Dans
"Nul encore n'a dit" une autre paire d'yeux nous propose l'énigme de sa transparence :
Ce regard est celui de l'écrivain argentin
Jorge Luis Borges, qui devint progressivement aveugle à partir de sa jeunesse. Quant au poème de Sebald au-dessus, il évoque un certain
Joshua Reynolds, qui me fit aussitôt penser à Christian Garcin. N'était-ce point le personnage-clé de son dernier livre ?
Si je pensais à Christian Garcin, c'est aussi parce qu'il a écrit un livre sur et autour de Borges, dont j'ai rendu compte ici même en octobre 2012 (
La coïncidence faramineuse). Dans ce livre, Sebald était lui aussi souvent présent, à travers notamment le motif obsessionnel de la coïncidence.
En fait je me trompais : le dernier roman de Christian Garcin (que je n'ai donc pas encore lu), s'intitule
Les vies multiples de Jeremiah Reynolds.
De Joshua à Jeremiah, il n'y avait qu'un pas que j'avais allègrement franchi. Il reste que cet apparentement n'est peut-être pas anodin. Pénétrer dans les deux biographies m'a réservé quelques surprises. Commençons donc par Jeremiah. Et pour cela je vais m'appuyer sur
"Une aventure au creux des pôles" une critique du livre dans
L'Humanité du 10 mars 2016, par Alain Nicolas :
"Pionnier en Antarctique, colonel des Mapuches, chasseur de cachalot, Jeremiah Reynolds, entre Poe et Melville."
"
John Cleves Symmes Jr n’est pas Jeremiah Reynolds, mais
tout se passe comme si, dans les « vies multiples » de ce dernier, il y
en avait une qui venait avant toutes les autres. Tout commence avant le
commencement, avec le capitaine John Cleves Symmes Jr, qui montra toute
sa valeur lors de la bataille de Queenston Heights, au bord du Niagara,
où la jeune armée des États-Unis fut défaite par les Britanniques. Ce
même jour de novembre 1812, Napoléon franchissait la Berezina, laissant
derrière lui des milliers de cadavres.
Les deux événements ne sont pas sans rapports, puisque
Christian Garcin leur en trouve un. Rapport stratégique ténu, mais,
historiquement, ce hasard n’en est pas un : il signe une chronologie du
nouveau monde, connectée à celle de l’ancien, et cependant autonome. Du
Niagara à la Terre de Feu, espace, temps, art de la guerre, tout est
différent. Tout est rêve, projet, récit." [C'est moi qui souligne]
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"John Cleves Symmes, Jr and His Hollow Earth" by John J. Audubon, 1820 |
Nous retrouvons ici à la fois le thème du hasard (qui n'en est pas un) et la figure de
Napoléon, apparue avec l'histoire du
reliquaire de Vivant Denon. Poursuivons la lecture de l'article :
" Voilà pourquoi John Cleves Symmes Jr ouvre ces pages. Brillant officier,
il est surtout un rêveur, de ces adeptes des théories de la « terre
creuse », dont l’intérieur abrite un soleil et une gamme complète de
grands initiés et maîtres occultes. Reste à trouver l’entrée, que
Symmes, dans son roman Symzonia, situe comme il se doit aux pôles. C’est
là que Jeremiah Reynolds fait son entrée. Échappé à un destin de
terrassier et bûcheron, il s’associe un temps avec l’ancien capitaine,
agite politiciens et mécènes, monte une expédition et devient le premier
homme à poser le pied sur un nouveau continent, l’Antarctique."
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Frontispice de Symzonia |
Il ne faut pas croire que ces spéculations soient désormais totalement discréditées : j'ai personnellement rencontré voici une vingtaine d'années une personne tout à fait respectable qui ajoutait foi à cette théorie de la "terre creuse" (
Hollow Earth). Et l'on peut trouver aisément sur le Net des sites qui vous invitent à entrer dans les "
polars openings ":
Our Earth is Hollow, par exemple. Certains sectateurs bien informés auraient même prétendu qu'Adolf Hitler et quelques nazis rescapés se seraient carapatés en empruntant une entrée située dans l'Antarctique, voire au Pôle Sud. Une idée recyclée par Umberto Eco, dans son livre
Le pendule de Foucault, où il mentionne l'existence d'une société secrète proche des nazis, adepte de la théorie de la terre creuse et recherchant l'
Agartha (royaume souterrain relié à tous les continents de la Terre par l'intermédiaire d'un vaste réseau de galeries et de tunnels). Le sujet, comme on voit, est riche, mais nous éloigne légèrement de notre visée première.
Revenons à nos Reynolds. Qu'en est-il maintenant de Joshua ?
Ce n'est pas un aventurier, et sa vie n'est pas multiple comme celle de Jeremiah, non, Joshua Reynolds est un peintre britannique qui s'est illustré dans le portrait et l'auto-portrait. Il fut le premier président de la Royal Academy of Arts, et compta Turner parmi ses élèves. Le poème de Sebald fait référence à la perte de la vue de son œil gauche en 1789. Il meurt à Londres trois ans plus tard, en février 1792.
