Chambre brûlée.



lundi 24 juillet 2017

# 175/313 - La chambre de la Stella

"Notre père était tout, nous l'admirions pour de mauvaises raisons, parce qu'il savait par coeur des vers de Maurice Rollinat, au petit faon délici-eux, d'Albert Samain, "Au flanc du vase", au prétexte que l'un des deux était né natif de Fresselines* à deux lieues de la ferme où il vint au monde, d'une fille et mère à la fois, l'espoir ne luit pas toujours comme un brin de paille dans l'étable. On l'avait couché là dans sa crèche, sa mangeoire à bœufs crottés, comme un enfant Judas, fils de fille de ferme, trop blond, trop bleu, trop rouge. Nous l'admirions parce que notre mère l'admirait. Parce qu'il était beau. Parce qu'il construisait des avions, parce qu'il fauchait son champ au dard et suait dans des chemises de lin, parce qu'il buvait dans un verre fin et polissait entre ses doigts un rond de serviette en ivoire. Nous n'avons pas su l'aimer, ou l'admirer parce qu'il était malheureux et ne s'en vantait pas. Nous n'avons pas su, personne, le consoler."
Jean-Baptiste Harang, La chambre de la Stella, Grasset, 2005, p. 159

J'ai longtemps acheté Libération le jeudi pour son cahier Livres. Un des critiques littéraires que je préférais était Jean-Baptiste Harang. Or, en 2005, il commet lui-même le roman dont j'ai mis un extrait en exergue. Ce n'était d'ailleurs pas son premier, il en avait publié quatre depuis 1993, mais celui-ci eut une fortune particulière puisqu'il reçut le prix du Livre Inter. Il avait aussi ceci de singulier qu'il se déroulait en Creuse, à Dun-le-Palestel, à une vingtaine de kilomètres d'Aigurande. Pourtant, je ne me le procurais pas à l'époque, je me demande encore pourquoi.

Samedi 8 juillet dernier, toujours à Aigurande, ma belle-sœur Isabelle organisa chez elle une brocante. S'était joint à elle notre ami Jean-Luc, qui vendait, entre autres choses, les nombreux livres de sa mère récemment décédée. C'est dans un des cartons que je découvris La chambre de la Stella.  Une curiosité ancienne jamais rassasiée trouvait enfin à s'assouvir.


Ce roman autobiographique prend pour cadre la maison de Dun que le père de Jean-Baptiste Harang avait acheté pour ses parents. Sa découverte pièce après pièce, au fil de souvenirs que l'auteur sait approximatifs mais néglige sciemment de recouper, lui permet de retracer le secret mal gardé d'une ascendance : ce père taiseux né d'une fille mère au bourg voisin de Sagnat changea de nom lorsqu'il fut reconnu à dix ans par le mari de sa mère. De Raymond Quisserne il devint Roger Harang.

L'enquête, si l'on peut parler d'une enquête, est rêveuse et Harang ne joue pas sur le suspense : l'intérêt du livre tient plus à son style, à son art d'évoquer sans fausse nostalgie le climat d'une petite ville, ses figures fugitives, l'ambiance ombreuse d'un escalier ou d'un grenier, la lourde errance d'un enfant de neuf ans à la recherche de sa pension dans les rues nocturnes de La Souterraine, le lit de la grand-mère qu'il rejoignait parfois la nuit, tout en redoutant qu'elle "retroussât trop haut sa combinaison" de soie rose en dentelles."
"Le parfum de la mort loge là, entre les cuisses d'une grand-mère acariâtre. Elle est morte à l'automne 1968, elle avait presque cent ans. Mon père avait acheté une Fiat 1500 longue, avec lui et mon frère aîné nous vînmes depuis Paris l'enterrer au cimetière de Sagnat. Pour la première fois mon père se laissa conduire. Pendant le trajet nous n'avons parlé de rien qui pût attiser le chagrin. Du passage à niveau à la sortie d'Aigurande, s'il serait ouvert ou fermé, des risques de verglas au pont de la Petite Creuse, c'est un peu tôt dans la saison, de faire le plein chez Poulteau, de n'aller pas trop vite, on a bien le temps. On ne sait pas trop quoi dire à un orphelin de soixante-six ans, inconsolable." (p. 158)
Avec retenue et parfois même humour, Harang déroule l'exact opposé d'une fresque familiale, mais il y a certainement plus de vérité dans ce bref roman que dans bien des sagas grandiloquentes. Je signalerai pour finir une dernière curiosité : le lendemain de cette brocante aigurandaise, je reçus un message par le formulaire de contact du site des Tasons (où je continue de publier ma fiction 1967). Il émanait de quelqu'un qui avait appris ce même week-end le décès de Michel Van Grevelinge et était tombé sur le blog en cherchant des informations (j'avais écrit un article en hommage à Michel le 16 octobre 2016). Or, cette personne m'écrivait précisément de Dun-le-Palestel.

