jeudi 13 juillet 2017

# 166/313 - Labore et constantia

"— Je crois que nous sommes ensorcelés, dit Germain en s’arrêtant : car ces bois ne sont pas assez grands pour qu’on s’y perde, à moins d’être ivre, et il y a deux heures au moins que nous y tournons sans pouvoir en sortir. La Grise n’a qu’une idée en tête, c’est de s’en retourner à la maison, et c’est elle qui me fait tromper. Si nous voulons nous en aller chez nous, nous n’avons qu’à la laisser faire. Mais quand nous sommes peut-être à deux pas de l’endroit où nous devons coucher, il faudrait être fou pour y renoncer et recommencer une si longue route. Cependant, je ne sais plus que faire. Je ne vois ni ciel ni terre et je crains que cet enfant-là ne prenne la fièvre si nous restons dans ce damné brouillard, ou qu’il ne soit écrasé par notre poids si le cheval vient à s’abattre en avant."
George Sand, La Mare au diable, ch. VII

Le problème posé par Descartes est éminemment pratique : comment aller droit dans une forêt et ne pas tourner en rond comme les personnages de La Mare au diable de George Sand ? On peut croire, écrit Denis Moreau, "qu'il suffit de choisir une direction, c'est-à-dire, depuis un point de départ, de viser un arbre devant soi, de se lancer dans la direction ainsi aperçue, et la suivre. Or procéder ainsi ne permet pas d'aller droit. Partant d'un arbre A en visant un arbre B, je peux en effet avancer jusqu'à ce dernier. Mais une fois arrivé à l'arbre B, que se passe-t-il ? Je vois des arbres partout autour de moi : devant, je ne dispose plus d'un point de repère qui me permettrait de conserver ma direction initiale ; derrière, je ne peux identifier mon point de départ, puisque rien ne me permet de distinguer l'arbre dont je suis parti de ceux qui l'entourent. "

Alors quelle est la solution ?  Elle est simple, et porte un nom bien connu de nous : l'alignement. Deux arbres ne suffisent pas à se donner une direction fiable : depuis un point de départ A, il faut viser au moins deux autres arbres dans le même alignement. "Une fois arrivé à B, explique Denis Moreau, je dois, avant de continuer à avancer, viser un nouvel arbre E, situé dans l'alignement de C et de D. [...] si, une fois arrivé à chacun des arbres qui ponctue mon parcours, je réitère l'opération de visée de trois arbres (ou plus) en prenant garde d'ajouter à chaque étape un nouvel arbre situé dans le même alignement, je pourrai aller droit et conserver la direction initialement choisie."

N'oublions pas maintenant qu'il s'agit pour Descartes d'une comparaison, à l'appui de sa seconde maxime. Que signifie-t-elle ? Le voyageur qui se contente d'une première direction est comme celui qui, dans la vie, s'en tient à une décision initiale :
"L'expérience apprend qu'il y a là beaucoup de naïveté et de présomptueuse confiance, et que ce type de décision ponctuelle est peu suivi d'effet : le temps mine la décision, les bonnes résolutions s'étiolent et il apparaît vite que la volonté initiale n'était que velléitaire. [...] La comparaison du voyageur égaré ne figure donc pas une unique "grande" décision prise une fois pour toutes, mais une patiente réitération de choix modestes dont aucun n'est, considéré isolément, plus décisif qu'un autre, mais dont l'accumulation permet d'aller droit, c'est-à-dire d'inscrire la décision dans la durée. Cette seconde maxime invite à se défier de la grandiloquence stérile des décisions spectaculaires et convie à parier sur l'efficacité des menus choix, patients, têtus, dont la répétition, l'accumulation permettent à la décision de se dire toujours au présent." (p.68-69)
 J'y vois une application personnelle : la décision d'écrire sur Alluvions un article par jour tout au long de l'année 2017 fut une stimulante décision initiale, mais tenir l'engagement, alors que personne ne vous y a obligé, et que le contrat est juste passé vis-à-vis de soi-même, est loin d'être simple. Le doute, les soucis inévitables du quotidien, l'absence de retours, les périodes d'éloignement de l'outil informatique qu'il faut anticiper, bref, nombre d'obstacles se sont dressés et continueront de se dresser sur le chemin. J'ai aujourd'hui dépassé le milieu du gué et abordé le second versant de l'année, mais je sais que c'est parfois par le silence imposé à ses propres réticences et tentations d'abandon que l'entreprise perdure, sans plus de garantie sur sa valeur (ce n'est parce que l'on s'obstine que le résultat en acquière plus de légitimité). Et je suis volontiers Denis Moreau quand il conclut que "Descartes ou un cartésien pourraient donc faire leur sans hésitation la devise de l'imprimeur renaissant Christophe Plantin : labore et constantia, "par le travail [sur soi] et par la constance."

Voilà au moins un point sur lequel je puis me dire cartésien.

Logotype. Au Compas d'Or. Labore et Constantia.



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