samedi 29 juillet 2017

# 180/313 - Harang/Gascar

Deux livres sortis des cartons. Deux livres de brocante. La chambre de la Stella, de Jean-Baptiste Harang et L'Ange gardien de Pierre Gascar. Lus immédiatement comme s'il y avait urgence. Alors que le premier est sorti en 2005, et le second en 1987. Insensé bien sûr. Et si je dis maintenant que ces deux livres partagent quelque chose d'essentiel, qu'il sont comme géminés, alors qu' Harang est né en 1949 et Gascar en 1916, que l'un décrit son enfance après-guerre et l'autre avant-guerre et que les deux styles d'écritures n'ont rien à voir, on peut juger cela tout aussi insensé, ou tout au moins parfaitement accessoire. Si encore je comparais Musso et Lévy, ou, dans un registre plus chic, Duras et Sarraute, passe encore, mais Harang et Gascar que personne ou presque ne connaît, quelle perte de temps...


Perdons donc notre temps. C'est l'enfance, je l'ai dit, qui est au cœur de ces deux récits, oui récits  plus que romans. Une enfance pas vraiment heureuse, faute d'amour dans un cas comme dans l'autre. C'est là le premier point commun. Une enfance ensuite partagée entre Paris et la province, Paris de la famille proche, province des grands-parents ou des oncles et tantes.
"Mon frère aîné, Paul, fit son cours préparatoire à Dun, je ne sais plus pour quelles raisons familiales on l'envoya si loin de Paris où vivait notre famille, sur le palier que l'on sait, où se pendit un homme maigre, dans un appartement qui ne souffrait pas encore d'exiguïté puisque mes frère et sœur puînés attendaient encore de naître. Lorsque vint mon tour d'apprendre à lire et à écrire, on m'expédia également faire mon apprentissage auprès de mes grands-parents dans cette Creuse profonde et lettrée, pour une raison que je ne discutai pas : mon frère était passé par là, et je ne valais guère mieux (j'apprendrai trois ans plus tard que j'étais pire). Je ne me souviens pas en avoir souffert." (Harang, p. 37-38)
 "Ne pouvant veiller sur moi et sur mon frère, car son travail lui imposait des horaires irréguliers, mon père décida de nous conduire dans le Sud-Ouest où une de ses sœurs, qui y vivait, acceptait de nous prendre en pension." (Gascar, p. 16)
C'est la mort de la mère de l'écrivain qui a provoqué ce retour à la campagne. Une mère sur laquelle il ne sait pas grand chose :
" Les origines de ma mère étaient assez semblables à celles de mon père, au point de vue social, sinon au point de vue géographique, car sa famille était limousine ou berrichonne, je ne sais trop. Je crois que ma mère était une enfant naturelle. Ma grand-mère maternelle, que je n'ai pas connue, avait été domestique, comme l'autre, mais à Paris. Elle avait pu cependant donner à sa fille une éducation un peu meilleure que celle que mon père avait reçue. Jeune, ma mère avait été institutrice dans une école maternelle." (Gascar, p .11)
Enfant naturel, c'est le lot, on l'a vu, du père de J.-B. Harang, qui ne prend ce nom qu'à l'âge de dix ans, abandonnant celui de Quisserne qu'il avait à sa naissance. Gascar, d'autre part, est un pseudonyme, son vrai nom est Fournier. Des noms d'emprunt donc dans les deux cas, choisis ou non. Harang/Gascar, comme une symétrie bancale, un miroir déformant, six lettres, deux syllabes, deux a, un g final, un g initial. Pourquoi Gascar ? Seconde partie de Madagascar ? Gascar s'est peut-être expliqué là-dessus, la vérité est que je n'en sais rien. Mais on ne choisit jamais un pseudo par hasard (tiens, hasard/Gascar). A-t-il à voir avec la Gascogne ? Lui qui n'emploie que le nom Guyenne pour désigner le pays d'exil de son enfance.

Au suicidé dépendu par le père, chez Harang (que l'on a vu mentionné comme en passant dans le premier extrait), répond la noyée de la Seine dès les premières pages du livre, qui s'identifie si douloureusement à la mère en voie de disparition :
     "La Seine m'apporta mon premier mort ; il s'agissait en fait d'une morte, mais le terme impersonnel s'impose, du moins pour le moment, car il s'agit avant tout, dans cette circonstance, de la première rencontre d'un enfant de sept ans avec l'image d'un cadavre. C'était une noyée de l'âge de ma mère ; du quai où je me promenais avec mon frère, je la découvris sur la berge où des employés de la brigade fluviale ou de la Morgue s'employaient à la caser dans un grand cercueil de bois brun.