Il se trouve aussi que La chambre de la Stella commence par l'évocation d'un épisode dramatique où le père de l'auteur a dû dépendre son voisin qui s'était suicidé avenue de la Grande Armée où ils habitaient à Paris.
"Un jour mon père a dépendu un homme qui ne lui était rien, mon père n'a connu que des hommes qui n'étaient pas son père, on lui en trouva un, de père, lorsqu'il avait dix ou douze ans, on changea son nom, et même son prénom pour le défaire de son passé, il s'appelait Raymond Quisserne et devint tout à trac Roger Harang, il nous a donné ce nom d'emprunt sans nous dire jamais qu'il n'était pas le sien. Un soir, il a couché sur un lit fait le cadavre d'un homme, un voisin qu'il venait de dépendre, il n'était pas son père, il le portait contre lui comme un noyé évanoui. Je ne veux pas que cette histoire ou l'on décroche des pendus figure où que ce soit. Elle reste malgré moi, elle visite chaque page de ce que je vais dire maintenant." (p. 21)
Michel Van Grevelinge lui aussi s'était suicidé. Venu de Paris, il avait choisi de vivre dans une petite maison entre Lourdoueix Saint-Michel et Fresselines. On ne saura sans doute jamais vraiment ce qui le conduisit à ce geste fatal.

"Les concessions, c’est pour le cimetière."

Michel Van Grevelinge, Torticolis, n°4. 
 
_____________
* Petite erreur de J.-B. Harang : Maurice Rollinat n'est pas natif de Fresselines, il est né à Châteauroux le 29 décembre 1846. En revanche, il s'est fixé à Fresselines en 1883. Malade, il décède à Ivry, à la clinique du docteur Moreau, en octobre 1903. Il avait 56 ans.

samedi 22 juillet 2017

# 174/313 - Judas et Tarkovski

En relisant les dernières pages du Journal de Tarkovski pour les besoins de la précédente chronique, je me suis arrêté sur celles qui traitent de l'un des derniers projets du cinéaste, à savoir L’Évangile, et plus particulièrement sur le personnage de Judas, auquel j'ai consacré ici quelques articles. Si je suis resté très descriptif à l'intérieur de ceux-ci, je me suis plus ouvert sur la dimension existentielle tragique de Judas dans les statuts Facebook dont j'use régulièrement comme chambre d'échos. Ainsi :

"20 juin. Judas a-t-il vraiment trahi le Christ ? Cette scène a-t-elle vraiment existé ? Y avait-il besoin d'un baiser pour reconnaître celui qui prêchait devant les foules et dont le visage devait être familier à beaucoup ? C'est donc invraisemblable, mais c'est magnifique dans la dramaturgie, digne du Parrain de Coppola. Judas, destin tragique entre tous : il fallait un Judas pour que la Passion se réalise, il fallait le mal d'un seul pour la rédemption de tous."

ou 

"22 juin . Judas met la main dans le plat, Jésus le désigne explicitement comme traître (alors qu'il n'a pas encore trahi, c'est Minority Report, la Cène) mais les Apôtres, un peu cons tout de même, n'ont rien compris. Jésus pourrait encore retourner Judas (il sait être convaincant quand il veut), mais il n'en fait rien. N'est-il pas un peu responsable de la vilenie à venir ? Shakespearien, vous dis-je."

 
Deux mois avant sa mort, Tarkovski écrit de Porto Santo Stefano, en Italie :
"Très important : pourquoi Judas a-t-il trahi ? Ses motifs.
Mais quand je ferai Le Golgotha, il sera extrêmement difficile de réaliser : les scènes de masse, les costumes, les constructions, les effets spéciaux.
Naturellement, le tout devra être poétique : avec des miracles, des anges, des visions, des voix, des prémonitions, des réminiscences, des songes, des éclipses, du soleil, des tremblements de terre et des expulsions de démons (Georges de La Tour).
Jésus se sent d’une certaine manière coupable à l’égard de Judas. Jésus est effondré devant la nécessité implacable qui doit faire de Judas un traître. Il observe avec précision comment mûrit peu à peu en Judas l’idée de la trahison. Comment Judas, rempli de stupeur, prête l’oreille à cette inspiration ; et Jésus, comme un homme qui aurait tendu du poison à un autre, attend avec anxiété que le poison commence à faire son effet.
Jésus meurt sur la croix. Pause. Un rossignol. Judas lance une pierre dans le feuillage des arbres. Le rossignol, un instant, se tait. Au reste, le rossignol n’a pas peur de l’éclipse puisqu’il chante la nuit. (Élucider comment est Pâques à Jérusalem, pour ce qui est de la nature.)
Comment va se comporter le Temps pendant le temps où le Christ est sur la croix ?" (p. 551) [C'est moi qui souligne]
Ces lignes font écho à celles à celles que j'ai trouvées dans un autre livre, déniché encore une fois au purgatoire des imprimés, à Noz, en février 2016, peu de temps après avoir visité (c'était la seconde fois dans ma vie) l'église Saint-Martin de Vic, avec ses fresques magnifiques dont Le Baiser de Judas.
Ce livre, Judas, Le mystère de la trahison, de Sergio Stevan (éditions de l'Emmanuel, 2009) le dit explicitement : Judas est l'unique mystère humain que l'on trouve dans les Évangiles :
"En vain, les insatisfaits cherchent à débrouiller le fil : les mystères s'enchevêtrent autour du mystère de Judas. Mais nous n'avons pas encore invoqué le témoignage de celui qui savait mieux que tous, et mieux que Judas lui-même, le vrai secret de la trahison. Seul Jésus, qui pénétrait jusqu'au fond de l'âme de l'Iscariote comme toutes les âmes, et qui savait d'avance ce que Judas devait faire, pourrait dire la parole dernière.
Jésus choisit Judas pour qu'il fût l'un des Douze, comme les autres, un porteur de la Bonne Nouvelle. L'aurait-il choisi, l'aurait-il gardé avec lui, à sa table, s'il l'eût cru un malfaiteur incurable ? Lui aurait-il confié ce qu'il avait de plus cher, ce qu'il avait au monde de plus précieux : la prédication du Royaume ?
Jusqu'aux derniers jours, jusqu'au dernier soir, Jésus ne traite pas Judas autrement que les autres. A lui aussi, il donne son corps sous l'apparence du pain, son sang sous l'apparence du vin. Les pieds de Judas - ces pieds qui l'avaient porté chez Caïphe - sont lavés et essuyés eux aussi par ces mains qui seront clouées, avec la complicité de Judas, le jour suivant. Et quand Judas arrive, parmi la lueur des glaives et le rougoiement des lanternes, sous les ombres noires des oliviers et baise -"avec effusion" dit Matthieu - cette Face encore baignée d'une sueur de sang, Jésus ne le repousse pas mais lui dit : "Ami, que viens-tu faire ?" (p. 95-96)

