jeudi 31 mars 2022

Another woman

Mon histoire
C'est l'histoire d'un amour
Ma complainte
C'est la plainte de deux cœurs
Un roman comme tant d'autres
Qui pourrait être le vôtre

Gens d'ici ou bien d'ailleurs
C'est la flamme
Qui enflamme sans brûler
C'est le rêve
Que l'on rêve sans dormir
Un grand arbre qui se dresse
Plein de force et de tendresse
Vers le jour qui va venir


C'est l'histoire d'un amour éternel et banal
Qui apporte chaque jour tout le bien, tout le mal
Avec l'heure où l'on s'enlace
Celle où l'on se dit adieu
Avec les soirées d'angoisse
Et les matins merveilleux


Histoire d'un amour, compositeur Carlos Eleta Almaran (1955)


Le dernier chapitre du livre magnifique de Murielle Joudet, titré "La locataire", ne porte pas sur un film de John Cassavetes, mais sur un des derniers grands rôles de Gena Rowlands, offert par un autre New-Yorkais, Woody Allen. Dans Another woman (Une autre femme), en 1988, elle interprète une brillante professeur de philosophie, Marion Post, qui a sous-loué un appartement dans le centre de la ville pour écrire un nouveau livre. Il se trouve que le mur de séparation d'avec le cabinet d'un psychanalyste comporte une bouche d'aération par laquelle on peut entendre les confessions des patients. Pour ne pas être dérangée, Marion recouvre la grille à l'aide de deux coussins, se remet au travail et finit par s'endormir à sa table. Un coussin ayant glissé, elle est réveillée par une voix féminine et elle est vite saisie par le récit qu'elle surprend : "Je me suis réveillée au beau milieu de la nuit. Les heures ont défilé, je voyais des ombres bizarres. J'ai commencé à avoir des pensées troublantes sur ma vie... Elle ne me paraissait pas réelle. Une vie basée sur le mensonge, et pleine de mensonges fortement ancrés en moi que je ne saurais vous dire qui je suis réellement. [...] Pendant un instant, c'était comme si un voile s'était levé et que je pouvais me voir clairement." " Dans un champ contrechamp, décrit Murielle Joudet, la caméra passe de Marion à la grille d'aération, puis elle revient sur Marion, mais cette fois-ci à la faveur d'un lent panoramique, comme si la voix de la patiente et le visage de la locataire étaient désormais liés, en rapport. Et il faut se fier à ce que l'on voit à l'image : de l'autre côté du mur, juste une voix, qui interrompt le récit maîtrisé de Marion pour lui substituer son exact opposé : celui, éploré et angoissé, d'une femme qui cherche ses mots et sa vie. Et ce qu'on voit dans le plan, sur le visage de Rowlands, c'est que l'autre femme est dans sa tête." (p. 327)



Cette scène est le point de départ d'une complète remise en question chez Marion : le désarroi de Hope, la jeune femme en cure (Mia Farrow), "fait écho au sien, le retrouve là où il était : enseveli sous le récit officiel. [...] Ce qu'elle est, ce qu'elle fait, ce qu'elle a : tout sera balayé au profit d'une autre version de Marion, plus cabossée, moins triomphante. C'est que la Reine des femmes a oublié d'intégrer le raté à sa partition, et qui se rappellera à elle par les multiples face-à-face avec d'autres femmes, et surtout, par cette étrange psychanalyse indirecte que sa voisine lui impose à travers le mur."(p. 331)



Je n'ai jamais vu Une autre femme, et la médiathèque ne le possède pas. Dommage. En attendant de me le procurer, je me plonge dans d'autres films, pour assouvir cette soif de cinéma qui me dévore en ce moment. Je ne pense plus à Allen lorsque je choisis dimanche soir de regarder Deux Moi de Cédric Klapisch, sur France 2. Je ne l'ai pas vu à sa sortie en salles, je laisse l'histoire venir à moi, celle de deux trentenaires affrontant leur solitude et leur difficulté d'être dans deux appartements contigus, mais n'appartenant pas au même immeuble et disposés de telle manière que, même postés au même moment sur leur balcon, ils ne peuvent se voir. Ils ne cessent ainsi de se croiser sans se reconnaître tout au long du film, et l'on devine bien que la rencontre va se faire mais elle ne cesse d'être différée. En fait, elle ne sera possible que quand l'un et l'autre auront déjà dépassé les obstacles intérieurs qui les rendaient aveugles au monde. 
Malgré tout, en quelques points nodaux du film, le contact s'établit. A travers un petit chat blanc recueilli par l'un puis par l'autre, mais aussi (Klapisch s'est-il inspiré ici de Woody Allen ? impossible de le savoir) à travers une chanson interprétée par Gloria Lasso que Mélanie (Ana Girardot) écoute dans son bain, que Rémy (François Civil) entend par une bouche d'aération de son propre appart, et qu'il va rejouer un peu plus tard, à la grande surprise de Mélanie. L'aller-retour du chant (L'histoire d'un amour) préfigure la rencontre à venir. Dans un entretien, Klapisch revient d'ailleurs sur sa place dans le film : "Alors que le constat le plus apparent dans les médias est de penser que nous vivons dans une période de tensions, de dépressions, de haine et de conflits apparents. J’ai senti que justement dans ce genre de période il fallait parler du besoin d’amour. Pourquoi même quand tout va mal, il reste toujours cette envie profonde de rencontre et cette « force d’attraction » ?… C’est ainsi que j’ai eu l’idée de décrire le long parcours parfois chaotique qui amène à une rencontre. Ce film c’est comme dans la chanson de Gloria Lasso, c’est « l’histoire d’un amour » ou plus précisément la préhistoire de « juste avant l’amour », étudier ce qui se passe juste avant une rencontre…"



Autre point commun essentiel avec le film de Woody Allen : la place éminente de la psychanalyse. Rémy et Mélanie consultent chacun de leur côté, dans des cabinets à l'atmosphère très différente, Camille Cottin d'un côté pour Mélanie, François Berléand de l'autre pour Rémy (les deux psys se rejoignant d'ailleurs également à la fin du film à l'occasion du départ à la retraite de Berléand, qui aura fait émerger auparavant le problème principal de Rémy, le deuil non accepté, le déni de parole de ses parents à la mort de sa petite soeur Cécile, à sept ans, d'un cancer précoce - cancer qui est au centre des recherches de Mélanie, qui travaille dans un labo explorant la voie de l'immunothérapie).



Murielle Joudet insiste bien dans son essai sur la grande attention que Woody Allen porte aux espaces de vie de sa ville. Les acteurs l'intéressent bien sûr mais il s'intéresse encore plus, selon ses propres dires, à l'ensemble du cadre. : " Plans larges, travellings, lents panoramiques sont les outils d'un artiste cherchant à capturer l'esprit des lieux : jamais des personnages ne se sont autant émerveillés d'une vue, d'un parc, d'un vieux cinéma, ou tout simplement d'habiter New York." On pourrait écrire presque la même chose de Klapisch, qui voulait aussi avec ce film faire un nouveau portrait de sa ville natale, Paris qui change et qui demeure. Il a ancré sa fiction dans le Xème arrondissement, dans la perspective de Montmartre et du Sacré-Coeur.



