Le 3 février au soir, j'ai revu pour la troisième fois Blade Runner 2049 de Denis Villeneuve. Les deux premières fois c'était sur grand écran, pour lequel il a été conçu. Cependant, je me suis demandé dès l'ouverture si j'avais fait spécialement attention à l'époque au nom du personnage principal, un réplicant de la nouvelle génération Nexus 9, incarné par Ryan Gosling : K. Abréviation de son numéro de série complet : KD6-3.7. Immédiatement, j'ai songé bien sûr au K de Franz Kafka, qui m'occupe ces derniers temps (mais on pourrait tout aussi légitimement se référer au K de Philip K. Dick, dont le roman Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? est à l'origine de Blade Runner). On est conforté dans cette vue quand la petite amie holographique de K, Joi, après lui avoir suggéré qu'il était spécial, lui dit en souriant : "Je t'appellerai Joe". Joe K, impossible d'en douter, c'est assurément faire écho au Joseph K. du Procès de Kafka.
Ce n'est pas ici un hasard, l'intention du réalisateur est claire, mais j'étais saisi par la coïncidence avec mon propre fil de prospection, d'autant plus que le titre du film, Blade Runner 2049, révélé en octobre 2016, correspond à la date de l'histoire du film, qui se déroule donc 30 ans après celle du premier film de Ridley Scott. Et trente ans est la durée qui me sépare de ce cahier de 1992, où je consignais à La Châtre les résonances avec Kafka.
Joi et Joe K |
J'ai tenté bien évidemment d'en savoir plus : en quoi cet écho à Kafka était-il justifié ? Certains n'avaient pas dû manquer de réfléchir là-dessus. La recherche que je lançais alors m'apprit qu'ils n'étaient pas légion. Mais tout de même, il y avait quelques pistes intéressantes, et tout d'abord Grindhouse Theology, un site qui se veut à l'intersection du cinéma d'horreur et du christianisme orthodoxe, un beau et improbable programme, qui ne peut que me réjouir compte tenu qu'Olivier Clément et Nicolas Berdiaev se rattachaient justement au christianisme orthodoxe . Un article de Ryan Ellington, de février 2018, à travers le film et le roman de Kafka, se posait la question de ce qui faisait une personne. Autrement dit, un réplicant, cet androïde conçu à l'image de l'homme, peut-il être considéré comme une personne ?
L'article est long et complexe, et je n'ai pas l'intention d'en donner un commentaire précis, je resterai superficiel mais je tiens tout de même à citer quelques extraits ouvrant des horizons de réflexion assez stimulants. "Nearly every Villeneuve film, écrit Ellington, to date has been a riff on Kafka, and Blade Runner 2049 is no exception." A la mort de Joseph K., il confronte celle de Joe K, qui a sauvé Rick Deckard (Harrison Ford) des griffes de Luv, réplicante et âme damnée de Niander Wallace, et l'a conduit jusqu'à sa fille, Ana Stelline, avant de mourir sur les marches d'un bâtiment en regardant la neige tomber (c'est l'interprétation la plus courante : en réalité cette fin est plus ouverte, rien ne dit que K, grièvement blessé il est vrai, est effectivement mort).
"The musical cue that plays over his death further drives this home: As K. dies, Roy Batty’s theme swells. He isn’t the “miracle child,” but he will die for the world. He was not born. Like JOI, he was manufactured. But he understands JOI’s perspective now. His name is not K., or his model number. He is Joe. He is a person, and so is JOI. He still won’t run, but not because he is compliant. He’ll die, like Roy Batty, as real, or realer, than Niander Wallace, as human as Deckard(?) or Gaffe. Or, he won’t. He’ll die inhuman. He isn’t human. He doesn’t need be. He is a replicant, which is to say, a person. And that is enough." *
Pour comprendre ce passage, il faut savoir que Roy Batty est le replicant de Blade Runner, joué par Rutger Hauer, célèbre par son monologue final déclamé sous une pluie battante. Quelques instants après avoir sauvé la vie de Deckard, alors même que celui-ci le pourchassait pour le tuer. « J'ai vu tant de choses que vous, humains, ne pourriez imaginer... Des navires de guerre en feu, surgissant de l'épaule d'Orion... J'ai vu des rayons C briller dans l'obscurité, près de la Porte de Tannhäuser... Tous ces moments se perdront dans le temps... comme... les larmes dans la pluie... Il est temps de mourir. »
La notice de Wikipedia précise que Hauer avait réécrit ce monologue le soir précédant le tournage, avec l'accord de Ridley Scott. "Lors d'un entretien avec Dan Jolin, Hauer explique que ces dernières paroles démontrent que Batty voulait « laisser sa marque dans l'existence [...] Le réplicant dans la scène finale, en mourant, montre à Deckard ce dont est fait un homme authentique ». Après que Hauer a fini la scène, l'équipe de tournage a applaudi et quelques membres ont pleuré."