L'Arrestation du Christ, Le Caravage, v. 1602, Dublin.
Cette question est étrange : Ami, que viens-tu faire ? Car l'Ami n'en est pas un, et ce qu'il vient faire, Jésus le sait très bien.

Tarkovski, qui croit en Dieu, reste un artiste en ceci qu'il n'assène pas ses convictions, que son art n'est pas dictée par sa croyance, et que ce sont au fond toujours les questions qui priment, et sur Judas, les questions sont vives et sans doute définitivement sans réponse :
"Suite du Journal, le même jour, 26 octobre 1986 :
Et pourquoi, au fond, Judas l'Iscariote existe-t-il ? Pourquoi a-t-il fallu qu'il donnât un baiser ?
On aurait pu se contenter des sadducéens, des scribes, des pharisiens. Pourquoi Judas ? Probablement pour expliquer à qui il avait à faire : à des personnes. L'unique personnage qui supporte un poids psychologique inimaginable. Judas est la cause qui veut que Jésus aille au bout de sa mission. Un élément ostensible dans l'étude du degré de déchéance de l'homme. Il faut là creuser plus profond !
Le Triangle des Bermudes ! C'est urgent !"
 Mais il n'y reviendra plus dans ce Journal.
 Et nous ne pouvons que rêver au film sur Judas qu'il aurait réalisé si le temps lui en avait été donné.

vendredi 21 juillet 2017

# 173/313 - Dauman et Tarkovski


Le producteur  Anatole Dauman, né le à Varsovie (Pologne) est mort le à Paris. Dans Les Inrocks, Vincent Ostria lui rendit alors un bel hommage montrant bien le rôle éminent qu'il eut dans le cinéma français et même international.

"Au champ d’honneur. Avec la disparition du grand producteur Anatole Dauman, le cinéma français perd l’un de ses derniers samouraïs.
Sans le surgénérateur Anatole Dauman, il n’y aurait jamais eu ces deux déflagrations du cinéma d’auteur : Hiroshima mon amour (1959) et L’Empire des sens (1976). Si Argos ­ du nom d’un géant mythologique surnommé Panoptès, “celui qui voit tout” ­, sa société de production à l’emblème de la chouette, n’avait pas existé, Alain Resnais n’aurait jamais tourné le plus brûlant court métrage du siècle, Nuit et brouillard (1955). Sans ce producteur-samouraï né en 1925 en Pologne, humaniste et ami des surréalistes, remarquable agent de la circulation des désirs et des idées, comment donc auraient démarré Resnais et Chris Marker, avancé Bresson, continué Wenders et explosé Nagisa Oshima ? Comment Robert Bresson eût-il pu tourner son poignant et poétique Au hasard Balthazar (1966), dont le scénario avait essuyé durant cinq ans les rebuffades des professionnels de la profession sous prétexte qu’il contait l’histoire d’un âne ? Qui d’autre que cet accoucheur d’artistes singuliers pouvait se targuer d’être resté, des années 50 à nos jours, le soutien indéfectible d’un cinéaste rare et solitaire comme Chris Marker, et de lui avoir permis de réaliser un des plus beaux films de science-fiction, La Jetée (1962), aussi bien que le décoiffant Level five (1996) ­ l’ultime production de Dauman ? Idem pour Godard avec qui ce mécène moderne fit un bout de chemin. Idem pour le Paris, Texas de Wenders (1984). Idem pour Tarkovski, à qui il permit de nous quitter, auréolé de son bouleversant et prophétique Sacrifice (1986). Tout citer serait fastidieux.[...]" [C'est moi qui souligne]
L'idée m'est venue de reprendre le Journal de Tarkovski en y cherchant les entrées sur Anatole Dauman. L'index à la fin du livre facilite bien les choses. Le première occurrence se situe au 28 juillet 1985, Tarkovski écrit alors de Stockholm et relate la dernière partie du tournage du Sacrifice, avec le désastre de la scène finale de l'incendie, à cause de la caméra bloquée. Tarkovski insiste pour retourner la scène mais se heurte aux productrices sur place, qui invoquent un coût trop important.
"Pendant ce temps, Anna-Lena a disparu de la circulation, après avoir déclaré à Larissa que j'étais prêt à monter la scène avec le matériau existant ! Larissa l'a retrouvée pour lui dire que, comme la fin du film manquait, il faudrait expliquer aux producteurs - Anatole Dauman notamment, qui justement s'apprêtait à se rendre au Gotland - pourquoi le film ne marchait pas. Anna-Lena a pris peur et, ayant obtenu l'accord du directeur de l'Institut (étais-ce nécessaire ?), elle a embauché des ouvriers  et le décor a été refait en une semaine, même pas ! Pour, bien sûr, moins que 60 000 dollars ! J'ai pu filmer la dernière scène, le dernier jour, le cinquante-cinquième ! Anatole Dauman, Chris Marker (qui a fait une vidéo sur le tournage) et Gilles Alexandre, un journaliste de Télérama, sont venus au Gotland. Ils ont visionné le matériau et sont repartis enchantés. Je me demande ce qu'ils ont vu..." (p. 493-494)


