mercredi 27 janvier 2021

Lagneau pensa une fois de plus qu’il n’y avait pas de hasard

Aux sept merles qui dansaient cet après-midi dans ta cour,

Louis Dandrel est mort. Sans doute ce nom ne dira-t-il pas grand chose à la plupart d'entre vous, à moins que vous ne soyez passionné de musique, et encore pas n'importe laquelle. Et je ne peux que trouver cela très normal, car moi-même qui suis loin d'être un mélomane, je ne connaissais pas Louis Dandrel avant 2017. Simplement, il se trouve que j'ai commencé cette année-là une fiction en 52 épisodes, un par semaine de l'année, mis en ligne chaque dimanche. L'ensemble, rassemblé en volume sous le titre Barbe-Bleue ne passe pas le dimanche, devait faire l'objet d'une édition papier à l'automne 2020, mais le Covid a rebattu les cartes. Bref, quel rapport, me direz-vous, avec Louis Dandrel ? Eh bien, c'est que le premier personnage de ce feuilleton*, qui s'inscrivait dans le cadre de l'année 1967, cinquante ans plus tôt donc, se nommait précisément Louis Dandrel :

"Il n'alla pas plus loin sur l'instant. Louis Dandrel, dit Loulou, étudiant en sociologie, émergeait au premier jour de l'année 1967 d'une soirée de réveillon qui avait dû être apocalyptique car il avait beau fouiller sa mémoire, il n'en conservait aucun souvenir. Ou plutôt faudrait-il dire que ces souvenirs s'arrêtaient à l'arrivée de toute la bande chez Sylvie Bréguier, dans son petit appart de la place Plumereau. Après c'était le trou noir."

C'est mon ami Kinkiste le Tubiste qui m'a affranchi : Louis Dandrel était un musicien, compositeur, ancien journaliste au “Monde” et ancien directeur de France Musique entre 1975 et 1977. Je l'ignorais complètement, le nom s'était imposé à moi dès la conception de la fiction. Dans mon cahier de notes de l'époque, j'avais d'abord opté pour Chantrel, ce qui évoquait d'ailleurs plus directement la musique (la chanterelle étant la corde d’un violon, d’une basse, etc., qui  a le son le plus aigu), avant de me déterminer, je ne sais pourquoi, pour Dandrel. La coïncidence est d'autant plus étrange que Dandrel fut aussi designer sonore et qu'il travailla en collaboration, de 2009 à 2013, avec le plasticien Daniel Buren, sur l’environnement sonore du tramway de Tours. Or, ce premier épisode se déroule à Tours, où un couple de bourgeois est retrouvé égorgé dans son sommeil, boulevard Heurteloup.

Louis Dandrel, compositeur et journaliste musical, en juin 2011 à Paris. JEAN-BAPTISTE MILLOT

Il n'est pas impossible, bien entendu, que j'aie enregistré un beau jour ce nom dans mon inconscient. Comment savoir ? En tout cas, cette identité de noms me posa sur le moment un problème de conscience : ne devais-je pas changer ce nom appartenant à une personnalité connue en un autre, parfaitement inconnu ? J'ai hésité à revenir sur mon premier choix, ce Chantrel qui après tout eût tout aussi bien convenu. Mais voilà, je m'étais déjà habitué à Dandrel. C'était là le nom du personnage, il n'y avait pas à barguigner, et qu'importe si cela se télescopait avec un nom existant. Et d'ailleurs, qui connaissait Louis Dandrel ? A part Kinkiste, personne d'autre ne releva la coïncidence tout au long de cette année 2017.

A lire aujourd'hui les nécros de différents sites et journaux, je me félicite presque d'avoir gardé le nom. Louis Dandrel s'y révèle un être attachant : "J’ai rarement croisé dans ma carrière, dit la productrice Jeanine Roze, un homme aussi brillant et intelligent, un rêveur extraordinaire. Un mélange qui faisait que le rêve devenait réalité." Vincent Rémy écrit de son côté : "C’était un bonheur de connaître Louis Dandrel. À chaque fois, une apparition sereine. Toujours d’humeur égale, un petit sourire au coin des lèvres, et résolument à l’écoute. Des autres, de la vie, du monde. Être à l’écoute, ce n’était pas seulement le métier qu’il s’était choisi, c’était un mode d’être. Il avait sûrement signé il y a bien longtemps un pacte avec la musique et le monde sonore, qui le lui rendait bien : Louis Dandrel était un éternel jeune homme. Le même visage et la même silhouette à jamais inchangés. La même gentillesse. Avec lui, l’âge n’avait aucun sens. La passion qui l’animait réduisait les années à néant."

Éternel jeune homme, voilà qui convient bien à Loulou, mon personnage, 21 ans en 1967 (cette année-là, le vrai Louis Dandrel, né le 11 janvier 1939, a seulement 28 ans), révolutionnaire quelque peu inconséquent, mais profondément gentil et sympathique.

L'aventure continue : j'apprends plus tard, en 2018 je crois, que Fabienne Pascaud, directrice de la rédaction de Télérama, est la femme de Louis Dandrel, et qu'ils possèdent une maison dans l'Indre, dans la commune du Menoux, très précisément. Or, si le roman débute en Touraine, il se termine en Berry : le climax étant situé près du petit village de Chavin, à la date du 12 novembre 1967 , l'inspecteur Lagneau prend un filou en filature :

"Lagneau se glissa à l’extérieur. Un petit jardinet, une grille verte et il se retrouva sur la rue. Réginal s’apprêtait déjà à remonter dans sa voiture. Une ID 19 bordeaux.

Lagneau n’avait qu’une crainte : que cette foutue 404, qui avait démarré avec difficulté ce matin-là au sortir de l’hôtel, ne lui claque dans les doigts. Mais ce ne fut pas le cas, il prit la filature de l’ID19, cent vingt mètres derrière, une Dauphine bleue intercalée. Après quelques kilomètres sur la grand route, Réginal obliqua à gauche vers Chavin, puis prit plusieurs petites routes qui obligèrent Lagneau à suivre de plus près pour ne pas perdre le contact. Enfin, la voiture bordeaux emprunta une étroite vicinale où l’herbe poussait au milieu du gravillon. Une pancarte indiquait Le Repaire. Lagneau pensa une fois de plus qu’il n’y avait pas de hasard."

Comme on peut le vérifier, Chavin est juste à côté du Menoux. D'ailleurs, Le Menoux faisait partie primitivement de la paroisse de Chavin, et ne fut érigé en paroisse indépendante qu'en 1790. 

C'est chez lui, atteint de la maladie d'Alzheimer, que Louis Dandrel s'est éteint le 22 janvier, entouré de ses fils et de sa femme.

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* La fiction faisait partie d'un projet plus large qui se nommait Heptalmanach, défini sur une page spécifique de ce site. J'en extrais le passage suivant :

"#2      Parallèlement, s'imposa un autre désir d'écriture : reprendre, sur le vénérable site des Tasons, avec l'an nouveau, une nouvelle série de fictions brèves du dimanche, sur le modèle de la fiction 1913 qui m'avait occupé pendant toute l'année 2013. Un cahier des charges de taille modeste avait régi les 52 épisodes, ordonné autour d'un certain nombre de personnages récurrents et d'une référence obligatoire à l'actualité du jour précis, un siècle avant le dimanche de publication.

#3       Allais-je explorer sur le même mode l'année 1917 ? Je n'en avais pas envie, car l'année était à mon sens trop marquée par la guerre, et je ne me voyais pas reprendre mes personnages de 1913, car certains avaient bouclé la boucle, et leur destin était maintenant trop connu. C'est alors que j'ai eu l'idée de remonter d'un demi-siècle seulement en arrière : donc en 1967. Tout comme 1913 précédait la Grande Guerre, 1967 précédait 1968 qui, avec les événements de mai, allaient bouleverser l'Histoire, que l'on s'en réjouisse ou que l'on s'en afflige. Et puis c'est cette année-là que, personnellement, j'allais avoir sept ans. Une thématique autour du chiffre 7 commençait à s'imposer sérieusement.

#4     Pouvais-je mener de front les deux chantiers d'écriture ? Je cherchais obscurément un moyen de les relier. Et puis voilà que j'achetai L'almanach du ciel de la revue Ciel § espace, qui catalysa le projet : j'allais rédiger un almanach découpé sous la forme 52/313. 52 épisodes de la fiction 67, correspondant aux dimanches, restent 313 jours dans cette année 2017.
          Une petite manipulation numérologique m'indiquait par ailleurs que 5+2 = 7, et que 3+1+3 = 7 également. 313, nombre palindromique, soit dit en passant, c'est-à-dire pouvant se lire à l'identique dans les deux sens. Je reviendrai plus tard sur cet aspect.
          Almanach est aussi le mot qui succède à alluvion dans le Dictionnaire historique de la langue française, dirigé par Alain Rey. Il vient de al manah, "calendrier", transcription romaine d'un mot arabe d'Espagne (une telle origine métissée n'est pas pour me déplaire).

#5     Les 313 jours de semaine verront donc des chroniques dédiées à l'exploration d'un attracteur étrange, dans la définition duquel je me réserve d'entrer dans le premier numéro de la série 313. Il n'est pas impossible que de cet attracteur à la fiction 67, des rapports se tissent, ce qui serait bien dans la logique de l'affaire (ils ne seront pas forcément explicités, il importe de laisser du grain à moudre au lecteur).
          Ceci dit, à cette heure, rien n'est encore écrit, à part un vague synopsis pour la première fiction, et un canevas pour les quatorze premières chroniques : c'est dire si le projet est encore fragile, et qu'il peut capoter piteusement. Annoncer la couleur est peut-être une façon de se motiver pour dégager l'énergie nécessaire pour tenir sur toute cette longueur de temps (qui me semble effrayante quand j'y pense).

#6       Cet almanach fondé largement sur le chiffre 7 sera donc nommé Heptalmanach. "

 


mercredi 20 janvier 2021

Lupin et les Innocentes

Dans la nuit du 13 au 14 janvier, je fis un rêve dont il me resta deux images très fortes : un paysage de buissons tout d'abord, ou plutôt de hautes herbes ou de graminées, d'où le danger pouvait sortir à tout instant. Comme dans un champ de maïs, la visibilité y était très réduite. Dans un éclair, il me sembla voir comme un guerrier en faction. Mais c'est comme si la menace était restée sans lendemain. L'autre image forte, sans rapport explicite avec la première, est celle de quatre figures noires disposées autour d'un espace clos. Quatre silhouettes enveloppées dans des drapés sombres, hiératiques, que je dessinais rapidement au matin sur mon cahier bleu, en ajoutant en note qu'elles étaient peut-être nées de ce film poignant vu la veille, Les Innocentes, d'Anne Fontaine.

 

En effet, lorsque je fis une recherche d'images autour du film, je tombai sur l'affiche, qui coïncidait bien avec mon rêve, à part la coiffe blanche : mes figures étaient complètement noires et le visage était d'ailleurs indistinct.

Ce même jour, je revisionnai le DVD de Saint Jacques La Mecque, le film de Coline Serreau, pour y retrouver le A du rêve de Ramzi et j'eus la grande surprise d'y voir pratiquement la figure noire de mon propre rêve.


Elle apparaît une première fois dans le rêve de son ami Saïd. Qui la poursuit, saute après elle une petite rivière d'un bond surnaturel, et finit par la rejoindre dans le pré, où elle se transforme alors en un cheval noir.