New York, Paris. Il se trouve que le new-yorkais Edward Hopper est venu vivre à Paris en octobre 1906. Installé 48, rue de Lille, il écrit à sa mère : « Je ne crois pas qu’il existe sur terre une autre ville aussi belle que Paris, ni un peuple qui apprécie le beau autant que les Français ». "Du coin de sa rue, écrit Catherine Guennec/ Jo Hopper, il pouvait apercevoir le Sacré-Coeur, ce grand "vaisseau blanc" "flottant au-dessus de la ville" ou "cette grosse meringue" bouchant le ciel de Montmartre." Il s'éprend de Félix Vallotton, d'Alfred Marquet, découvre Manet, Renoir, Degas, et peint en plein air à la manière des impressionnistes, des tableaux où déjà les êtres humains se font rares.


Stairway at 48 Rue de Lille, Paris, 1906. © Whitney Museum of American Art, New York

Le Quai des Grands Augustins, 1909. © Whitney Museum of American Art, New York

Il y a un plan du film souvent repris dans les articles critiques, parce qu'il en exprime bien la thématique de la solitude, que je ne peux m'empêcher de mettre en rapport avec un des tableaux les plus célèbres de Hopper, peut-être son tableau préféré, selon Catherine Guennec, à savoir Second Story Sunlight, créé à Cape Cod entre la fin août et la mi-septembre 1960.


Second Story Sunlight, Edward Hopper, 1960, © Whitney Museum of American Art, New York

Bien sûr, il ne s'agit pas d'une stricte copie, et je ne crois pas une seconde que Klapisch a songé à Hopper en composant son plan, mais dans les deux oeuvres les personnages regardent vers l'extérieur depuis leur balcon sans rien partager. L'excellent site Artifexinopere propose une intéressante analyse du tableau de Hopper, où il serait comme une variante de Sea Watchers (1952) où le peintre aurait décalqué la composition femme/homme en une composition vieille femme/jeune femme.



Selon l'auteur du site, si l'on regarde à plat, en faisant abstraction de la perspective, "les deux femmes apparaissent maintenant séparées, chacune devant sa maison. Même la terrasse commune se révèle une illusion perspective : ce que le tableau montre réellement, ce sont deux rambardes disjointes."

Ces deux femmes ne seraient-elles pas en somme comme Marion et Hope, les deux femmes du film de Woody Allen, proches et lointaines (le modèle unique de la peinture n'est-il pas Jo, la femme du peintre ?). Oh, il y aurait bien sûr beaucoup d'autres choses à dire, mais je finirai aujourd'hui par le dernier paragraphe du livre de Murielle Joudet, si juste et émouvant :
"Finalement Marion écrit, travaille, se concentre et avance, mais pas tout à fait comme au début. Elle n'a pas retrouvé son état de quiétude initiale, on sent autre chose : qu'elle s'est levée et s'est assise juste à côté de la femme qu'elle pensait être. Cette efficacité triomphante, cette assise inébranlable, ce n'était pas une image juste : des femmes et des hommes qui travaillent, écrivent, qui aiment et sont aimés. Pouvoir aimer et travailler, ce n'est pas un dû, ça ne vient pas au réveil, c'est un prodige de chaque jour, qui nous arrive au bout d'un tunnel de folie et d'épuisement. C'est un spectacle qu'on prépare, qu'on apprend, qu'on répète et qu'on rejoue - qu'on rate aussi - soir et matin, avec les autres."


lundi 28 mars 2022

On aurait dû dormir

"Mais si je pense aux Oiseaux d'Alfred Hitchcock, c'est vrai que je ne peux pas me cantonner à l'amour, je suis obligée aussi de parler de la peur, les deux s'entrelacent, c'est à la fois une histoire d'amour entre deux personnages et une histoire de peur, on a d'autant plus peur pour les héros qu'ils sont épris l'un de l'autre, fragilisés et auréolés et fortifiés par leur amour naissant, un amour qui leur permet de lutter plus activement contre l'invasion des oiseaux, l'amour est donc tout aussi indispensable que la peur même si c'est plutôt cette dernière qui, dans le film, nous tient en haleine (...)"

Olivia Rosenthal, Les oiseaux reviennent, in toutes les femmes sont des Aliens, Verticales, 2016, pp. 69-70

En allant chercher à la médiathèque le livre d'Olivia Rosenthal, je ne me suis pas cantonné à ce seul livre. Comme d'habitude, j'ai succombé à d'autres attirances, et tout d'abord à cette biographie de Gena Rowlands, écrite par Murielle Joudet, et qui a reçu le prix 2021 du Livre de cinéma (je me demande pourquoi je précise ça, car je me fous à peu près complètement des prix littéraires et ce n'est certainement pas pour cette raison que j'ai emprunté ce livre, non, et ce n'est pas non plus parce que j'ai une fascination toute particulière pour Gena Rowlands, la femme et l'actrice principale de John Cassavetes, parce que, tout simplement, je n'ai pour ainsi dire vu aucun Cassavetes, alors que j'ai toujours eu l'impression paradoxale (magie tordue des lectures et des extraits glanés ici et là au fil des ans) de bien connaître son cinéma... bref, c'est complètement idiot, mais l'objet livre conçu par les éditions Capricci m'a beaucoup plu, la couverture, la typo, le format, ce fut un désir immédiat, fermons la parenthèse).


Et c'est le livre d'une autre femme, Catherine Guennec, que j'ai embarqué aussi, un volume de la collection "Le roman d'un chef d'oeuvre", aux éditions des ateliers Henry Dougier, les heures suspendues selon Hopper, enquête autour du tableau Cape Cod Evening, terminé le 30 juillet 1939. La date n'est pas anodine, ma mère est née le 8 juillet 1939. Peu de temps après, la guerre allait éclater et mon grand-père Julien appelé sous les drapeaux. Prisonnier dans une ferme en Allemagne, il ne reviendra qu'en 1945, et ma mère découvrira à six ans un homme qu'elle n'aura vu jusque-là que sur des photos. Sur ce tableau de Hopper, France-Culture a consacré une émission en 2014, épisode deux d'une série de cinq : Cape Cod Evening, ou l'incommunicabilité dans le couple. Sur le site, le résumé commence ainsi : "Une scène de l'Amérique rurale. La femme semble perdue dans ses pensées, l'homme indifférent. Avec cette toile, Hopper inaugure l'un de ses grands thèmes que l'on retrouvera parmi ses nombreuses oeuvres : la solitude au sein du couple."

La solitude se trouve bien être aujourd'hui le problème existentiel de ma mère, mais ce n'est pas celle qui est au sein du couple, non, c'est celle qui a surgi de la fin du couple. De 1959 à 2020, mes parents ne se sont pas quittés, mais Pierre, mon père, est décédé en octobre 2020 des suites d'un avc. Et à cette solitude soudaine, ma mère ne se résout pas, la maison lui est maintenant trop grande, et la vie lui semble de plus en plus dépourvue de sens. Elle avait pris l'habitude d'inscrire la date du jour sur une petite ardoise dans la cuisine, au départ c'était pour mon père, qui perdait de plus en plus la mémoire immédiate, et elle continuait ce petit rituel malgré son départ. L'autre jour, l'ardoise était vide. C'était comme si le temps n'avait maintenant plus d'importance.