On voit déjà ici l'empreinte décisive de Dauman (même s'il n'intervient pas directement). Ce rôle de soutien va ensuite prendre d'autres formes : Tarkovski apprend en décembre de la même année 1985 qu'il est atteint d'un cancer ; soigné par Léon Shwarzenberg, il commence des séances de radio et de chimiothérapie dès janvier 1986. A la fin janvier, son fils Andrioucha et sa belle-mère Anna Semionovna sont enfin autorisés à sortir d'Union Soviétique. Leur arrivée est filmée par Chris Marker, ce sera une des séquences d'Une journée d'Andrei Arsenevitch (2000).
"15 février
Chris Marker est passé ce soir avec un cadeau de la part de Dauman : un walkman pour écouter de la musique. Que veut-il de moi ?
[ Il dit que Dauman s'enquiert beaucoup de ma santé, de notre triste situation, qu'il veut nous aider. Or nous le connaissons très peu ; il est le producteur de mon film, rien de plus. Anna-Lena parlait de lui comme d'un homme plutôt dur. Il laisse pourtant Chris Marker installer son studio dans ses locaux, et lui finance l'installation. Chris est un homme doué, intéressant. Je ne sais quel est son degré d'amitié avec Dauman, mais il existe quelque chose de plus rare, de plus subtil et de plus exceptionnel que le talent : c'est le don de deviner et de reconnaître le talent de l'autre ; tous n'ont pas ce don, loin de là.(...)]*
Le 13 avril, la famille Tarkovski emménage dans l'appartement prêté par Anatole Dauman, en attendant un appartement de la ville de Paris, promis par Jacques Chirac. Andreï nourrit toujours des projets : Saint Antoine, Hoffmann, L’Évangile... Le Sacrifice est projeté à Cannes le 12 mai. L'accueil critique est excellent mais la Palme lui échappe ; il reçoit tout de même le Grand prix spécial du Jury, que son fils va recevoir à sa place.
"23 mai à la maison - [ Anatole Dauman est venu pour me parler des prix décernés à Cannes ; il m'a paru très affecté de la décision "injuste" du jury pour Le Sacrifice. [...] Nous avons parlé avec Anatole des problèmes du cinéma contemporain. Il est l'un des rares, parmi les producteurs, à comprendre et à sentir la nature même du cinéma, à l'évaluer juste. On voit bien qu'il a travaillé avec Bresson, Godard, Wenders, Colpi... Les autres producteurs, malheureusement, ne se soucient plus de soutenir des films d'auteur ; le cinéma n'est plus pour eux qu'un moyen de faire de l'argent et la pellicule de celluloïd, qu'une marchandise comme une autre.
C'est un homme étonnant, ce Dauman. J'ai appris à le connaître ces derniers temps : froid et plutôt raide d'aspect, il est en fait extrêmement tendre, même sentimental et naïf, et incontestablement bon. La bonté est un don naturel qui ne s'apprend pas. On l'a ou on ne l'a pas. Je suis reconnaissant à Anatole Dauman pour sa sympathie et l'aide qu'il nous a apportée. L'appartement que nous occupons se trouve dans l'immeuble qui appartenait autrefois à ses parents, dont il nous a parlé avec attendrissement.]"
Andreï Tarkovski meurt dans la nuit du 28 au 29 décembre à la clinique Hartman de Neuilly. Larissa décline l'offre des autorités soviétiques de rapatrier le corps de son mari à Moscou et il est inhumé au cimetière orthodoxe de Sainte-Geneviève-des-Bois, près de Paris. "Le monument funéraire en marbre du sculpteur Ernst Neizvestny évoque le Golgotha et comporte sept étages, symbolisant les sept films de Tarkovski. Il est surmonté d'une croix orthodoxe réalisée à partir des croquis du réalisateur lui-même."(Wikipedia)


______________________
*Les passages en italique sont de la main de Larissa, la femme de Tarkovski, trop faible alors pour tenir son Journal. Ces passages, retirés lors d'une précédente édition, ont été rétablis dans l'édition définitive de Philippe Rey.

jeudi 20 juillet 2017

# 172/313 - Le phonographe

La cloche, le seau ayant fait retour dans les articles précédents, il me reste deux objets liés à L'enfance d'Ivan de Tarkovski : le miroir et le gramophone. J'aurai l'occasion de reparler du miroir. Je veux juste consacrer quelque temps au gramophone car, à la même époque, en mai dernier, Mubi me proposa un court métrage de Walerian Borowczyk, Le Phonographe.

