lundi 4 juillet 2016

Percer l'obscurité qui nous entoure

Remontons d'un étage dans cette enquête au long cours.
Sur cette collision entre Diamant noir, film récent de Arthur Harari, et Austerlitz de W.G. Sebald.
Un premier "point d'impact" avait été repéré avec le motif de la gare d'Anvers (dont l'horloge centrale avait provoqué une digression alsaco-parisienne).
Un second "point d'impact" n'est autre que le motif de l’œil, du regard.
Il faut en revenir au début de l'ouvrage de Sebald, situé dans les années 60 : le narrateur se retrouve à Anvers, ville qu'il ne connaissait alors que de nom. Saisi par un sentiment de malaise, il se met à errer ("mes pas incertains") dans le centre-ville et finalement, "en proie aux maux de tête et aux idées noires", il trouve "refuge dans le jardin zoologique de l'Astridplein, à proximité immédiate de la gare centrale."

Extrait plan de la ville d'Anvers édité en 1865 et réalisé par J. Van de Kerckhove avant l'ouverture du chemin de fer de Rotterdam (1854) et avant la modification des fortifications, et après l'ouverture du chemin de fer de Bruxelles à Anvers (1836) et l'ouverture du ZOO (1844). Source.

Au déclin de l'après-midi, il traverse le parc et entre au Nocturama, partie du zoo consacrée aux animaux nocturnes : « Des animaux hébergés dans le Nocturama, il me reste sinon en mémoire les yeux étonnamment grands de certains, et leur regard fixe et pénétrant, propre aussi à ces peintres ou philosophes qui tentent par la pure vision et la pure pensée de percer l’obscurité qui nous entoure. »

Quatre photos (tous les livres de Sebald font appel à l'image, et c'est là une des caractéristiques essentielles de son œuvre) montrent quatre paires d'yeux, deux animales et deux humaines. Il s'agit donc de la première page illustrée du livre (p. 11 dans l'édition Folio).

Extrait de l'édition allemande




On retrouve la première photographie dans ce cliché de la boîte contenant le manuscrit d'Austerlitz.

Sebald ne précise pas à qui appartiennent les regards qu'il a choisis pour figurer dans le livre, mais certains ont investigué et résolu cette première énigme :

Il s'agit donc du philosophe Ludwig Wittgenstein et du peintre Jan-Peter Tripp, ami intime de Sebald (je reviendrai sur cet artiste).

Or, l'oeil et le regard sont aussi des thèmes dominants dans Diamant noir. Preuve en est la formidable scène d'ouverture.  Dans un entretien avec le cinéaste pour le site Allociné, on peut lire ceci :

"Dans le film, il y a toute une utilisation de gros plans sur l’œil, pourquoi ce fil rouge ?
AH : Parce que le héros est prisonnier de sa subjectivité. On lui a raconté  une histoire, qui pour lui est la vérité. La scène d’ouverture vit en lui, alors qu’il ne l’a pas vécu. Cette image le hante, mais il a recomposé un souvenir de son père. Et on ne sait pas si ce souvenir est tel qu’il est décrit, et le film va mettre en crise cette version…
C’était une idée intéressante, parce que le spectateur aussi subit le même cheminement…
AH : C’est exactement pour ça que j’ai mis cette scène au début du film. Elle peut choquer ou gêner un peu des gens car elle est très particulière par sa violence,  et par son esthétisme, mais je voulais tendre un piège au spectateur. Le film est l’histoire d’un type qui a quelque chose dans son œil qui l’empêche de voir. Donc pour moi l’abcès qu’on voit, c’est cette scène. Ça lui laisse quelque chose dans l’œil.(…)"

 Luc Chessel, dans le  Libération du 7 juin 2016, - le titre même de l'article est parlant : "Diamant noir -regard braqué"-,  décrit avec précision cette fameuse scène :  

La première séquence de Diamant noir a lieu dans un atelier de diamantaire, où l’on taille les pierres précieuses sur un disque abrasif tournant à grande vitesse. Elle commence par un très gros plan sur un œil fermé. Le deuxième plan est large, la caméra avance dans l’atelier vers deux jeunes hommes, dont l’un est au travail sur la machine. L’œil maintenant ouvert, auquel la main droite porte un diamant. Le travelling se rapproche des deux personnages. La main droite frotte l’œil fatigué. Cri de douleur : la main gauche est broyée par le disque. [C'est moi qui souligne]
 Jérome Momcilovic, dans Chronicart, commence sa critique sur une même mise en exergue du motif de l'oeil :

On taille un diamant et le film insiste sur l’œil, multiplié sur les facettes de la pierre. C’est l’œil du personnage principal, œil perçant (Pier, le personnage, est un cambrioleur méticuleux qui reverse son savoir-faire dans la joaillerie) et néanmoins malade (d’un abcès autant que d’une douloureuse image mentale, qui remonte à l’enfance et nourrit un projet fébrile de vengeance), et si le film y insiste c’est parce qu’il en fait un motif où résumer à peu près toutes ses ambitions: l’œil est la clef de l’histoire et en même temps l’indice d’un admirable souci de précision.[C'est encore moi qui souligne]

"C'est bien, tu prends le temps de voir". Photogramme du film, pris dans l'extrait suivant. 


 Arthur Harari a-t-il lu Austerlitz ? Tous les entretiens que j'ai pu lire ne font aucune mention de Sebald ; les références convoquées sont plutôt cinématographiques (De Palma, Verhoeven, Minelli, Sirk, Kazan...) que littéraires (à part Shakespeare).

Il est une autre convergence encore plus profonde entre les deux œuvres. Pour Pier Ullmann comme pour Jacques Austerlitz, c'est à une quête des origines que l'on assiste, une interrogation prolongée et douloureuse sur la filiation, liée dans les deux cas à l'appartenance à une communauté  rudement éprouvée par l'histoire : le peuple juif.

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