lundi 15 juillet 2019

La méridienne de Saint-Sulpice

A Eugène Delacroix


[Paris, 4 avril 1862]

J'ai été voir votre chapelle à S[aint] Sulpice. C'est splendide. Je vous admire plus que jamais et je vous aime comme toujours. Je ne partirai pas sans aller vous voler encore un quart d'heure et vous embrasser avec Maurice que j'attends.


George Sand

Je relis peu. Pourquoi relire quand tant de lacunes nous accablent, quand tant de chefs d’œuvre encore inabordés nous pressent de les découvrir ? Pourquoi relire alors que tant de livres ne tenaient que par la saveur de leur intrigue : celle-ci éventée, quel intérêt d'y revenir ? Et pourtant il m'est arrivé de relire. Par exemple, les récits de Sebald, qu'on pourrait dire inépuisables : les reparcourir c'est éprouver la sensation renouvelée d'une énigme. Des détails surgissent qu'on avait négligés les fois précédentes ; le volume refermé, on sait que ce n'est qu'un au revoir, où se mêlent la frustration, la nostalgie et la joie.
C'est aussi le cas de Jean-Paul Kauffmann, sans doute écrivain moins important mais là n'est pas la question, avec un livre, essentiellement : La Lutte avec l'Ange, édité à la Table Ronde en 2001. C'est un roman policier sans victime et sans assassin (quoique...), qui a pour cadre une église, Saint-Sulpice à Paris, et des protagonistes, avec, au premier rang, Eugène Delacroix, peignant à la fin de sa vie des fresques pour la chapelle des Saints-Anges, dont La Lutte de Jacob avec l'Ange, l'un des récits les plus mystérieux de la Genèse. Kauffmann mène l'enquête : "Il a cherché, nous dit la quatrième de couverture, des indices dans un bar de Dieppe, un château du Quercy, un village de l'Argonne, un chêne de la forêt de Sénart, un terrain de golf du Loiret. Il a suivi à la trace un critique d'art, une conférencière du Louvre, un sculpteur qui a établi son atelier dans les combles de Saint-Sulpice. Tous ces fils entrecroisés finissent par composer un motif  central dont l'auteur n'est pas absent."


C'est le critique d'art, qu'il nomme Léopold dans l'ouvrage, qui lui fait découvrir la peinture au début des années 80. "Sur le moment, écrit Kauffmann, je n'ai pas vu que cette peinture allait non pas m'ouvrir les yeux, mais plutôt les obscurcir. A l'évidence, ce mur recelait un sens caché." Dans ce même chapitre, dont le titre "Café de la Mairie" fait référence à Georges Perec, il signale une autre curiosité de l'église que Léopold se plaisait à commenter : une longue baguette de cuivre (en fait, du laiton) scellée dans une bande de marbre blanc enchâssée dans le sol de l'église et aboutissant à un obélisque situé contre le mur dans le bras nord du transept. Sur la base, on peut lire : "Gnomon astronomicus".
" - Gnomon ? Mais c'est du grec !
- On l'utilise aussi en français. C'est un instrument astronomique. Tu vois cette fenêtre ?
Il m'indiqua un vitrail situé dans le bras sud du transept.
- Il y a sur la droite deux petites ouvertures. En fait, c'est une lentille. A midi, un rayon solaire la transperce pour venir frapper exactement le trait de cuivre. Cette ligne est en réalité la méridienne. C'est capital pour comprendre La Lutte. La chapelle des Saints-Anges est orientée au midi. Delacroix a joué sur cette lumière qui coule directement à flots. Saint-Sulpice ne peut se déchiffrer autrement. Cette conception est très originale pour une église, c'est une architecture solaire. L'héliotropisme n'est pas le fort des sanctuaires chrétiens. On recherche plutôt ce qui est sombre. Le culte solaire, c'est un truc de païen, Râ, Phébus... Ce qui procède du soleil, on s'en méfie. Regarde : tout ce qui dans l'architecture constitue un obstacle à la lumière, vitraux colorés, arcs-boutants, toitures hautes, a été aboli. Ce gnomon est une rareté dans une église. Il donne toute sa  signification à l'édifice." (p. 98)
On peut juger ces propos en partie contestables. Et même trouver surprenant de considérer les vitraux comme des obstacles à la lumière. Il me souvient d'un autre Georges, Georges Duby, qui montre en 1966 dans son Europe des cathédrales (1140 - 11280), que s'impose avec l'abbé Suger et l'art dit plus tard gothique, une théologie de la lumière :
" Dieu est lumière et l'intérieur de son église préfigure la Jérusalem céleste dont les murs, selon le texte de l'Apocalypse, sont construits de pierres précieuses. Voici la fonction du vitrail : dans l'édifice il fait pénétrer la lumière du soleil et, du même coup, il en opère la transmutation, il la pare, il la revêt des prestiges des diverses gemmes, rubis, topazes, émeraudes, lapis, dont les Lapidaires analysaient les vertus et qu'ils mettaient en correspondance avec les qualités de l'âme et les essences spirituelles."
(p. 26)
Il ne faudrait donc surtout pas comprendre que l'insertion du gnomon est une tentative de réinjecter du païen dans l'édifice religieux, ce qui fait penser aux allégations fantaisistes de Dan Brown dans son Da Vinci code, qui décrit le gnomon comme « un instrument astronomique païen (...) un ancien cadran solaire, vestige du temple païen qui se dressait autrefois à cet endroit »... Des assertions qui auraient fait bouillir de rage son promoteur, l'abbé Jean-Baptiste-Joseph Languet de Gergy (1674-) qui n'avait rien d'un sectateur caché du paganisme, bien au contraire... Il n'hésite pas à refuser les sacrements à Marie Louise Élisabeth d'Orléans, duchesse de Berry, fille aînée de Philippe II, duc d'Orléans, gravement « malade », mais en  réalité plongée dans les douleurs de l'accouchement. Comme on craignait pour sa vie, on avait appelé Languet mais celui-ci refusa d'administrer les sacrements à moins que la princesse royale ne se séparât de son amant, le comte de Riom. Et malgré l'intervention du Régent, il ne cédera pas. Non, si cet intransigeant ecclésiastique fit édifier le gnomon, ce n'est certainement pas pour sacrifier à une quelconque adoration solaire, c'est plus prosaïquement pour établir le temps idéal pour faire sonner les cloches au moment le plus opportun de la journée. Aussi en commanda-t-il la construction à l'horloger anglais Henry Sully, lequel, toutefois, mourut en 1728, sans avoir pu terminer son œuvre. Il fut seulement en mesure de définir la ligne du méridien sur le sol de l'église. C'est l'Observatoire de Paris qui achèvera le projet un an plus tard.