Gramophone... phonographe... Précisons donc, avec l'aide de Wikipedia, que "Ce nom [gramophone], qui est à l'origine une marque déposée, est bien souvent remplacé populairement par l'appellation de phonographe, voire « phono » par extension, celui-ci concernant théoriquement uniquement les appareils à cylindre, mais terme qui reste utilisé majoritairement par le grand public l'étendant à tous les appareils d'autrefois, lisant mécaniquement les disques 90 tours, puis 78 tours par minute."


Réalisé en 1969, Le Phonographe est le dernier film de Borowczyk avec animation d'objet. Le site Unifrance.org en donne le synopsis suivant :
"Un documentaire poétique sur l'ancêtre des reproducteurs de son. Le phonographe et ses fragiles cylindres de cire revivent leurs moments sentimentaux et héroïques. Résurrection hélas fugitive, parce que fixée sur pellicule cinématographique, au destin aussi éphémère que celui de la cire."



Il existe au moins un point commun entre Tarkovski et Borowczyk : le producteur Anatole Dauman qui, avec sa société Argos Films, produisit Le Sacrifice, le dernier film donc de Tarkovski, mais aussi Les Contes immoraux, La Bête et Scherzo infernal, trois films érotiques de Borowczyk.
C'est encore une fois grâce à Noz que j'ai pu établir ce rapport, y ayant trouvé récemment le livre de Jacques Gerber, Souvenir-Ecran, consacré à la carrière du producteur, paru en 1989 aux éditions du Centre Georges Pompidou.




mercredi 19 juillet 2017

# 171/313 - Entre bruissements et cataclysmes

"Aujourd'hui, lorsque j'écoute clarines et sonnailles, je me sens indépendant du troupeau, à l'opposé des clochettes et cloches de mon enfance.
Bovins et ovins accordent à ces accessoires tintinnabulants une importance distraite, ils sonnent sans le savoir par leur propre déplacement, ils rassurent ainsi leur gardien et semblent paître hors du temps, dans un espace infini. Je les envie... Cette suite d'images divague autour de sons, simples et complexes, ceux qui sont émis par la cloche de bronze, ordinaire que Léonard de Vinci évoque soigneusement dans son journal."

Daniel Nadaud, Sur le fil, p. 88-89

Alors que j'enregistrais le retour des cloches dans ces pages, il se trouve que j'étais invité dimanche 9 juillet à Gargilesse pour une rencontre musicale entre le contrebassiste Michel Thouseau et le percussionniste Joël Grare. Sur l'autoroute, l'orage éclata avec violence, il pleuvait à seaux et je crus bien ne jamais pouvoir arriver à temps. Heureusement, à Argenton, Jupiter avait déjà cessé son raffut et Gargilesse ne s'alarmait que de quelques gouttes. Je me garai en bas près du pont et montai à l'église romane Notre-Dame de Gargilesse où avait lieu le concert.

C'est Joël Grare qui ouvrit le bal, et devinez avec quoi, avec des cloches bien sûr. Je n'ai rien enregistré du moment, ni même pris une photo, et je n'ai trouvé aucune trace ailleurs : ces très beaux instants musicaux resteront seulement dans les mémoires, ce qui n'est pas plus mal.Toutefois, sur le site de Joël Grare, existent quelques vidéos avec le même ensemble de cloches. Comme celle-ci :



L'église elle-même ne fut pas en reste et à dix-neuf heures elle participa activement, y frappant les sept coups de l'heure puis enchaînant par des volées de belle facture. Ceci sans troubler les musiciens qui intégrèrent sans frémir  leur puissant acolyte dans leur improvisation. Comme l'écrit joliment Joël Grare sur son site, "ici, on se raconte  “entre les notes”, un peu comme dans un monde parallèle, entre bruissements et cataclysmes. Toutes les matières seront conviées, de lʼétat brut au raffinement extrême, des plus pauvres aux plus nobles. Le percussionniste se doit  dʼêtre un alchimiste, dʼhonorer la main au travail, chère à Bachelard,  celle qui transformera la matière en sons sous vos yeux." Allié à la contrebasse chimérique, archéo-futuriste de Michel Thouseau, à ses flûtes aussi de charmeur de serpents, il m'immergeait dans une atmosphère méditative que troublait seul le couple juste derrière moi, aimant à commenter parfois mais incapable de descendre au chuchotement - il y avait là quelque chose  de bouffon, qui empêchait de s'offusquer en préservant de l'esprit de sérieux. D'ailleurs c'est sur un morceau humoristique, où Joël Grare, loin des percussions exotiques, faisait couiner en rythme des cochons de plastique, que s'acheva cette rencontre.