J'avais trois livres, c'était bien suffisant, mais les bibliothécaires avaient installé une table consacrée à l'Ukraine, et je n'ai pu me retenir de fourrer dans ma besace le Lexique de mes villes intimes, de Yuri Andrukhovytch (Noir sur Blanc, 2021), sous-titré Guide de géopétique et de cosmopolitique. Ce n'est pas un guide touristique, on le devine, mais une évocation sensible de quarante-quatre villes arpentées par l'auteur (l'édition ukrainienne originale contient 111 villes...), parmi lesquelles, comme on s'en doute, certaines sont aujourd'hui sous les bombes russes : Kharkiv, Lviv, Kyiv... 

Entre ces trois livres, que j'avais choisis pour des motifs différents, lus et terminés dans les jours qui ont suivi (sauf le livre ukrainien, encore en cours à cette heure), se sont tissés des liens, mais l'un d'entre eux est comme le réceptacle et le point convergent de ces connexions : le Gena Rowlands de Murielle Joudet.

Dans le petit essai sur Hopper, Catherine Guennec donne la parole à la femme du peintre, Joséphine 
Verstille Nivison
, dite Jo, peintre elle-même, née à Manhattan en 1883, et qui exposa aux côtés de Man Ray, Modigliani et Picasso, avant de rencontrer Edward Hopper en 1924, et de se mettre entièrement à son service, sacrifiant sa propre carrière. Modèle exclusif de son mari, agent, imprésario, elle continue de peindre, mais dans l'ombre, et quand elle lègue à sa mort en 1968, dix mois après celle d'Edward, plus de 3000 oeuvres au Whitney Museum, ce legs comprend aussi ses oeuvres personnelles. L'historienne Gail Levin découvre en 1976 que celles-ci ont été dispersées, données à des hôpitaux ou à l'université. Le musée n'a jamais cru à la valeur de l'oeuvre de Jo, alors que certains tableaux tardifs et non signés ont été conservés parce qu'on les a attribués de manière fautive à Hopper lui-même. 

La relation entre Ed et Jo était souvent explosive : "Entre nous, c'était intense, dès le début, mais très vite nous ne nous sommes recherchés que pour mieux nous écorcher. On s'agaçait, on s'engueulait et on se tapait dessus. Par ma faute, souvent, je l'avoue, mais il était si exaspérant, si entêté. Jamais content. Grincheux. Macho. Je n'avais même pas le droit de prendre la voiture. Et surtout, il pouvait rester des jours entiers enfermé en lui-même, sans parler, ce qui fait le don de me rendre folle." Le vieux couple silencieux devant la jolie Maison Blanche de Cape Cod Evening, c'est évidemment Jo et Ed : "Un vieux couple éteint comme il y en a eu des centaines, des milliers, des millions..." Plus loin : "Se perdre... en ville, à la campagne. A la réflexion, au fin fond de leurs toiles, tous ses personnages ressemblent à des enfants perdus. Regardez à nouveau le couple de Cape Cod Evening, pétrifié de solitude dans les herbes hautes. N'ont-ils pas l'air passablement égarés ces deux-là aussi ? " Et le paragraphe suivant ajoute : "Nous sommes tous des enfants perdus, c'est cela qu'il pensait, oui, c'est sûrement cela. "Lonely crowd. Poor lonely crowd." Autrement dit, cela est précisé en note : le titre d'un livre célèbre du sociologue David Riesman, Lonely Crowd (1950), traduit en français sous le titre La foule solitaire (1964).


Or, nous retrouvons  David Riesman dès la page 15 du livre de Murielle Joudet, dans un premier chapitre qui ne traite pas du tout de l'actrice Gena Rowlands, mais qui va éclairer d'une certaine manière tout son parcours. Premier chapitre qui s'intitule Bienvenue à Levittown, et qui se penche sur l'entreprise des frères Levitt, qui proposèrent après-guerre un standard de maison en banlieue, selon des méthodes de construction de masse héritées du fordisme. Maisons "toutes semblables en dehors de quelques variantes de façade : quatre pièces et demie étendues sur une parcelle de 20 x 35 m. Deux chambres, une salle de bain, un salon, une cuisine tout équipée dotée d'une fenêtre qui donne sur un jardinet "où la mère pourra surveiller ses enfants en toute sécurité", précise William Levitt. Une distance invariable de 18,28 m sépare chaque maison, et la télévision, qui remplace la traditionnelle cheminée, fait même partie des murs - fenêtre sur le monde, elle est l'accessoire indispensable des Etats-Unis d'après-guerre."

Les débuts de Levittown à New York

Il faudrait consacrer un article entier à ce phénomène qui entraîna dans son sillage une vaste migration de la population blanche vers les banlieues (avec la ségrégation raciale qui l'accompagnait : les Levitt refusant l'entrée de leurs cités aux Noirs, de peur de voir déserter leurs clients blancs), mais je suis contraint d'abréger et vais directement à la citation de Riesman par Murielle Joudet :

"Dans le jargon sociologique et sous la plume de David Riesman, auteur de La Foule solitaire, célèbre étude sur le conformisme américain publiée en 1962, l'individu "extro-déterminé" est né et habite forcément à Levittown : enfermé entre les quatre murs de sa maison, épié par sa famille, ses collègues, ses voisins et son poste de télévision. Comme l'écrit Riesman, "les relations de l'individu avec le monde extérieur et avec lui-même passent par l'intermédiaire des communications de masse"; il cherche les principes de son comportement en dehors de lui-même et finit inévitablement par se conformer à une norme extérieure, érigée et figée pour de bon par ces médias, intériorisée par ceux qui l'entourent et qui regardent les mêmes programmes, lisent les mêmes journaux, achètent les mêmes produits. Levittown, en parfait symbole de cette société d'abondance qu'est devenue l'Amérique d'après-guerre, donnait corps à cet individu qui n'est finalement que l'émanation d'une convergence de regards."


Une manifestation près de Levittown, en Pennsylvanie, visant à empêcher des familles afro-américaines d’acheter des maisons, en 1957.