La seconde apparition a lieu dans le second rêve de Ramzi, il y retrouve le A gigantesque qui s'avançait vers lui, mais ce A se mue justement en cette figure noire, qui n'est autre, on le comprend alors, que la mère de Ramzi, dont on apprendra ensuite qu'elle est morte pendant le pèlerinage - nouvelle terrible que Saïd n'apprendra à Ramzi que sur le rivage de l'océan, au bout du parcours.

Incidemment s'intriquaient ma constellation autour du A et les étranges figures de mon rêve. Mais revenons un instant sur l'affiche du film d'Anne Fontaine : les deux actrices polonaises encadrent le LES du titre, elles portent le même prénom, Agata. Trois A. Les deux acteurs français les encadrent à leur tour, Lou de Laâge, avec ses deux a étonnants, et Vincent Macaigne, deux a aussi. Le film est par ailleurs basé sur l'histoire vraie de Madeleine Pauliac (trois a là encore), médecin et résistante française pendant la Seconde Guerre mondiale. C'est le général de Gaulle en personne qui l'avait chargée  du rapatriement de plus de 500 000 ressortissants français, bloqués sur les territoires occupés par l’Armée soviétique. Le 26 février 1945, âgée de 33 ans, Madeleine est envoyée en Pologne, où elle est nommée médecin-chef de l’hôpital français de Varsovie, dans un bâtiment désaffecté de la Croix-Rouge. 

"Lors de ces missions, Madeleine Pauliac tombe sur un couvent isolé à une trentaine de kilomètres de Varsovie. Là-bas, éloignées de tous, les nonnes ont vécu l’enfer : sous l’occupation nazie puis soviétique, les religieuses ont été violées à plusieurs reprises par des soldats des deux camps. Si une vingtaine ont été tuées, les plus jeunes ont survécu mais certaines sont tombées enceintes et ont besoin de soins médicaux. Le Dr Pauliac leur promet alors l’anonymat et des soins pratiqués en toute clandestinité pour obtenir leur confiance et les aider. Mais Madeleine doit aussi s'occuper des nouveaux-nés, rejetés par leurs mères religieuses. Alors avec l’aide d’Arthur Bliss Lane, ambassadeur des États-Unis et Louis Christians, président de la Croix-Rouge polonaise, elle va mettre au point un plan d’évacuation pour les enfants nés au couvent. Elle va mêler les bébés des religieuses avec les autres orphelins polonais qui sont rapatriés en France. Ainsi, ces enfants seront placés anonymement dans des familles d’accueil françaises. C’est de cet épisode plein de courage et de dévotion dont la réalisatrice Anne Fontaine s’est inspirée pour son film Les Innocentes. Madeleine Pauliac meurt tragiquement dans un accident de voiture, sur une route enneigée près de Varsovie le 13 février 1946." (Cf. Vanity Fair)

Je n'en avais pas terminé pour autant avec les figures noires. Le lendemain, 15 janvier, je regarde le cinquième épisode de la série Lupin, avec Omar Sy, la série française qui cartonne, paraît-il, à l'international. Hier, Gilles Boizeau, des éditions de La Bouinotte, avait raison de déclarer sur Facebook que Lupin aimait le Berry : 

"Dans "l’Aiguille creuse", Beautrelet, jeune détective sur les traces de Lupin, passe par Cuzion avant de se rendre chez le notaire d'Eguzon. Il lui explique que "le pays lui plaisait et que, s'il trouvait une demeure plaisante, il s'y installerait volontiers avec ses parents" !
Mieux encore, le personnage qui aurait inspiré Lupin à Maurice Leblanc était un véritable gentleman -anarchiste- cambrioleur. Alexandre Jacob, c'était son nom, a fini sa vie dans une petite maison de Reuilly dans l'Indre." *

Il se trouve aussi que j'ai beaucoup écrit, en 2017, à propos de Maurice Leblanc et Arsène Lupin. L'article sur L'Aiguille creuse, du 7 avril 2017, est l'un des plus consultés du site (cinquième position aujourd'hui, cf. la barre latérale droite). Entre autres, j'y mettais en correspondance le château de Crozant, où Leblanc plaçait le château de l'Aiguille, et la fameuse aiguille d'Etretat.