Ce monologue terriblement émouvant, que j'avais déjà consigné ici même en octobre 2017, me frappe aussi par ce rappel du motif de la pluie, qui m' a accompagné ces derniers mois.
Un autre article m'a retenu, que l'on doit au philosophe Jean-Clet Martin, qui livrait le 8 novembre 2017 dans la revue en ligne Diacritik, le texte suivant : Blade Runner 2049 : La vérité d’un film. Là non plus, il n'est pas question que j'en donne une quelconque exégèse (pour laquelle je n'ai guère de toute façon les compétences requises), mais je rebondis sur cette notion de miracle déjà apparue précédemment, miracle évoqué dans la scène d'ouverture où K. vient rendre visite au réplicant Sapper Morton, qui lui dit : "You've never seen a miracle."
Jean-Clet Martin :
"Il faut cependant croire à un miracle. Tel est le mot de l’androïde qu’un « blade runner » nommé K est venu tuer : un blade runner K dans un monde Kafkaïen. K jeté comme entre « Philip » et « Dick » et qui pourrait être comme le frère de Kafka. De quel miracle est-il alors question ? On dira que le miracle n’est plus attendu de ce qui advient dans des corps naturels. Il n’y a pour ainsi dire plus rien à attendre de la vie organique, des hommes vivants encore ici. 2049 est bien le moment de la mort de l’homme et il est possible en effet que nous n’en sommes plus très loin nous-mêmes dans un monde asservi par la Dette et le marché. Où voyons-nous encore des hommes ? La révolution ne sera plus, semble-t-il, celle de l’homme révolté. Camus, c’est encore (ou déjà) d’un autre âge et même l’hypothèse communiste chercherait en vain ses héros. Il n’y a plus d’âme ! Point final, pourrait-on supposer en attendant le mot fin. Mais reste son ombre encore active dans l’espace numérique. C’est là le deuxième élément du film, la « révolution numérique ».
Voici que nous voyons partout des images, des affiches dans les affiches, des hologrammes, tandis que les corps tombent comme d’un sac en plastique. Les corps sont mous, flasques. Ils ont perdu leur chair, baignent dans un liquide amniotique fade. L’esprit est ailleurs. Il est dans une survivance qui n’est plus celle des corps. Il a versé dans l’image. L’âme dans sa part la plus volatile est entrée dans les nombres et a abandonné les hommes qui n’ont plus rien à promettre. C’est dur, mais c’est presque un constat de ce que nous vivons dans un monde dont le soleil n’est pas encore un « soleil vert », mais pas loin de cette destruction généralisée de la planète, de son climat, de sa vie. Alors dans les caves obscures, dans les ruelles profondes, au sommet de vieux hôtels d’une Manhattan – ou, sans doute mieux, Las Vegas – atomisée, ionisée, restent des bouteilles, des marques, des affiches, des spectacles holographiques que seuls pourront encore contempler les machines, les robots qui s’en foutent du taux de radiation de la ville. Rick Deckard (Harrison Ford), comme dans une première méditation métaphysique, nous y attend en compagnie de ses rêves dont il ne doute plus un instant. La vie survit ici sur un mode numérique. C’est triste, c’est noir, mais c’est peut-être ce qui nous attend de par notre propre faute. Version noire de Calderon." [C'est moi qui souligne]
J'ai mis en gras ces dernières lignes car elles viennent percuter de plein fouet une thématique qui a surgi à la fin du mois de janvier, en un de ces étoilements de résonances si proliférant que je les ai nommés super nova (et d'ailleurs l'article qui les mentionne, Summer of love, du 17 décembre 2017, fait allusion
au second article de cette année-là #2 Premier contact, "portant sur le film de Denis Villeneuve où l'héroïne du film doit avoir une fille nommée Hannah, palindrome comme l'Otto du premier article. Anna privée des h est tout autant un palindrome." - Ana, avec un seul n mais toujours palindromique, est le prénom de la fille de Deckard et de Rachel, la "memory-maker"qui doit vivre dans une bulle stérile). Cette thématique est celle du rêve, et il s'est trouvé que l'une de ses branches importantes est liée à la figure de René Descartes (explicitement cité par Jean-Clet Martin dans son article**). Je voulais aller au bout de ce fil lié au cahier de 1992 avant de l'aborder, mais je vois que d'ores et déjà la super nova a étendu ses ramifications jusqu'ici (la preuve en est aussi avec cette figure d'Ana Stelline, qui a le pouvoir de matérialiser ses rêves, grâce à une machine et une technologie d’holographie, avec des souvenirs authentiques porteurs d'émotions humaines. Elle suscite ainsi une scène où des enfants soufflent les bougies d'un gâteau d'anniversaire).