Les Oiseaux ne sont pas seulement un film de Hitchcock, c'est également le titre d'une nouvelle de Bruno Schulz, un écrivain et dessinateur polonais déjà évoqué ici. Il est question de Bruno Schulz dans le chapitre émouvant que Yuri Andrukhovych consacre à Drohobytch, une ville aujourd'hui ukainienne près de Lviv, où Shulz naquit en 1892 et où il fut abattu en pleine rue par un SS le 19 novembre 1942. Andrukhovych raconte comment il est entré dans ce qui fut la plus grande synagogue de Galicie : "Je me souviens du moment où nous sommes entrés sous ses voûtes en ruines. Et comment une nuée affolée d'oiseaux inconnus a jailli au-dessus de nos têtes./ Mais n'en parlons pas. Leur place est dans Les Oiseaux de Bruno Schulz."
De celui-ci, il écrit que "Nul autre n'est mort avec une précision topographique aussi transparente, avec un effet de présence aussi déchirant dans sa ville et dans son lieu. Nul autre ne gisait, déjà mort, en plein centre-ville à l'angle des rues Mickiewicz et Czacki, plusieurs jours et nuits durant, avant que son corps, court et frêle, durci dans le froid de novembre, ne soit jeté dans une fosse commune juive, au fond même de l'autre Drohobytch, le souterrain. Nul autre parmi ceux qui ont leur monument à Drohobytch n'est mort ici."

Bruno Schulz est cité par Murielle Joudet dans son analyse d'Opening Night, dont elle dit que c'est "la première oeuvre de Cassavetes à penser la vocation artistique du couple, le métier d'acteur et à ressasser sa filmographie dans un exercice d'autoréférences qu'on lui aurait cru étranger." La citation est celle-ci, extraite des Boutiques de cannelle : "Nous placerons notre ambition dans cette fière devise : un acteur pour chaque geste. Pour chaque mot, pour chaque acte, nous ferons naître un homme spécial. Tel est notre goût, et ce sera un monde selon notre bon plaisir." Plus précisément, ce passage est issu d'une nouvelle intitulée Traité des mannequins ou la seconde Genèse.

Murielle Joudet ne revient pas sur la citation de Schulz dans la suite de son propos, mais celui-ci comporte un étrange écho avec cette scène terrible évoquée par Andrukovytch, du corps de Schulz abandonné plusieurs jours sur le pavé de la rue, scène qu'il reprend et sur laquelle il achève d'ailleurs ce chapitre, un des rares où il délaisse à peu près le ton humoristique qu'il adopte la plupart du temps. Parmi les autoréférences du film, Murielle Joudet cite la répétition d'un geste où Maurice (John Cassavetes) doit gifler Myrtle (Gena Rowlands), et qui n'est autre qu'une citation de Minnie et Moskowitz et, "plus particulièrement, du tournage de la scène où Cassavetes, qui joue l'amant de Minnie, la gifle brutalement. Rowlands était restée trop longtemps allongée au sol jusqu'à effrayer l'équipe technique, le cinéaste s'en est souvenu : "L'équipe pensait que c'était réel ! Ils ont bondi pour me retenir. Ils m'ont jeté de ces regards après cette scène ! Gena est une actrice tellement merveilleuse. Elle est restée par terre après cette scène. Elle est restée allongée."



Opening Night incarne, selon Murielle Joudet, l'apothéose de cet art de la chute : Gena Rowlands n'est jamais tombée aussi éloquemment, aussi souvent et n'a jamais mis autant de temps à se relever. Quelques pages plus loin, elle écrit encore qu'il est le film qui la prend au mot et au corps, elle qui, selon  Ray Carney, compara fréquemment le fait de jouer et celui d'être un "médium", "un transmetteur", "d'entrer en transe", ou encore "d'être habitée par des fantômes". Avec Opening Night, "les fantômes apparaissent, et l'espace se structure comme elle l'a toujours voulu. Depuis ses premiers rôles, elle est devenue souveraine, créatrice : l'espace naît sous ses pieds. Que Myrtle monte ou descende, Opening Night laisse l'étrange impression d'un film se situant dans un monde souterrain, secret, un underworld qui correspond moins à une réalité objective que psychique - cette impression provient sans doute de l'absence totale de fenêtres dans le film. Et cet espace est modelé par Gena Rowlands, qui, comme une taupe, le creuse de ses allées et venues. L'anti-maison Levitt : les pièces et les murs ne préexistent jamais à Myrtle, ils s'ordonnent de la voir arriver - l'emboîtement des pièces, soumis à sa réalité intérieure, paraît à peu près infini."

Outre la correspondance que l'on peut pointer entre ce monde souterrain et le Drohobytch souterrain évoqué par Andrukhovych avec la mort de Schulz, il en est une autre que l'on pourrait relever entre cette anti-maison Levitt modelée par l'actrice et un autre passage de l'auteur ukrainien, où il affirme que Shulz aime l'exotisme et que Drohobytch ne lui suffit pas, jusqu'à en devenir douloureux. "S'il en parle, écrit-il, c'est d'un Drohobytch en quelque sorte plus grand que nature. Le mot "grand", ici, ne concerne pas, bien évidemment, l'espace physique. Lire Schulz, c'est découvrir un Drohobytch plus grand (profond ? secret ? imaginé ?). Dans la dernière partie du Traité des mannequins, on trouve une des clefs pour le comprendre : « Savez-vous, disait mon père, qu’il y a dans les vieux logements des pièces dont on a oublié l’existence ? Abandonnées depuis des mois, elles dépérissent entre leurs murs, et il arrive qu’elles se renferment sur elles-mêmes, se recouvrent de briques et, irrémédiablement perdues pour notre mémoire, perdent elles-mêmes peu à peu l’existence. Les portes qui y conduisent, sur le palier d’un vague escalier de service, peuvent échapper si longtemps à l’attention des habitants, qu’elles s’enfoncent et pénètrent dans le mur, où leurs traces s’effacent, confondues avec le réseau des fissures et des fentes. »



Maison de Bruno Schulz, Marc Sagnol (1956) Drohobycz, Galicie, Ukraine.

Enfin, c'est encore dans le cadre du cinéma que se trame la dernière résonance dont je voulais rendre compte, qui va nous renvoyer au Bambi d'Olivia Rosenthal.  C'est une recherche autour de la personne même de Murielle Joudet qui me conduisit sur un blog, rapportant un entretien le 12 septembre 2012, avec la jeune critique âgée alors seulement de 21 ans, et qui témoignait déjà d'une réflexion avancée ainsi que d'une érudition remarquable. Dès l'entame du dialogue, elle parlait comme Olivia Rosenthal de ce rapport de l'enfance au cinéma, aux affects de peur et même de terreur qu'il peut déclencher :