 

Dans le cinquième épisode donc de la série, l'intrigue se déplace précisément à Etretat, où Lupin/Omar convie son fils et son ex-femme Ludivine Sagnier. Attention, je spolie un chouïa l'affaire : il échappe à une tentative de meurtre dans le train, et se retrouve donc sur le front de mer avec ses deux amours. Tout va bien apparemment, sauf que ce jour est particulier : c'est en effet la fête d'Arsène Lupin (l'événement est fictif) et la plage est remplie de fans arborant la tenue noire et le chapeau haut-de-forme du gentleman-cambrioleur, tenue que Lupin/Omar a offert à son fils. Celui-ci descend, habillé donc en Lupin, sur le rivage tandis qu'Omar essaie de persuader son ex de lui donner une nouvelle chance.


L'aiguille d'Etretat est au fond de la photographie, mais prêtez attention aux deux silhouettes dans le coin droit en bas. Ce sont deux figures noires lupinesques. Soudain, Ludivine Sagnier s'affole de ne plus voir Raoul, leur fils. La recherche angoissée au milieu d'une foule de Lupins tous semblables ne peut être que vaine : Raoul a été enlevé. Et c'est sur ce cliffhanger que s'achève provisoirement la série.



A travers ces figures noires et ces différentes histoires, que ce soit celle des religieuses polonaises, ou celles de Ramzi ou de Lupin, c'est la thème de la perte qui finalement s'impose : perte d'innocence, perte des personnes aimées. 

Je voudrais finir par une photo de cette femme admirable qu'était Madeleine Pauliac. Le très beau film d'Anne Fontaine ne montre pas tout ce qu'elle a accompli, souvent au péril de sa vie, pendant et après la guerre.

Madeleine Pauliac, 1931

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* Et il ajoutait que son histoire était à "(re)découvrir dans le numéro 66 (pages 17 à 21) de La Bouinotte, le magazine du Berry, sous la plume de
Jean-Marc Desloges
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samedi 16 janvier 2021

"A"

Le 17 décembre dernier, je découvre Saint Jacques La Mecque, un film de Coline Serreau sorti en 2005. Deux frères et une soeur apprennent qu'ils ne toucheront l'héritage de leur mère que s'ils font ensemble le  pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle depuis le Puy-en-Velay. Le problème est qu'ils se détestent autant qu'ils détestent la marche. Le pactole étant quand même substantiel, ils se résignent tout de même à l'équipée. Guy, leur guide (Pascal Légitimus), les accompagne en même temps que cinq autres pélerins dont  Camille, une lycéenne, Saïd, un lycéen amoureux de Camille, ainsi que son cousin Ramzi, auquel il a fait croire qu'ils se rendaient à La Mecque. Le film, bien que tourné dans de magnifiques paysages (dont l'Aubrac chère à mon coeur), n'éblouit pas par ses jeux d'acteurs, et je vois dans la notice de Wikipedia qu'il a été honoré de prix peu flatteurs : le Bidet d'Or du titre 2006 et le Gérard du Cinéma 2006 de la Plus mauvaise tentative d'un comique dans un rôle dramatique pour Muriel Robin. Ce qui n'est pas très juste par ailleurs, car ce rôle de la soeur interprété par Muriel Robin ne se veut pas un rôle dramatique. En revanche, le jeune acteur qui joue Ramzi, Aymen Saïdi, a eu une nomination pour le César du Meilleur jeune espoir masculin.

C'est justement autour de cet acteur que s'inaugure une nouvelle constellation ordonnée par l'Attracteur étrange.

Dans l'une des séquences oniriques du film, où les pèlerins écrasés de fatigue sont sujets à des rêves fantastiques pendant leurs nuits dans les refuges, Ramzi voit un gigantesque A majuscule s'avancer vers lui. Le jeune homme ne sait pas lire, et ce sera l'un des enjeux du film que cette carence.