mardi 18 juillet 2017

# 170/313 - Les seaux de l'eau de là

Je profite du retour du fil tarkovskien pour placer une chronique qui jusqu'à présent ne trouvait pas sa place dans l'itinéraire emprunté. Le 16 mai 2017, j'ai consacré un article au seau et à la cloche, deux choses essentielles apparues dans L'enfance d'Ivan, le premier grand film de Tarkovski.
Or, le mois précédent, j'étais allé avec les enfants visiter Muet tintamarre, l'exposition consacrée à Daniel Nadaud, au Musée Saint-Roch d'Issoudun.
Je n'ai pas réalisé tout de suite les connexions qui me semblent maintenant évidentes entre l'article et certains éléments de l'exposition de Nadaud., confirmées par la lecture de son recueil de textes d'atelier, Sur un fil (Diabase, 2012).
Le seau, ce si trivial outil du quotidien, est bel et bien transfiguré par le travail du plasticien. Il en parle dans son texte Ici les seaux de l'eau de là :
"A ce monde discret, que l'on ne regarde pas, je veux mêler l'eau, si vitale sur la terre algérienne. L'âne tire le seau du puits creusé dans le sable du M'Zab, il braie énergiquement, semble grincer à l'unisson de la poulie. Le seau passe de main en main. L'homme et l'animal se fondent sous le soleil écrasant.
Si possible je souhaite donner au seau une richesse décalée, porcelaine parmi le plastique et l'acier galvanisé, en glisser quelques-uns, fragiles et magnifiés par l'éclairage intérieur. Les réunir et les transporter sur un chariot de fortune, seaux précieux qui ne contiendront pas une goutte d'eau."(p.77)
L'artiste présentant ses seaux à Issoudun
Mais la cloche aussi a voix au chapitre. Gilbert Lascault, dans un article pour la revue en ligne En attendant Nadeau, écrit qu'en 2002, Nadaud "est passionné par les cloches et les « clauchemars ». Circulent le vif et la mort, la chair et les squelettes, l’éros et la camarde, les crânes qui tintinnabulent, un grelot fêlé, les fusées, les navires, les tanks, une scie qui tranche le bronze et le fracasse. En un jeu macabre, les dés sont pipés.
Une chanson, Dans les prisons de Nantes (XVIIe siècle), évoque un prisonnier que la fille du geôlier a libéré : « Le prisonnier alerte / Dans la Loire a sauté. / Tout’es les cloches de Nantes / se mirent à sonner // Ah ! vivent viv’nt les filles / Qui sont à marier ! » Les cloches sonnent contre la mort, pour la liberté, pour l’amour."

Une des installations campanaires de Daniel Nadaud
 Les deux lascars ont d'ailleurs commis un livre ensemble autour du thème de la cloche.


lundi 17 juillet 2017

# 169/313 - Montage russo-français

Passeur
du canal de l'ombre
sous l'orage
 
Je l'ai découverte avec Marienbad électrique, d'Enrique Vila-Matas, et elle fut ensuite au centre de plusieurs chroniques : la plasticienne Dominique Gonzalez-Foerster s'est imposée comme une des artistes majeures de la première partie hivernale de ce travail.
Au printemps, un autre artiste prit une place prépondérante. Lui, je le connaissais depuis longtemps mais son œuvre immense reste encore à arpenter encore et encore.
Jusqu'à maintenant les deux ne s'étaient pas croisés, mais c'est chose faite depuis que DGF a réalisé à l'occasion du Festival de La Rochelle et pour Blow Up d'Arte un montage vidéo autour d'Andreï Tarkovski.
Montage réalisé à partir de trois films du cinéaste russe - Solaris, Andreï Roublev et Le Miroir - et d'extraits de son Journal entre 1970 et 1973, dont l'édition définitive a été publiée cette année par Philippe Rey.
Rien que pour les sublimes images du début de Solaris, avec cette feuille ocre descendant le courant d'une rivière, puis l'ondulation des algues, il mérite le détour.


samedi 15 juillet 2017

# 168/313 - Mélange occidentalo-japonais

Après la rédaction de l'article précédent, j'ai replongé dans le livre de Kenzabûro Ôe (de fait, j'en avais interrompu la lecture le 13 juin à la page 206 - toujours la même tendance depuis des années à la lecture fragmentée, plurielle, qui comporte bien sûr avantages et inconvénients). Avec cette fois, l'ambition de le terminer dans la journée (les vacances sont bien faites pour ça, surtout lorsqu'il pleut comme aujourd'hui).

Et voici qu'à la page 255, j'ai la surprise d'un écho splendide à la coïncidence déjà relevée avec Descartes :
Le nom de votre personnage, Chôkô Kogito, a fait l'objet de beaucoup de commentaires. Un nom pouvant paraître vieillot, porteur d'une certaine rigueur morale, semble-t-il...

Il est comme un second premier rôle, proche de moi. J'ai écrit le nom de Chôkô en jouant sur les idéogrammes de mon propre nom Ôe, "grande rivière", qui peut se lire aussi Chôkô. C'est donc un nom qui peut convenir pour mon pseudo-nyme. Dans le roman j'écris que c'est le grand-père, qui a appris des choses sur les mœurs américaines grâce à John Manjiro [1927-1998, premier Japonais à s'être rendu aux États-Unis] et entendu plus ou moins parler de Descartes, qui a choisi le nom de Cogito et puis, à l'instar de ma région de naissance où propriétaires terriens et commerçants ont étudié le confucianisme de l'école d'Itô Jinsai qui utilise le terme de Kogi pour dire "le droit chemin ancien", le Cogito de Descartes se retrouve associé avec le Kogi d'Itô dans ce nom de Kogito : il s'agit donc de l'étrange résultat d'un mélange occidentalo-japonais. Au cours de l'écriture du roman, j'ai ainsi ajouté des fioritures par rapport à l'origine de ce nom, mais au départ je l'ai choisi parce que la sonorité Kogito me plaisait. [...]
Il est vrai que depuis ma jeunesse j'aime la phrase de Descartes, "Cogito ergo sum". La traduction japonaise qui en a été faite est plutôt bonne, mais au fond le sens n'est pas "parce que l'homme pense il est un être à part" ou "c'est parce que j'existe que je pense" : se poser la question est-ce que j'existe ou pas, c'est inutile, ce n'est pas un autre qui pense, c'est moi qui pense, donc je suis. Cette définition m'a été expliquée par un professeur français et elle m'a beaucoup plu."
Voilà. C'était une belle prise faite, comme aux échecs, en passant. Je retourne au livre alors que le soleil revient après la pluie.