"Au fond, rien de plus cinéphile qu’un enfant, parce que les enfants entretiennent des rapports de compulsion avec les œuvres que certains « cinéfous » arrivent encore à entretenir, ce qui n’est pas mon cas – j’ai aussi des films qui m’obsèdent, mais que je n’ai vu que trois fois. Je me souviens qu’étant enfant, le cinéma c’était des histoires et de la terreur, j’approchais avec les films d’une idée assez précise de la mort et de la perte, en même que je cultivais un véritable fétichisme pour certains détails. C’est surtout que les Disney préparent bien le terrain, une sorte d’antichambre hollywoodienne, exactement comme Tex Avery : l’idée que le cinéma hollywoodien ne serait que des variations autour du thème du petit chaperon rouge, autour du loup et de la rousse. Les princesses Disney sont très sexy : le soutien-gorge en coquillage d’Ariel la petite sirène, le moelleux des lèvres de la Belle au bois dormant, le ventre de Jasmine et les bretelles de son haut qui n’arrêtent pas de tomber, les cheveux au reflet bleu de Pocahontas. Tout ceci est sexuellement très violent. 
Mais pour revenir à la terreur, il suffit de voir n’importe quel Disney, ça parle de ça : Dumbo, Les 101 Dalmatiens, Bambi, Le Roi lion, Blanche-Neige, c’est la perte, toujours la perte. Il y a aussi toujours une image traumatique, une image de trop (elle manquera par la suite chez le cinéphile adulte), qui se faufile dans les Disney, que ce soit le visage catastrophé de Cruella avec les yeux exorbités, celui de la sorcière vieille de Blanche Neige, Mufasa qui se fait tuer, Bambi qui perd sa mère, La belle au bois dormant qui touche la pointe de la quenouille : une image, totalement flippante, qui fait que tu te sers un peu plus sous ta couette. Sentiment de mort que j’ai eu ensuite devant Le Seigneur des anneaux,Titanic, Moulin Rouge, et qu’il m’arrive d’avoir encore mais assez rarement, uniquement avec Spielberg je crois. Puis au moment compulsion et terreur succède le moment accumulation et fétichisme – le cinéphile est alors adulte." (C'est moi qui souligne)

 


Tippi Hedren dans « Les Oiseaux » d’Alfred Hitchcock (1975)

A la fin de son texte sur Les Oiseaux, Olivia Rosenthal raconte un rêve, et là encore c'est dans une maison que ça se passe, mais pas n'importe quelle maison, une maison en travaux, inachevée, qu'elle ne peut encore habiter:
 
"Je parcours le couloir central, aveugle et sombre, troué régulièrement par des embrasures de portes. Je les pousse l'une après l'autre. Chacune débouche sur une pièce vide. A l'intérieur, il y a des pigeons morts entassés. Je referme les portes sans entrer, je continue à avancer. Je finis par être dehors. Je refuse de retourner dans la maison. On m'y oblige. Je marche dans le couloir. Il n'y a plus d'oiseaux morts dans les pièces. La maison est terminée. C'est là, dans l'une des pièces aménagées en salon, que je vois Les Oiseaux. (...)"


jeudi 24 mars 2022

Bambi & co

"La musique adoucit les moeurs, c'est ce qu'on m'avait appris. Et on m'avait aussi appris à ne pas mentir. On me faisait croire que le mensonge est le pire des vices pour me cacher qu'on l'utilisait à grande échelle afin de maintenir l'équilibre. J'ai fait cette découverte en voyant Bambi de Walt Disney. Mon premier traumatisme. On y entendait de belles mélodies, des voix sirupeuses louaient le bonheur de la vie sylvestre, je n'ai plus jamais voulu revoir le film. Et il s'en est fallu de peu pour que je ne retourne plus jamais au cinéma."

Olivia Rosenthal, Bambi & co, in toutes les femmes sont des aliens, Verticales, 2016, pp.109-110


Une de ces dernières nuits, je me suis réveillé à quatre heures du matin. Avec une idée en tête, obsessionnelle : Bambi. Sans doute y avais-je pensé avant, dans la journée qui précédait, je ne sais plus vraiment, mais là les images de Bambi s'imposèrent au point de me tirer du sommeil, et je me souvins d'un texte puissant d'Olivia Rosenthal qui évoquait le film, texte que j'avais découvert au tout début de 2017, au commencement du projet Heptalmanach qui devait couvrir l'année entière. J'allais sans tarder chercher le cahier bleu où j'avais recopié trois passages, dont deux avaient finalement trouvé place, bien plus tard, dans le 154ème article, Dead Man et Bambi, avec cette photo extraite du film de Jim Jarmusch.


On s'en doute, Maurice Genevoix n'était pas bien loin : c'est qu'il y a au moins un point commun important, essentiel, entre le dessin animé et La Dernière Harde, c'est la mort de la biche, la mort de la mère de Bambi, la mort de la mère du Rouge. On pourrait en voir un autre dans les figures tutélaires du Grand Prince de la forêt et du vieux cerf des Orfosses, qui prennent d'une certaine façon le relais de la mère assassinée par les chasseurs.

Je suis allé à la médiathèque quelques jours plus tard et j'ai réemprunté le volume, que j'ai relu avidement. J'en avais oublié, bien sûr, nombre de détails, y compris celui-ci : revoyant le film, quarante-cinq ans plus tard, transgressant un interdit, Olivia Rosenthal a été surprise de constater que l'épisode qui avait occupé une si grande place dans son enfance, la mort de la mère, "était si rapide, si insignifiant." Elle revient sur le mensonge familial : "Au lieu de montrer le couple papa maman comme un noyau indestructible qui trouve son contentement unique dans l'observation de son faon, prunelle de ses yeux et réussite objective d'un amour physique qui pourrait sans cela apparaître comme indécent, on découvre horrifié que papa maman ne sont jamais ensemble sur l'écran."Et, plus loin : "On nous a menti. On nous a caché quelque chose. On nous a fait croire, pour la conservation de l'espèce, de la nécessité de procréer à deux, d'éduquer à deux, de penser à deux et de jouir à deux alors qu'on peut faire les mêmes choses tout seul." La phrase qui vient immédiatement après me semble capitale : "Contrairement à l'Anschluss ou la Nuit de cristal, pour ne retenir que des événements à peu près contemporains du film, la mort de la mère n'est donc pas une catastrophe, d'ailleurs elle ne s'accompagne ni d'un changement d'esthétique, ni d'une métamorphose de Bambi."(C'est moi qui souligne).

Rappelons que l'Anschluss, l'annexion de l'Autriche par le Reich allemand, et la Nuit de cristal, série de violents pogroms contre les Juifs, ont eu lieu en 1938, respectivement le 12 mars et la nuit du 9 au 10 novembre. 1938, c'est l'année où Maurice Genevoix boucle l'écriture de La Dernière Harde, et sa jeune épouse, Yvonne Montrosier, meurt précisément le 9 novembre 1938 d'une maladie de coeur. On pourrait penser qu'Olivia Rosenthal est bien approximative lorsqu'elle parle d'événements à peu près contemporains du film, car celui-ci ne sort que le 13 août 1942 à New York, mais ce serait oublier qu'il a connu une longue gestation. Bambi, dont le projet démarre en 1935,  devait ainsi être le second long métrage du studio, et sortir à la période de Noël 1938. Mais Blanche-Neige, sur les écrans en 1939, consomma beaucoup d'énergie, et trois autres longs-métrages d'animation verront le jour avant Bambi : Pinocchio (1940), Fantasia (1940) et Dumbo (1941).

Bambi, bande-annonce originale (1942)

Mais que ce soit 1938 ou 1942, cela au fond ne change pas grand chose : "Il faut dire, 1942, poursuit Olivia Rosenthal, ce n'est pas une bonne date pour choisir une forêt noire comme décor exclusif d'une histoire de biches. La forêt n'est pas un lieu propice à la distraction, c'est dans la forêt qu'ont lieu les pires exactions surtout dans ces forêts où les chênes, les sapins et les bouleaux alternent. On a de mauvais souvenirs avec les forêts quand on est né après 1945 et ces souvenirs, même s'ils ne sont pas personnels, empoisonnent et parasitent notre vision."