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Auto-portrait c.1747-9, 24 ans ?, par Joshua Reynolds |
J'étais jusque là totalement ignorant, je l'avoue, de l'existence de ce peintre. Or, hier soir, poursuivant la lecture du robuste ouvrage de Bernard Lahire, ceci n'est pas qu'un tableau, essai sur l'art, la domination, la magie et le sacré, (sur lequel je ne manquerai pas de revenir un de ces jours), je lis dans une note de bas de page : "Parlant de l'exposition des œuvres de Joshua Reynolds par la British Institution, en 1813, Francis Haskell écrit que, "jamais encore, dans aucun pays, on n'avait proposé de célébrer ainsi l’œuvre d'un maître disparu"(...). L'année suivante, la même institution proposa d'exposer les meilleurs tableaux des maîtres anciens flamands et hollandais. (...)"(p. 294)
Bernard Lahire souligne ensuite que, "comme toute entreprise publique, l'exposition a un effet légitimant sur les artistes qu'elle met en valeur. Elle peut augmenter, dans certains cas d'artistes en voie de consécration historique, la valeur (esthétique et économique) et l'intérêt qu'on porte à des oeuvres. En ce sens, l'exposition n'est jamais une simple vitrine, une mise en visibilité d'une légitimité déjà acquise par ailleurs : elle est aussi un tremplin, un acte performatif qui crée en tant que tel de la valeur. F. Haskell remarque, par exemple, que l'exposition consacrée par la British Institution à Joshua Reynolds en 1813 draine beaucoup de monde et produit un effet notable d'augmentation du prix des œuvres de l'artiste."
Remarquez la date : 1813.
Dans mes recherches googlisantes et qwantiennes (de Qwant, moteur de recherche français lancé en 2013, qui évite le traçage de vos données), j'étais tombé par sérendipité sur un texte de Christian Garcin, encore lui,
Sebald, coïncidences en miroir, qu'il avait rédigé à propos de
Vertiges, autre chef d’œuvre de l'auteur allemand.
Après avoir évoqué Borges, désigné comme "
autre maître
des jeux de miroirs, coïncidences et indices disséminés au fil de la narration", Christian Garcin précise que c'est à la seconde lecture de Vertiges que "le jeu complexe des symétries, renvois et coïncidences m’est plus
clairement apparu":
"Ce recueil de quatre textes, (le premier évoque Stendhal, le second Sebald
lui-même et Casanova, le troisième Kafka, le quatrième, Sebald à nouveau) peut se lire à
plusieurs niveaux, ou avec différentes clés. Ces clés peuvent être : une barque, un amour
perdu, un homme mort, un même lieu, une identité flottante et plusieurs dates, le tout
fonctionnant comme un miroir brisé : les indices sont disséminés tout au long de la narration,
à nous de les rassembler.
Les noms, les dates et les lieux, tout d’abord. Ou, plus précisément, l’identité
problématique, Venise et Riva, les années 13 (1813, 1913, 2013), et la Toussaint."
Oui, vous avez bien lu, les années 13, et parmi celles-ci, 1813.
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Édition américaine de Vertiges, (on notera la paire d'yeux à droite, détail d'un tableau de Pisanello à Vérone) |
"Le premier texte met donc en scène le jeune Stendhal, qui n’est jamais nommé ainsi
mais par son nom de Marie-Henri Beyle, à Riva, Vérone et Venise en 1813. Le troisième texte
nous montre Franz Kafka, qui n’est jamais nommé ainsi mais par son titre suivi de son
initiale, le Dr K., à Vérone, Venise et Riva en 1913, soit un siècle plus tard exactement. [...] Le quatrième texte s’achève quant à lui sur une vision onirique et post-apocalyptique suivi d’une date énigmatique, qui clôt le livre et l’installe dans un futur
menaçant : 2013, soit un siècle exactement après le Dr K., et deux après Beyle."
Christian Garcin note également qu'il est pris lui-même dans le jeu des coïncidences :
"Stendhal, Kafka et Sebald se trouvent donc tous trois à Venise fin octobre début
novembre – date à laquelle, soit dit en passant, je m’y trouve moi-même cette année et écris
ces quelques lignes dans un couvent près du Ponte della Guerra, ce qui est aussi une
coïncidence puisque ce séjour était programmé bien avant que je sois informé de cette journée
de rencontres autour de Sebald. Fin octobre début novembre, soit la Toussaint, la période du
retour des morts – j’y reviendrai."
Cette fixation sur les années 13 se poursuit d'ailleurs dans l’œuvre de Christian Garcin puisque je remarque qu'en août 2015 est publié à La Baconnière un Le Lausanne-Moscou-Pékin, 1913-2013 que l'éditeur présente ainsi : "En hommage à la parution en 1913 de La prose du Transsibérien de Blaise
Cendrars, une équipe de radio suisse accompagnée par Christian Garcin
est partie sur les traces de ce voyage mythique. Effectué en décembre
2013 alors que les événements en Ukraine battaient leur plein, Christian
Garcin a décidé de raconter à sa façon à la fois son voyage et le
siècle qui s'était écoulé."
J'en terminerai ce soir en portant l'attention sur le premier texte de Vertiges consacré donc à Stendhal/Henri Beyle, et tout d'abord, sur l'incipit même de cette partie, première phrase précédée de la gravure d'une armée à l'assaut d'un col :
A la mi-mai de l'année 1800 Napoléon, avec 36 000 hommes, franchit le Grand Saint-Bernard, entreprise qui jusqu'alors avait relevé de l'impossible.
C'est cette armée qui va triompher à Marengo, grâce, entre autres, au sacrifice de Desaix ; c'est au Grand Saint Bernard qu'aura lieu la grande cérémonie d'hommage au général disparu organisée par Vivant Denon.
Une intéressante étude de Ludovic Burel dans la revue
Textimage nous apprend que
"Sebald a tiré la quasi totalité des images illustrant le
chapitre, soit onze images sur treize, de l’Album Stendhal
publié en 1966 par les
éditions Gallimard, dans la collection de la Pléiade." Il observe ainsi que la paire d'yeux (encore une) de la page 18 provient d'un recadrage très serré d'un portrait de Stendhal jeune de 1802.
Il écrit aussi qu'il anticipe le double dyptique du tout début d'Austerlitz, ce que nous avons vu récemment, et qu'il évoque aussi "le montage « végétalisé », proliférant, des « yeux de fougères » de Nadja."
( A suivre)