The Memory Maker machine manipulée par Ana Stelline |
Un troisième article, découvert aujourd'hui même, a retenu mon attention : The heritage futurism of Blade Runner 2049, par Andrew Reinhard, du département d'Archéologie de l'université de York, qui dit d'emblée du film qu'il est le plus archéologique qu'il ait jamais vu. Si la définition traditionnelle de l'archéologie est qu'il s'agit de l'étude de l'histoire humaine par le biais de fouilles et d'analyses d'artefacts et autres vestiges physiques, il affirme que Blade Runner 2049 le fait sur film : "Alors que nous devenons de plus en plus numériques et post-humains, l'archéologie de nos choses change pour s'adapter au synthétique et à l'immatériel." Dans un souci, dit-il, de simplicité, Rainhard passe en revue ce qu'il appelle l'archéologie du film dans l'ordre d'apparition des choses. Encore une fois, je ne serai pas exhaustif et je renvoie seulement à quelques entrées de cet inventaire.
Prenons la scène d'ouverture avec Sapper Morton. Le survol de Los Angeles et des terres agricoles environnantes révèle un monde en ruine, désertique. Cependant, écrit Reinhard, la ferme de Morton est pleine de choses qui rappellent le milieu du XXe siècle : une cuisinière à gaz, une marmite en fonte, un piano droit, des planchers de bois : "On apprend plus tard que le bois est une denrée précieuse, et devient un symbole pour le film. Les choses les plus "réelles" pour les personnages sont toujours en bois. Pour Morton, c'est sa maison et l'arbre à l'extérieur, symbolisant une vie intérieure riche et un riche passé. Pour K. c'est son cheval jouet en bois. Pour l'héritier spirituel du créateur de répliquants Eldon Tyrell, les bureaux de Niander Wallace sont lambrissés de bois précieux. Le bois a une permanence ; le numérique est temporaire."
Selon Oliver Castle, dans un article de 2013, Deckard est-il un réplicant?, « C’est dommage qu’elle ne vivra pas. Mais encore une fois, qui le fait » à comprendre soit comme un « Elle ne sera jamais heureuse (vivre pleinement sa vie), mais qui l’est » ou plus littéralement « Elle va mourir. On meure tous ». La plupart des débats sur la Replicantitude de Deckard sont nés de cette phrase, répétée juste avant le noir final. A ce moment de la scène, Gaff se casse, laissant à Deckard une occasion de s’évanouir avec Rachel. Pas très professionnel… (même en admettant que c’est un humain, le laisser partir avec un Nexus, ça fait pas sérieux de sa part) Le rappel de la licorne à Deckard sonne désormais comme un « Je sais, maintenant tu le sais, profites-en ça va pas durer ».
Bon, je ne suis pas arrivé au bout de l'article, et les interrogations ont tendance à se diffracter dangereusement... Faisons une petite pause, je reviendrai sur tout cela dans un prochain billet.
Et Chagall ? Eh bien repoussé encore une fois. Décidément...
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* Traduction (celle de mon smartphone) : "Le signal musical qui joue au-dessus de sa mort pousse encore plus loin cette maison : Alors que K. meurt, le thème de Roy Batty enfle. Il n'est pas "l'enfant miracle", mais il mourra pour le monde. Il n'est pas né. Comme JOI il a été fabriqué. Mais il comprend maintenant le point de vue de JOI. Son nom n'est pas K., ni son numéro de modèle. Il est Jo. C'est une personne, tout comme JOI. Il ne se présentera toujours pas, mais pas parce qu'il est docile. Il mourra comme Roy Baty, aussi réel, ou plus réel, que Neander Wallace, aussi humain que Deckard (?) ou Gaffe. Ou, il ne le fera pas. Il mourra inhumain. Il n'est pas humain. Il n'a pas besoin de l'être. C'est un réplicant, c'est-à-dire une personne. Et cela suffit."
** Le nom même de Rick Deckard évoquerait aussi selon certains René Descartes, "dont les travaux affirment un dualisme radical entre l'âme et le corps, et refusent d'accorder à l'animal la faculté de penser. Ces questions font écho aux réflexions sous-jacentes au film de Ridley Scott." (Wikipedia)
1 commentaire:
Il y a un point commun entre Dick et Perkins: tous deux ont été amoureux de Victoria Principal, héroïne de Dallas. Si Dick ne l'a jamais rencontrée, c'est à Victoria que Tony doit d'avoir rejoint le clan des hétéros.
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