Le lendemain, nouveau film. Vu sur Arte : La particule humaine, du cinéaste turc Semih Kaplanoğlu. De la science-fiction assez contemplative, présentant, dans un futur proche, une Terre bouleversée par un brusque changement climatique menaçant l'équilibre alimentaire de la planète, tous les organismes génétiquement modifiés périclitant pour des raisons inconnues. Erol Erin (Jean-Marc Barr), généticien spécialiste des semences, va rechercher dans la région des "Terres Mortes", le professeur Cemil Akman, un savant marginalisé dans lequel Erin voit un dernier espoir. Un film qui là encore n'a pas recueilli l'assentiment unanime de la critique. Jacques Mandelbaum, dans Le Monde, parle de "récit vide et désincarné" tandis que Marcos Uzal, dans Libération, évoque une "fable lente et indigeste (...) qui livre une réflexion simpliste sur le monde en déliquescence". Jugements sévères que je ne partage qu'en partie. Je préfère l'approche de Jean-Michel Frodon (dans Slate) qui, même s'il relève très justement que le titre français, et le slogan qui accompagne la sortie, «L’univers entier est humain»,  tire le film "vers un anthropocentrisme assez plat et très discutable", il ne rend pas justice à ce qui se joue sur l’écran. 

Il relève ce qui m'avait aussi frappé avec évidence, à savoir l'influence majeure d'Andreï Tarkovski, avec cette Zone de Stalker qui est "le grand référent visuel, dramatique et symbolique du film de Kaplanoglu, où passent aussi des réminiscences de Nostalghia, avec les corps dérivants à la surface de l’eau, et du Sacrifice, avec l’arbre qui brûle."

Kaplanoglu revendique d'ailleurs cette influence  : un internaute turc a d'ailleurs relevé dans une vidéo les références très explicites de Grain (le titre original) avec les films du grand cinéaste russe.


Frodon concède qu' "En racontant un monde marqué par les tragédies migratoires et les manipulations transhumanistes et où la catastrophe environnementale est bien l’horizon décisif, La Particule humaine touche juste dans ses prémisses." Puis il ajoute : " Mais dans ce monde, le nôtre donc, les quêtes intérieures matérialisées dans des espaces hantés apparaissent désormais comme des coquilles vides, des impuissances à penser et à agir, des échappées poétiques ou mystiques sans prise au-delà d'une dénonciation convenue –aussi impressionnantes soient-elles esthétiquement."

Si je suis d'accord sur l'anthropocentrisme du film (une position que l'on ne saurait reprocher à Tarkovski, bien plus subtil sur le sujet), je suis plus dubitatif sur cette idée de coquilles vides qui renverrait finalement toute quête mystique au néant. Mais qu'importe, ce que je pense n'a de toute façon que peu d'importance. Toujours est-il que cette "dénonciation qui débouche sur une quête mystique " forme la légende de la dernière photo de l'article, qui se trouve être à peu près la dernière image du film :


Dans la figure tracée au sol, elle-même enclose dans un cercle, il m'a semblé reconnaître un A. Mais il est vrai que d'autres lignes s'originent d'un point central. Je n'ai rien trouvé dans les critiques du film qui se hasarde à donner une quelconque interprétation de cette image finale. J'ai alors tenté une nouvelle recherche googlisante "Kaplanoglu  + bugday" (titre du film en turc), qui m'a conduit en premier lieu sur le site aa.com, ce qui m'a paru fort cohérent...

Ignorant du turc évidemment, je n'en étais pas plus avancé sur l'herméneutique de l'affaire. Le croissant de lune près de la circonférence m'a fait songer au disque de Nebra, mais il n'y a point de lignes sur ce célèbre objet de bronze datant d'environ 1600 av. J.C.