vendredi 14 juillet 2017

# 167/313 - Le jeu de la synchronie


Je ne serai pas resté cartésien très longtemps. Voici déjà que le démon de l'analogie, le facteur de coïncidences, l'Attracteur étrange me tirent par le bras pour que je rende compte d'une synchronicité, phénomène bien peu cartésien, ou du moins éminemment suspect à qui se revendique du cartésianisme. Que celui-ci m'excuse et me passe cette fantaisie.

Voyons l'affaire : début juin, je relis donc cet essai sur Descartes par Denis Moreau, Dans le milieu d'une forêt, que j'avais découvert en 2012 mais jamais terminé (non par désintérêt, mais emporté alors sur d'autres lectures qui m'avaient sans doute, à tort ou à raison, parues plus urgentes ). En même temps, je trouve à Noz des Entretiens de l'écrivain japonais Kenzaburô Ôe avec Ozaki Mariko (Philippe Picquier, 2014). Je n'ai jamais lu un livre de Kenzaburô Oe, mais j'ai vu des émissions, lu des articles, appris sa lutte contre le nucléaire, bref j'ai envie de le mieux connaître, c'est l'occasion ou jamais avec ce livre où il fait une sorte de bilan de cinquante ans de vie intellectuelle intense.


Tout commence vraiment avec le chapitre 3, intitulé Le jeu du siècle et le jeu de la synchronie, et une section particulière de ce chapitre introduit par l'intertitre suivant : 1960 et la lutte contre le traité de sécurité. Ozaki Mariko commence ainsi :

"Cette "forêt montagnarde", c'est-à-dire ce lieu qui est à la fois votre village, la nation, une petite part de l'univers, apparaît pour la première fois dans vos romans en 1967, dans Le jeu du siècle (Man'en gannen no futtôboru, "Le football de la première année de l'ère Ma'nen"), i me semble. Derrière un titre qui peut paraître enjoué se cache l'expression d'une profonde préoccupation des jeunes de l'époque, à savoir la généralisation de l'opposition au Traité de sécurité et la question de la sortie de cette situation, sujet qui sous-tend l'ensemble du roman.[...]"

Manifestations contre le Traité de Coopération Mutuelle et de Sécurité (1960)
Mes antennes frétillent immédiatement avec ces phrases mêlant la forêt avec ces deux années 1960 et 1967, respectivement année de ma naissance et année-phare de mon projet actuel. Ôe répond que le roman était fondé sur un aller-retour de cent ans, d'une émeute de 1860 jusqu'à l'entraînement de football d'une équipe de jeunes en guise de préparation des manifestations de l'année 1960, événement social dont il confesse que ce fut l'expérience la plus marquante de sa jeunesse. Pour la relater il crée deux personnages, une "paire brisée", les deux frères Mitsu et Taka, l'un agissant, l'autre ne faisant que lire et réfléchir.
"Quand la lutte contre le Traité de sécurité est terminée, le jeune frère Taka crée un groupe qui fait des excuses aux citoyens et il part aux États-Unis puis il retourne chez son frère  Tokyo et ils décident de retourner dans leur village montagnard natal. Mitsu et sa femme prennent un bus qui traverse la forêt et retournent au village. Personnellement, c'est à ce moment que pour la première fois j'ai consciemment regardé cette forêt différemment. En même temps que les deux personnages se découvrent dans la forêt, moi aussi, j'ai le sentiment d'avoir alors découvert la forêt qui est en moi." (p. 104)
 A ces propos, son interlocutrice s'interroge : "S'agit-il du chapitre intitulé "La puissance de la forêt" ? "Au milieu de la forêt le bus s'arrête de façon inattendue, comme s'il s'agissait d'une panne. [...] Nous sommes entourés comme par un mur d'arbres à feuilles persistantes sombres et au-dessus de nos têtes, à l'endroit où nous sommes arrêtés sur la route qui traverse la forêt, on voit un mince filet de ciel d'hiver. " [C'est moi qui souligne]

On peut la penser de prime abord très superficielle cette connexion que je réalise entre Descartes et l'écrivain japonais, mais il faut y regarder de plus près. Tout d'abord, c'était la seconde fois que le philosophe se voyait confronté à cet ailleurs idéologique et culturel qu'est le Japon (la première fois, c'était avec Augustin Berque). Ensuite, il faut bien voir que ce qui est en cause ici et là c'est le poids de la décision. On a vu que la métaphore de la forêt chez Descartes cherche à fonder la seconde maxime qui consiste à déterminer son chemin et à s'y tenir, alors que Kenzabûro Ôe traduit par sa fratrie le déchirement entre les options diverses et contradictoires qui agitent le cœur des hommes : agir ou réfléchir,  combattre ou se mettre en retrait, s'engager ou rester un simple témoin.