      Avec cette noyée, la Seine m'apportait la première visiteuse de mes premières veilles, du moins de ces instants où, chez l'enfant impressionné par une image, le sommeil tarde un peu à venir. Son visage d'un blanc de craie, reparaissant devant mes yeux, m'effrayait non pas tant par son aspect propre, mais par son caractère de leurre, comme s'il eût été un masque derrière lequel une personne hier bienveillante, soudain pervertie, la voisine, la maîtresse d'école, l'épicière, se cachait. Le pire était que je devinais, prête à surgir derrière ces divers personnages féminins qui s'ingéniaient à me terroriser au moyen de cette face blafarde et bouffie, barrée de mèches de cheveux noirs nattées par l'eau, ma mère, si étrange depuis quelque temps, si absente de ses paroles affectueuses mêmes, si lointaine dans le petit nuage d'odeur un peu médicinale dont elle était enveloppée."(Gascar, p. 12-13, c'est moi qui souligne)
Autre personnage féminin commun aux deux livres, la grand-mère paternelle. J'ai déjà évoqué sa figure chez Harang, qui écrit : "Mon expérience de la mort est entièrement concentrée dans le souvenir que j'ai de l'odeur de ma grand-mère." Odeur de la "Mémé d'Dun", avec qui il lui arrive de coucher : "Le parfum de la mort loge là, entre les cuisses d'une grand-mère acariâtre."

Acariâtre : Gascar emploie le même adjectif pour qualifier sa grand-mère, dont l'odeur est là aussi prégnante : "La vieille femme acariâtre, bourrue, portant sur elle une odeur un peu rance, laissait place à une aïeule idéalisée, de l'endurance et du courage de qui j'avais forcément hérité." C'est qu'elle lui a raconté, alors qu'elle l'a emmené avec elle pour un séjour dans le Périgord Noir d'où la famille est originaire, qu'elle a une nuit fait vingt kilomètres à pied dans la neige, pour une raison, qu'intimidé, il ne lui a jamais demandée. Dans les maisons où ils sont hébergés, il se souvient que les lits étaient si profonds qu'on s'y sentait enlisés :

" Je me trouvais  fort bien dans ces lits où, en général, la place étant réduite à l'intérieur de la maison, je dormais avec ma grand-mère. Pour être plus à l'aise, nous nous couchions tête-bêche, de sorte que j'avais les pieds de ma grand-mère à la hauteur de mon épaule. Ils semblaient aussi secs, aussi peu vivants que s'ils avaient été en bois ; leur couleur de vieux chêne en donnait d'ailleurs l'impression. Ils n'étaient jamais passés que des sabots au contact même de la terre, ou peu s'en fallait, car ma grand-mère ne mettait des souliers que trois fois l'an, les jours de fête ; elle n'allait à la messe que les jours carillonnés. Ces pieds, si près de moi, ne me répugnaient nullement. Avec eux, et à cause de l'ensevelissement sans fin dont on avait le sentiment dans ce lit de plumes et de panouilles. Je m'enfonçais dans un monde obscur et douillet où je perdais la conscience des lieux et du temps et où je me sentais parfaitement à mon aise. Cet avant-sommeil, ce demi-sommeil, avec, contre moi, les pieds désincarnés de ma grand-mère, devait anticiper sur la quiétude que les caveaux de famille promettent." (Gascar, p.116-117)
Quel enfant dort aujourd'hui, a fortiori tête-bêche, avec sa grand-mère ? Les mamies d'aujourd'hui ont-elles encore quelque chose à voir avec ces mémés acariâtres ? Ces expériences de vie ont-elles encore quelque chose à nous dire ? Ou ne sont-elles plus que les témoignages pittoresques d'un mode de vie définitivement obsolète ? Sommes-nous plus aimants, plus affectueux ? L'enfance d'aujourd'hui est-elle plus heureuse ? Je n'en suis pas certain, mais alors qu'une certaine littérature régionaliste tend à idéaliser ces temps passés, édulcorant la souffrance et la pauvreté qui régnaient alors, il est bon que ces deux livres, parmi bien d'autres bien sûr, nous fassent sentir l'odeur souvent bien âcre de la réalité.

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