Schéma simplifié du gnomon de Saint-Sulpice (Wikipedia)

Après cette première étape, Languet de Gergy reprit le projet en 1742, cette fois avec l'objectif de définir avec exactitude l'équinoxe de Pâques. Tâche confiée à Pierre Charles Le Monnier, membre de l'Académie des sciences, ce qu'indique l'inscription à la base de l'obélisque: Ad Certam Paschalis Æquinoctii Explorationem (« pour déterminer avec précision l'équinoxe de Pâques »).
"Le calcul de la date de Pâques est calqué sur celui de la Pâque juive, qui marque la libération des Juifs de l’Égypte et qui, traditionnellement, tombe, dans le calendrier lunaire juif, le 14 du mois de Nisan, le jour de la première pleine lune après l'équinoxe de printemps. Cependant, les chrétiens de Rome avaient un calendrier de douze mois : d'abord le calendrier julien jusqu'en 1582, puis le calendrier grégorien. Depuis le premier concile de Nicée, en 325, l'Église d'Occident avait exigé que Pâques soit célébré le dimanche après la pleine lune qui suit le 21 mars qui, à l'époque, correspondait en effet à l'équinoxe de printemps. Le calendrier julien étant imprécis, le 21 mars tombait dix jours environ après l'équinoxe de printemps, problème qui fut résolu par l'introduction du calendrier grégorien. L'Église chrétienne d'Orient continue cependant à placer le jour de Pâques selon le calendrier julien. Ce que Languet de Gergy voulait vérifier de manière indépendante, c'était la date exacte de l'équinoxe de printemps par le gnomon, afin de déterminer la date de Pâques de manière certaine." (Wikipedia)

La plaque sud et la méridienne en laiton, au sol, et l'obélisque, au fond.
A ce stade, il me faut revenir vers nos terres creusoises, redescendre du Saint-Sulpice parisien vers ce Saint-Sulpice-le-Dunois, d'où nous avons dressé une méridienne joignant Brion à Gartempe. Or, que voyons-nous près de l'axe, un peu avant Gartempe ? Un lieu-dit nommé La Pâque.


Il y a d'ailleurs lieu de s'interroger sur ce nom précis de La Pâque. Car il ne faut pas confondre la Pâque et Pâques, même si ces deux fêtes ont un lien profond. Pâques, fête chrétienne, célèbre la résurrection du Christ alors que Pâque, fête juive, célèbre la sortie d'Egypte. Curieusement, c'est donc la Pâque et non Pâques qui se donne à voir sur notre axe sulpicien.

En revenant vers Angles-sur-l'Anglin, nous allons voir que le texte biblique est là aussi présent. Car je me suis rendu sur les lieux en compagnie de Nunki Bartt, nous avons arpenté les sentiers qui mènent à la Gartempe, vu Remerle, la maison d'Yves Robert, traversé le gué au pied du moulin, non loin du Roc-aux-Sorciers. Nous étions aussi bienheureux qu'Alexandre en son champ de tournesols, quand le bruyant cortège des importuns s'égare dans la campagne, incapable de deviner la liberté masquée par la vêture d'un épouvantail.

Aucun commentaire: