"Tout ça, je le raconte vite, je l'invente mais je sais que tout se déroule aussi vite dans la réalité d'hier ou d'aujourd'hui, et j'imagine comment la journée passe pour Jules et Marie-Ernestine, pour tous les autres, pour Firmin et sa femme. Tout se noie dans le vin rouge, le blanc, le mousseux - du champagne ? On ne sait pas, peut-être que oui. Disons oui. Il y a du champagne et des toasts, des discours, celui bien sûr de Firmin, debout, son verre levé, prononçant, solennel comme un ministre, des vœux de bonheur relayés par ceux d'un parrain, d'une marraine, par le maire qui veut en rajouter sur les qualités des mariés et sur la promesse d'avenir qu'ils portent l'un et l'autre, presque à leur corps défendant."
Laurent Mauvignier, La maison vide, Éditions de Minuit, 2025, p. 249.
J'ai pris cet extrait, j'aurais pu en prendre un autre, pour montrer en quelque sorte la méthode Laurent Mauvignier. Je ne suis pas sûr que le mot méthode soit le bon, mais qu'importe. On voit là comment le je du narrateur, on pourrait dire l'auteur, s'immisce dans le roman : Tout ça, je le raconte vite, je l'invente. A partir des récits entendus dans l'enfance, dans sa jeunesse, d'archives familiales somme toute ténues, l’écrivain Mauvignier tisse son roman, imagine dans les vides laissées par les bribes d'existence qu'il a pu rassembler. Il ne prétend pas à la vérité : Tout se noie dans le vin rouge, le blanc, le mousseux - du champagne ? On ne sait pas, peut-être que oui. Disons oui. J'aime ce disons oui.
Et pourtant, quelle lecture laborieuse fut pour moi celle de La maison vide ! Commencée le 30 octobre, je ne l'achevai que le 2 décembre. Alors qu'un ami avait lu l'épais volume de 700 pages en deux jours, d'une traite. Cela m'a été impossible. Même si j'ai la (fâcheuse ?) habitude de lire plusieurs livres à la fois, je ne pouvais parcourir d'affilée que quelques chapitres. Et je peux comprendre ceux qui ont trouvé le roman ennuyeux (ainsi Alexandre Lacroix, rédacteur en chef de Philosophie Magazine, qui avait cependant aimé le précédent mais s'est fendu d'un pastiche qui lui a valu de sévères retours de bâton, tristement typiques de cette époque*). Non, je ne connus pas l'ennui, je l'avouerai sans difficulté si cela avait été le cas, mais j'errai dans la zone grise qui le précède, jusqu'à ce que j'aborde les cent dernières pages à peu près, et à ce moment-là, je ne sais pas vraiment pourquoi, je fus emporté. L'émotion que je n'avais guère ressenti jusqu'alors (la faute sans doute à ces personnages qui étaient tout sauf attachants) était enfin présente ; la tragédie, dont les origines plongeaient dans les désirs réprimés, l'avidité sans frein, l’humanité absente, broyait inexorablement les corps et les cœurs.
La page 619 témoigne de ce mouvement soudain. Elle commence ainsi :
Ton grand-père avait de grands besoins sexuels
et cette phrase qui résonne prend sens si j'accorde à l’histoire de mes grands-parents cette folie amoureuse qui les réunit et articule tout ce qui va suivre, jusqu'à la destruction irrémédiable de tout - absolument tout.
Le je de l'auteur réapparaît ici, après cette phrase entendue, Ton grand-père avait de grands besoins sexuels, à lui autrefois adressée, phrase qui résonne et l'entraîne dans la narration de l'amour physique des deux ascendants, et ce n'est pas un hasard si l'on retrouve juste après ces mots, vertigineuse, vertige (dont on sait combien ils me sont chers), en une phrase si longue que je ne la retranscris ici même pas tout entière :
Les premiers mois, je vois un désir fou l'un pour l'autre, peut-être davantage que de l'amour - une question de désir, attirance physique, alchimie qui les porte l'un vers l'autre et les fait se retrouver absorbés par le sexe - des heures, des journées entières où ils font l'amour et se reposent et se regardent avec une telle fixité qu'eux-mêmes se font peur à force d'intensité, en voyant chez l'autre non pas du plaisir ou de la joie mais une avidité vertigineuse, incandescente ; ils ne savent pas s'ils font l'amour plusieurs fois de suite ou si c'est une seule et unique fois avec seulement des reflux et le besoin de revenir vers soi pour mieux retourner vers l'autre, comme si l'un et l'autre découvraient l'amour - ce qui peut être vrai, après tout, ils sont très jeunes, vingt ans pour elle, vingt-deux pour lui, et Marguerite est si troublée de connaître ce vertige qu'elle hésite à l'écrire à Paulette, ce que peut-être elle s'abstiendra de faire car elle ne voudra pas la blesser (...)." (C'est moi qui souligne)
La maison vide terminée, j'ai vite enchaîné avec Quelque chose d'absent qui me tourmente, le livre d'entretiens que Mauvignier a accordés à Pascaline David (Minuit, 2025).
"La trajectoire qu’il dessine dans Quelque chose d’absent qui me tourmente s’ancre dans une biographie mouvementée. Travaillé par l’écriture et son rapport au réel, il publie en 1999 son premier roman, Loin d’eux, aux Éditions de Minuit, la maison de Beckett, Duras et Claude Simon." (Quatrième de couverture)
Livre passionnant, que j'ai lu cette fois très vite. Plongée dans le laboratoire de l’œuvre, dans l'athanor de l'écrivain. Dans le dernier entretien, il parle du rôle de l'éditeur dans l'évolution de son parcours : "Je dis souvent qu'un auteur n'a qu'un seul éditeur dans sa vie : celui qui le découvre. Non pas qu'un auteur ne puisse pas changer d'éditeur, qu'il ne puisse pas trouver quelqu'un avec qui le travail sera plus fécond, mais tout de même, la personne qui vous découvre le fait exclusivement par le biais d'un texte. Mais il n'y a qu'un premier éditeur, celui qui vous a découvert." (p. 173)
Et, dans son cas, l'éditeur qui l'a découvert est une femme, Irène Lindon, la fille de Jérôme Lindon : "Irène, par la confiance qu'elle m'a accordée, et aussi parce qu'elle est une des rares personnes avec qui je peux parler de livres, m'a aidé à construire la confiance que j'ai dans mon travail. [...] Irène m'a apporté une exigence de relecture, m'a incité à être plus rigoureux sur ce plan. En général, je regarde les modifications qu'elle me propose, et à chaque fois je vais beaucoup plus loin que ce qu'elle me suggère, comme si elle venait de déverrouiller quelque chose en moi, et ça, ce n'est possible que parce j'ai confiance en elle. Elle m'a d'abord aidé à relire, non pas deux fois, mais vingt, trente fois, avant de considérer que c'était terminé."
Je ne connaissais pas Irène Lindon avant d'avoir lu ces pages. Je termine donc ce livre dans la nuit du 8 décembre, et j’apprends le lendemain qu'Irène Lindon s'est éteinte le dimanche 7. Laurent Mauvignier lui-même a réagi à cette disparition dans un mail publié le 9 dans Libération : "Il y avait, pour Irène, l’idée qu’un auteur n’est pas un écrivain qui fait «des coups», mais une personne qui s’éloigne du bruit et des modes pour cultiver son art, son souci de la forme, son questionnement sur l’art d’écrire, et sur le roman en particulier. Irène m’a aidé à penser la question de l’écriture comme parcours de vie, et non comme simple empilement de livres – c’est pour moi la leçon première des éditions de Minuit, qu’elle a portées à la suite de son père, avec une fidélité et un courage que peu de ses détracteurs lui ont reconnus, quand ils auraient mieux fait de lui envier."
A cette coïncidence je voudrais ajouter ce codicille : le lundi 8 nous sommes allés dans la belle librairie berruyère Bifurcations. Je vérifiai si dans les rayons il n'y avait pas d'autres livres de Caroline Lamarche (dont j'ai si fort aimé Le Bel Obscur). A Arcanes, je n'en avais vu aucun, mais ici il y en avait deux. Je choisis Le Jour du chien, publié dans la même collection Double de Minuit que Quelque chose d’absent qui me tourmente.
L'illustration de couverture m'était familière : il s'agissait du chien de Goya, qui fut matière d'un article en septembre 2021. On pouvait y trouver les photos de deux livres ayant utilisé la même fascinante peinture :
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* "Enfin, les réseaux sociaux ont décomplexé le passage à l’invective. Si vous publiez un avis non consensuel, vous déchaînez les ardeurs. J’ai beaucoup aimé le précédent livre de Laurent Mauvignier, Histoires de la nuit, mais j’ai trouvé La Maison vide ennuyeux (je ne suis pas le seul), et j’ai formulé cette critique à travers un court pastiche sur Facebook – un vieux procédé littéraire. Mal m’en a pris ! Des commentaires virulents ont vite fusé. « Je ne vous aime pas », écrit l’un, comme si c’était la question. « Stupidité et jalousie », ajoute un autre, attaquant non pas le propos mais l’émetteur. Et puis arrivent ces phrases d’une familiarité surprenante de la part de personnes que vous n’avez jamais rencontrées en chair et en os : « Vous êtes définitivement cramé à mes yeux » ou « Prends un laxatif, Alex. » Rien de grave, cela ne blesse pas vraiment tant que chacun reste à l’abri derrière son écran. Cependant, le réflexe de l’injure en ligne déborde à présent dans l’espace public. Ce n’est pas le Web qui offre un exutoire aux frustrations accumulées dans le monde réel, mais la société qui devient le déversoir de la fureur des internautes. Les enquêtes sociologiques confirment qu’on s’insulte plus qu’avant. D’après un étonnant rapport de la Fondation Jean-Jaurès en 2024, près de 8 Français sur 10 déclarent proférer régulièrement des insultes et 12 % le font tous les jours – « connard » et « con » arrivant en tête du palmarès, talonnés par « abruti »." Voir l'article.




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