Curieusement, l'écrivaine ne fait aucune référence à la source même du film, qui aurait parfaitement étayé son propos : le livre de l'auteur autrichien Félix Salten, Bambi, l'histoire d'une vie dans les bois, paru en 1923. Macha Séry, dans Le Monde du 16 juin 2016, écrit que les critiques de cinéma de l'époque* "virent dans le long-métrage une réflexion métaphorique sur la guerre, après l’attaque de Pearl Harbor. Eussent-ils connu le destin du roman de l’Autrichien Felix Salten (1869-1945), dont le film était issu, ils n’auraient pas manqué de souligner la dimension visionnaire d’une œuvre bannie par les nazis en 1936 pour cause d’« allégorie du sort des juifs en Europe ». Un fait qui aura échappé à Walt Disney, dont les sympathies pour le IIIe Reich demeurent un sujet de controverse."

Succès littéraire immédiat, le livre est aussitôt traduit en France par les éditions Fayard (dans une ­version cependant tronquée). Je me suis demandé si Genevoix en avait eu connaissance mais toutes mes recherches sur ce point de détail n'ont rien donné (la seule personne qui relie un tant soit peu les deux écrivains est le dessinateur blogueur Stanislas Gros, dans un billet du 27 mars 2019). Ceci dit, cela n'aurait rien de surprenant, mais il faut surtout préciser que La Dernière Harde, postérieure de quinze ans à Bambi, n'en est absolument pas un plagiat.**

Macha Séry souligne combien le film a éclipsé l'oeuvre originale. Tombée dans le domaine public en 2015, elle a été exhumée par les éditions Rivages, et retraduit dans sa version intégrale. "L’occasion, dit-elle,  de la découvrir sous un jour plus poli­tique que sa version hollywoodienne. « La nature de Disney est belle parce qu’elle ne veut rien dire. Celle de Felix Salten fascine pour une raison exactement inverse – parce qu’elle est saturée de ­symboles, de murmures et de sous-entendus », souligne Maxime Rovere," dans la préface de ce nouveau Bambi. 



Felix Salten, de son vrai nom Siegmund Salzmann, petit-fils d’un rabbin orthodoxe, était un intellectuel en vue au début du XXe siècle, admiré autant par Sigmund Freud que par Stefan Zweig. Il fut aussi le disciple du père du sionisme, Theodor ­Herzl (1860-1904), et collabora à Die Welt, le journal que celui-ci avait fondé en 1897.

Les nazis ne s'y étaient pas trompés : nombre de passages du livre font manifestement écho à l’histoire des juifs ashkénazes :

« Personne ne se sentait plus en sécurité, car tout cela avait lieu en plein jour. Cette terrible détresse, dont on ne voyait pas la fin, répandait la rancœur et la barbarie. Elle réduisait à néant tous les usages, elle minait la conscience, anéantissait les bonnes mœurs, ­détruisait la confiance. Il n’avait plus ni pitié, ni repos, ni retenue. “On peine à imaginer qu’on a connu des jours meilleurs”, soupira la mère de Bambi. »

On pourrait mettre ici en parallèle tel ou tel passage des Falaises de marbre, qui expriment la montée de l'épouvante :

"Lorsque les bruits coururent d'émeutes dans la Campagna, il sembla que ce fussent les anciennes querelles de l'esprit de vengeance qui se ravivaient, mais l'on apprit bientôt qu'elles étaient assombris de traits nouveaux et insolites. Le noyau d'honneur barbare, qui avait atténué la violence, allait se perdant ; il ne restait plus que le simple crime. On avait aussi l'impression que dans les ligues des clans s'étaient glissés des espions et des agents venus des forêts pour s'emparer d'elles à des fins étrangères. De tout temps, par exemple, quand on découvrait à un carrefour un cadavre, la langue fendue d'un coup de poignard, on savait qu'un traître venait de succomber aux vengeurs postés sur son chemin. Après la guerre d'Alta-Plana, on pouvait aussi rencontrer des morts qui portaient de telles marques ; mais chacun savait désormais qu'il s'agissait de victimes de la pure cruauté."

Dans la suite de son texte, Olivia Rosenthal porte son attention sur Le Livre de la jungle, et relie in fine les deux films de Disney, en revenant sur la thématique de la famille, dans cet extrait que j'avais déjà cité en 2017, mais qui prend à cette heure encore plus de résonance : 

"En y repensant, je comprends mieux aujourd'hui l'absence complète des hommes dans Bambi, menace permanente mais menace invisible, je comprends qu'en 1942 Walt Disney ne savait plus comment représenter les hommes, sous quel costume, avec quel uniforme, alors qu'en 1967 il a trouvé un nouvel ennemi en la personne encore inoffensive de l'homme sauvage, de l'homme nu, il désigne cet ennemi, celui qui fera la révolution sexuelle avec ses compagnons hippies et il l'anéantira in extremis en le faisant convoler en justes noces avec une coquette. Il fait de Mowgli le représentant de la famille, de l'héritage et du bonheur conjugal en même temps qu'il le transforme en futur chasseur, en futur tueur de la mère de Bambi. Comme quoi les morts de la Seconde Guerre mondiale pèsent, non seulement sur les forêts tempérées, mais aussi sur les jungles lointaines." (pp. 148-149)


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* A noter aussi que toujours à la sortie du film en 1942, l’Association des chasseurs américains exigea – sans succès – que les projections fussent précédées d’un avant-propos réhabilitant les armes à feu et les tueurs de gibier.


mardi 22 mars 2022

Le roman de Tapageaut

"L'odeur de la bête inconnue avait empli peu à peu le hallier, une odeur fade et pénétrante qu'il ne devait plus oublier. Contre ses jambes toutes droites, pareilles à des poteaux noirs, marchait une autre bête au poil blanc gadrouillé* de feu. C'était un petit animal, courtaud de pattes, dodu de ventre, qui traînait aussi après soi une odeur insupportable, tenace, fétide, une odeur ennemie."

Maurice Genevoix, La Dernière Harde, Garnier-Flammarion, p. 46.

C'est à travers la perception du jeune faon de sept mois à peine, encore aux mamelles, et en tout premier lieu par la force térébrante des odeurs éprouvées par celui qui deviendra le grand cerf Rouge, que s'introduit dans le roman le couple de l'homme et de son chien, du piqueux La Futaie et de son Tapageaut, encore presque un chiot, à la recherche de la biche fugitive. Maurice Genevoix a en somme choisi son camp, et c'est celui de la bête traquée : "(...) le faon au pelage rouge avait appris ce que c'était qu'un chien, le cri d'une hurleur de meute, ce que c'était qu'un homme et sa voix qui hurlait sous les arbres."