Je ne sais plus si j'ai fait dès ce soir-là le parallèle avec le A du film de Coline Serreau, mais le lendemain, une autre émergence imposa définitivement le thème de cette lettre première. Et ce fut dans le Libération du 19 décembre 2020, à travers un article de Philippe Lançon (un autre habitué de ces pages), Les cantates de Zukofsky, "A" monument du poète objectiviste. Cela commence ainsi :

"Les poètes courent après la musique, mais la rejoignent-ils ? Ce sont rarement des anges musiciens. Certains toutefois s’en approchent. Les uns, par la mélodie ; les autres, par la structure. Le poète objectiviste américain Louis Zukofsky (1904-1978) est l’un de ceux qui sont allés le plus loin dans la structure. Son long poème en 24 chants, «A», a été composé de 1928 à 1974. Il recouvre une vie d’homme, et, si l’on en croit son auteur, il est sa vie même. A est la première lettre de l’alphabet ; c’est aussi le début d’une vie et du monde ; c’est enfin la lettre qui devient l’esprit."

Les éditions Nous proposent la première traduction intégrale de cette oeuvre.


Je le commandai la semaine dernière, mais ce pavé s'accompagnait d'un volume bien plus modeste, mais tout à fait délicieux, publié aux mêmes éditions Nous, celui de Jacques Barbaut, dont je découvris l'existence le 26 décembre, à travers une note de son site Barbotages, daté du 3 juin 2020, et dont j'ai oublié le chemin de hasard (malicieux) qui m'y conduisit : 

"Après que A As Anything, écrit en « mots anglés », fut publié — le premier titre édité chez Nous — en 2010, et alors que nous étions « sous Sarko »,

Apparut alors cet épiphénomène, décliné en titre et sous toutes ses facettes et variantes : La  France a perdu son triple A.

(Il s’AgissAit d’une rétrogrAdAtion d’une Agence de notAtion économique.)

— Je venais pourtant de le lui rendre.

(Mais, comme on le dit en langage de boxe ou de judo : nous ne luttions pas dans la même catégorie…)"

Le triple A n'était-il pas dans les nom et prénom mêmes de jAcques bArbAut* ?  

J'y ai retrouvé sans surprise (je l'ai lu quasiment à sa réception, contrairement  à "A", qui me demandera, je pense, plusieurs mois) une page consacrée à Louis Zukofsky, que je me permets de reproduire ici pour les besoins de la cause :


Curieusement, Jacques n'indique pas que ce vaste poème se nomme "A".

L'image de la page 73 est le A de Geoffroy Tory, évoqué page suivante, imprimeur-libraire né à Bourges en 1480, un berrichon comme moi donc, avec une citation de son livre sans doute le plus important, Champ fleury. Au quel est contenu l’Art et Science de la deue et vraye Proportion des Lettres Attiques, qu’on dit autrement Lettres Antiques, et vulgairement Lettres Romaines proportionnees selon le Corps & Visage humain (Paris : 1529), ouvrage qui décida François Ier à le choisir comme imprimeur officiel en 1531. Une exposition lui a d'ailleurs été consacrée à la bibliothèque de Bourges du 20 septembre 2019 au 18 janvier 2020. Le A était là encore au cœur de la présentation :

 

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* Dont le dernier opus traite justement des noms propres : C'est du propre, Traité d'onomastique amusante (je ne l'ai pas encore lu celui-ci). Le 2 décembre, dans l'article Ah ! Ah ! il poste une photo de vitrine de librairie où il côtoie le "A" de Zukofsky.

 


Qu'il commente ainsi : "Hasard des rencontres ad hoc de vitrine — de haut en bas et de gauche à droite —, sont cités, évoqués, entrechoqués, mis en scène dans C’est du propre : George Orwell (Eric Blair), Victor Segalen (le Maître-du-Jouir), une « lecture des Pierre », Emmanuel Hocquard (Un privé à Tanger)…", sans mentionner donc le "A" zukofskien...