Lui-même emploie le même mot, déchirement, pour qualifier sa vie entre son village natal et la grande ville qu'est Tokyo : "Tout en étant à Tokyo, j'écris  propos de la forêt. Et quand je retourne dans la forêt, je me mets à réfléchir à un voyage dans un pays étranger... Et cela au fond correspond à ma vie réelle."

Cet aller-retour entre deux lieux qui travaille l'écriture de Ôe, Ozaki Mariko l'envisage comme une force, une force de vacillation. Et ce mot est en français dans le texte.

jeudi 13 juillet 2017

# 166/313 - Labore et constantia

"— Je crois que nous sommes ensorcelés, dit Germain en s’arrêtant : car ces bois ne sont pas assez grands pour qu’on s’y perde, à moins d’être ivre, et il y a deux heures au moins que nous y tournons sans pouvoir en sortir. La Grise n’a qu’une idée en tête, c’est de s’en retourner à la maison, et c’est elle qui me fait tromper. Si nous voulons nous en aller chez nous, nous n’avons qu’à la laisser faire. Mais quand nous sommes peut-être à deux pas de l’endroit où nous devons coucher, il faudrait être fou pour y renoncer et recommencer une si longue route. Cependant, je ne sais plus que faire. Je ne vois ni ciel ni terre et je crains que cet enfant-là ne prenne la fièvre si nous restons dans ce damné brouillard, ou qu’il ne soit écrasé par notre poids si le cheval vient à s’abattre en avant."
George Sand, La Mare au diable, ch. VII

Le problème posé par Descartes est éminemment pratique : comment aller droit dans une forêt et ne pas tourner en rond comme les personnages de La Mare au diable de George Sand ? On peut croire, écrit Denis Moreau, "qu'il suffit de choisir une direction, c'est-à-dire, depuis un point de départ, de viser un arbre devant soi, de se lancer dans la direction ainsi aperçue, et la suivre. Or procéder ainsi ne permet pas d'aller droit. Partant d'un arbre A en visant un arbre B, je peux en effet avancer jusqu'à ce dernier. Mais une fois arrivé à l'arbre B, que se passe-t-il ? Je vois des arbres partout autour de moi : devant, je ne dispose plus d'un point de repère qui me permettrait de conserver ma direction initiale ; derrière, je ne peux identifier mon point de départ, puisque rien ne me permet de distinguer l'arbre dont je suis parti de ceux qui l'entourent. "

Alors quelle est la solution ?  Elle est simple, et porte un nom bien connu de nous : l'alignement. Deux arbres ne suffisent pas à se donner une direction fiable : depuis un point de départ A, il faut viser au moins deux autres arbres dans le même alignement. "Une fois arrivé à B, explique Denis Moreau, je dois, avant de continuer à avancer, viser un nouvel arbre E, situé dans l'alignement de C et de D. [...] si, une fois arrivé à chacun des arbres qui ponctue mon parcours, je réitère l'opération de visée de trois arbres (ou plus) en prenant garde d'ajouter à chaque étape un nouvel arbre situé dans le même alignement, je pourrai aller droit et conserver la direction initialement choisie."

N'oublions pas maintenant qu'il s'agit pour Descartes d'une comparaison, à l'appui de sa seconde maxime. Que signifie-t-elle ? Le voyageur qui se contente d'une première direction est comme celui qui, dans la vie, s'en tient à une décision initiale :
"L'expérience apprend qu'il y a là beaucoup de naïveté et de présomptueuse confiance, et que ce type de décision ponctuelle est peu suivi d'effet : le temps mine la décision, les bonnes résolutions s'étiolent et il apparaît vite que la volonté initiale n'était que velléitaire. [...] La comparaison du voyageur égaré ne figure donc pas une unique "grande" décision prise une fois pour toutes, mais une patiente réitération de choix modestes dont aucun n'est, considéré isolément, plus décisif qu'un autre, mais dont l'accumulation permet d'aller droit, c'est-à-dire d'inscrire la décision dans la durée. Cette seconde maxime invite à se défier de la grandiloquence stérile des décisions spectaculaires et convie à parier sur l'efficacité des menus choix, patients, têtus, dont la répétition, l'accumulation permettent à la décision de se dire toujours au présent." (p.68-69)
 J'y vois une application personnelle : la décision d'écrire sur Alluvions un article par jour tout au long de l'année 2017 fut une stimulante décision initiale, mais tenir l'engagement, alors que personne ne vous y a obligé, et que le contrat est juste passé vis-à-vis de soi-même, est loin d'être simple. Le doute, les soucis inévitables du quotidien, l'absence de retours, les périodes d'éloignement de l'outil informatique qu'il faut anticiper, bref, nombre d'obstacles se sont dressés et continueront de se dresser sur le chemin. J'ai aujourd'hui dépassé le milieu du gué et abordé le second versant de l'année, mais je sais que c'est parfois par le silence imposé à ses propres réticences et tentations d'abandon que l'entreprise perdure, sans plus de garantie sur sa valeur (ce n'est parce que l'on s'obstine que le résultat en acquière plus de légitimité). Et je suis volontiers Denis Moreau quand il conclut que "Descartes ou un cartésien pourraient donc faire leur sans hésitation la devise de l'imprimeur renaissant Christophe Plantin : labore et constantia, "par le travail [sur soi] et par la constance."

Voilà au moins un point sur lequel je puis me dire cartésien.

Logotype. Au Compas d'Or. Labore et Constantia.