La meute est un élément essentiel de la chasse à courre, mais l'écrivain n'y accordera pas plus d'importance que cela, réservant plutôt son attention à quelques chiens singuliers, toujours pourvus d'un nom (il y a dans le roman plus de noms propres de chiens que de noms d'hommes). Trois se détachent des autres : Ronflaut et Tapageaut, les chiens de La Futaie, l'ancien et son successeur (avec cette finale traditionnelle en -aut qu'on retrouve par exemple dans Le roman de Miraut de Louis Pergaud), et puis Brisefort, le chien du braconnier Grenou. Tous les trois dans la dépendance absolue de leur maître, d'une fidélité sans faille. Cette première rencontre du Rouge avec l'homme et son chien (tous les deux qualifiés, on l'a lu, de bêtes) se termine par un échange de regards ("L'homme s'était penché, ses yeux noirs et brillants avaient touché les yeux du faon"). Chez Genevoix, tout passe par le regard, on y reviendra.

La meute, on la retrouve cinquante pages plus loin. Le vieux cerf des Orfosses a réussi à donner le change, c'est-à-dire à détourner la chasse en direction du daguet, le Rouge encore tout jeune : "les quarante anglo-poitevins galopaient en hurlant de joie, serrés en une masse bariolée qui filait au ras du sol comme une toile soulevée par le vent." La férocité n'atteint pas, loin de là, celle des meutes de molosses qui s'affrontent dans les forêts de Jünger, mais la mort est tout de même au bout de la traque, les morsures s'accumulent et le cerf titube, "en halant désespérément cette grappe de bêtes cramponnées à sa chair." Le salut viendra encore une fois de La Futaie, qui fait retenir les chiens à coups de fouet, interrompant la curée. Un salut qui se traduit par un nouvel échange de regards : "Un peu plus loin, il y avait d'autres hommes qui parlaient ; des hommes vêtus de rouge, plusieurs montés sur des chevaux, mais un seul debout devant eux. Et c'était celui-là que fixaient les prunelles du daguet, sa silhouette mince, ses yeux noirs et brillants."


Le daguet est épargné mais il est désormais prisonnier d'un enclos, près du château du maître. Commence alors une longue période où l'on pourrait croire à un apprivoisement, où La Futaie et le Rouge se retrouvent seul à seul. Le statut de La Futaie est unique, que ne peut égaler même Sautaubois, le jeune valet qui vient chaque jour lui apporter la nourriture : pour le cerf, La Futaie c'est l'Homme, celui qu'il attend en frissonnant, "avec angoisse et plaisir à la fois, dans une espèce de cabrement intérieur qui lui faisait lever un peu, l'un après l'autre, les sabots de ses pieds de devant." Et, une nouvelle fois, tout se joue dans les regards : "Ils ne se quittaient pas des yeux. Ceux de l'Homme étaient d'un noir aigu, extraordinairement immobiles. Leur fixité insupportable ne relâchait point sa dureté ; et pourtant elle était douce aussi, pesante et douce, sans pointe agressive." 

La voix de l'Homme prend ensuite le relais, avec des mots malhabiles, écrit Genevoix, mais dits de tout près, avec un timbre grave, une vibration profonde, "au gré des émotions secrètes", une voix qui pénètre tout le corps du cerf, l'émouvant tout entier "d'un frisson tyrannique et léger". S'insère alors un ressouvenir de La Futaie, le seul flashback du roman, où l'on revient sur cette scène originelle du faon surpris dans le hallier. Le piqueux s'est avisé qu'il n'était autre que ce cerf alors prisonnier. Lui revient donc en mémoire ce dimanche où il avait emmené Ronflaut, son limier, son vieux compagnon, un Ronflaut libre comme lui, délivré de la botte et du trait. Et la phrase qui suit est extraordinaire : "Car il est bon que dans toute vie une heure brille de temps à autre qui vous laisse oublier, homme ou chien, la livrée ou le collier, où l'on aille devant soi sous les arbres d'une forêt sans nom, une grande forêt sauvage avec ses broussailles et ses bêtes, ses mares perdues où les sangliers viennent  se vautrer en grognant, ses chambres de feuillage où les mères biches allaitent leur faon."

Et ils étaient partis tous les deux, mais devant le chenil des chiots La Futaie avait été retenu par le gémissement et la mine implorante du petit de Perçante, et il avait pris le petit Tapageaut dans ses bras. "On verra bien. Je le lâcherai dans la forêt." Plus tard, Ronflaut avait levé la biche, et La Futaie en avait conçu de l'inquiétude, apaisée par une pensée oblique, celle de Grenou le braconnier : "A quelque chose malheur est bon. Puisque son limier déchaîné avait alarmé la biche, cela sauverait peut-être le faon des pattes meurtrières de Grenou." C'est à ce moment que le chiot avait trouvé le faon - bien caché pourtant par sa mère sous une bouillée de feuilles -, sur qui il braillait à percer les oreilles. Quand Ronflaut était revenu de lui-même, après sa poursuite inutile de la biche, La Futaie lui avait dit en lui montrant Tapageaut : "Regarde-le. Voilà ton successeur."

Manuscrit de La Dernière Harde (1938)

Ce passage de témoin est bouleversant, car le vieux chien a compris : "Son oeil est plein d'un regret triste, mais aussi d'une grande confiance soumise. C'est l'oeil d'une bête qui comprend et accepte. Alors, une autre fois, à cette bête-là ou à une autre, on se reprend à parler encore. Cela devient une habitude ; et petit à petit on dit des choses qui sont au fond de soi, des choses profondes et vraies que l'on ne dirait pas aux hommes."

C'est alors que le ressouvenir en entraîne un autre, sans qu'il s'agisse dans ce cas d'un retour sur une scène déjà évoquée. La Futaie sait qu'il a vu le Rouge une seconde fois, lors d'une battue aux biches dans les Orfosses Mouillées, un matin de décembre. Il n'était plus un faon, mais un hère** déjà grand avec deux bosses sur le front. La Futaie, qui surveillait Grenou, qu'on avait eu tort selon lui d'embaucher parmi les batteurs, l'avait empêché de tuer à coups de gourdin : "Il était arrivé juste à temps pour voir le hère bondir et disparaître dans le taillis. Alors seulement il avait compris ce que Grenou avait voulu faire : la joie de tuer lui salissait encore les yeux, une laideur qui faisait mal à regarder." On notera que c'est encore par le biais du regard que l'homme se définit, bon ou mauvais.

"Sais-tu que je t'ai déjà vu ?" répète La Futaie pour la troisième fois, et il se perd dans une rêverie brûlante où il imagine le cerf Rouge, une fois libéré, grand dix cors, le plus beau et le plus fort des cerfs de la forêt, et lui, l'homme, seul entre tous à connaître le "secret de cette vie". Ce moment confidentiel se clôt avec le retour de la meute conduite par les valets. Les chiens disparaissent dans "une houle d'échines et de queues droites", sauf un très jeune chien qui s'arrête près de La Futaie, et que le cerf fixe maintenant de ses yeux dorés. "Lui aussi, tu le reconnais donc ?" dit La Futaie à mi-voix, et, se sentant presque jaloux, il se résout à quitter le daguet rouge : "Et il caressait le jeune chien, il l'arrachait doucement à la vision qui les obsédait en lui disant comme pour l'exorciser : - Je t'emmènerai, je t'emmènerai..."


Le Chiffon Rouge de La Dernière Harde c'est Brisefort, le grand mâtin au poil gris fauve de Grenou, "une bête hirsute à mâchoire de loup", avec qui le braconnier bat les taillis profonds pour débusquer les faons qu'il revend à des trafiquants. Genevoix décrit le combat intérieur qui les ronge, lui et son chien : il faut capturer les faons vivants et pourtant la tentation du meurtre est violente : "Il y avait des jours où il pensait n'y plus pouvoir tenir. Le grondement de Brisefort et l'imploration de ses yeux devenaient insupportables. "Ah ! tu en veux, tu en veux, sale bête ?" Et c'était un coup de pied brutal, lancé à toute volée dans les côtes du grand mâtin."

Brisefort trouvera la mort dans un autre combat, quasi mythologique, aussi sauvage que l'affrontement d'Achille et d'Hector dans l'Iliade, entre son maître et le Pigache, le sanglier à la hure énorme et au garrot monstrueux. Grenou l'avait tiré à la poitrine et pensait bien l'avoir tué, mais le temps d'aller chercher Brisefort pour l'atteler à un chariot afin de ramener le corps à sa masure, le Pigache avait repris conscience. Brisefort attaque mais il succombe sous les coups de boutoir du sanglier. Grenou se rue alors, d'un élan aveugle, son couteau à la main, prêt à l'enfoncer dans "le corps profond de la bête". La description du combat se prolonge sur deux pages, et il me semble n'avoir rien lu d'aussi précis dans la violence du corps-à-corps depuis Deux cavaliers de l'orage de Jean Giono***. Précis, c'est l'adjectif qu'emploie aussi Genevoix pour qualifier les deux souvenirs dont il dit que Grenou les retrouva par la suite :

"Alors - et c'était son second souvenir - le Tueur avait pris pleine conscience de la jouissance qu'il venait d'éprouver. Etendu dans la fange et le sang, près des cadavres des deux bêtes, saignant lui-même par de cruelles blessures, il revivait avec délices toutes les phases de la lutte sauvage où il avait pensé mourir. Il se sentait merveilleusement  paisible, assouvi, heureux comme de sa vie entière il ne l'avait jamais été. Il mit sa main sur le corps du Pigache, dans l'épaisseur des soies bourrues, les caressa d'un mouvement régulier, machinal, et referma doucement les yeux."

Mireille Sacotte elle-même juge que le braconnier ne manque pas "de grandeur lorsqu'il affronte le Pigache - bête de la nuit comme lui - et qu'il met en jeu sa propre vie avec une joie qui transcende le simple plaisir de tuer et reflète le goût d'aller jusqu'à ses propres limites." Cette caresse au sanglier mort et cette douce fermeture des yeux sauve en quelque sorte in extremis le braconnier de l'inhumanité. 

Maurice Genevoix - Autoportrait

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* Gadrouillé (régional) : tacheté de roux vif.

** Mireille Sacotte montre bien, dans son Introduction, comment le vocabulaire quotidien est nourri de métaphores empruntées à la vénerie, dont Genevoix retrouve le sens originel : "Le pauvre hère redevient ici ce qu'il était initialement : un faon, un jeune cerf encore incapable de se défendre tout seul. Métaphore pertinente sans doute de la détresse des faibles, mais la silhouette du vagabond avait fini par effacer celle du faon qui lui a donné naissance."

*** Cf. le combat de Marceau contre Clef-des-Coeurs : "Il entendit vaguement, comme dans du coton, les cris de porc saigné de l'autre ; et qu'il courait dans les feuilles. Il balança pour le poursuivre : il le croyait loin, il était là, tout près, plié en deux, à s'appuyer les mains sur l'endroit où il avait reçu le coup. Il le heurta en plein élan, le renversa et tomba sur lui. Il roula sur lui, le perdit, tomba dans les feuilles. Il se redressa, reçut un coup qui éclaboussa ses yeux de lumière."

vendredi 18 mars 2022

Chiffon Rouge et la Griffonne

"A vrai dire, pour ce qui était des armes, nous étions mal fournis à l'Ermitage. Au-dessus de la cheminée pendait tout juste un de ces fusils dont on se sert pour la chasse au canard, mais muni d'un canon raccourci. Nous l'avions utilisé parfois dans nos voyages pour tirer sur des reptiles qui joignaient à la dureté de la vie l'épaisseur de la peau, et que le gros plomb abattait bien plus sûrement que le meilleur coup de carabine."

Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre

Je dois donc confesser une erreur. J'avais affirmé trop légèrement que l'arme à feu était absente des Falaises, ce seul passage démontre le contraire. Il m'avait échappé, je suis tombé dessus en ouvrant le livre au hasard ce matin, et le hasard bien sûr est malicieux...  Mais, à la page suivante, on peut lire : "La bonne épée que j'avais portée chez les cavaliers pourpres, était suspendue dans la maison paternelle, loin vers le Nord ; mais jamais je ne l'aurais choisie pour une telle expédition." Cette expédition consiste à entrer dans les domaines du grand Forestier, et il est intéressant de savoir pourquoi l'épée ne pouvait en aucun cas être choisie. Le narrateur l'avait tirée lors des "ardents combats de cavalerie (...). Plus d'un coup était tombé sur la garde des rapières franques et sur la poignée des sabres écossais (...). Mais tous ceux-là, et même les libres fils des races barbares, étaient des êtres nobles, offrant leur poitrine à l'acier pour la patrie ; et nous eussions pu dans un banquet lever notre verre à chacun d'eux comme on le fait pour des frères. Les vaillants de cette terre tracent dans le combat les frontières de la liberté ; et les armes qu'on a brandies contre de tels hommes, on ne peut s'en servir contre des bourreaux et des valets de bourreaux." Autrement dit, il existe une hiérarchie de valeurs dans l'usage des armes : l'épée, l'arme blanche sied au combat contre les adversaires nobles, cependant que l'arme à feu convient à la canaille. On retrouve en somme l'opposition Grenou-La Futaie de La dernière Harde.

Plus tard, le narrateur et frère Othon rejoignent le vieux Belovar, qui s'apprête avec ses hommes à la bataille. Il est significatif que l'armement ne comporte aucune arme à feu. Pas même un fusil de chasse au canard, non, on se croirait plutôt à Azincourt : "L'éclat des torches nous montrait des hallebardes, des masses d'armes et de lourdes hampes portant des fers de hache bien tranchants ou des dards en dents de scie, et pêle-mêle aussi, des piques, des crocs  pour les murailles et toutes sortes de crochets aiguisés. Le vieillard pensait avec tout cela nettoyer et balayer à coeur joie l'engeance des bois."

Mais il est une autre arme redoutable : les chiens. Belovar dispose de deux meutes, l'une, dite légère, de rapides lévriers des steppes, l'autre, dite lourde, de dogues molosses, d'un jaune clair rayé de noir, dont "l'intrépidité particulière à cette race était encore accrue par un croisement avec le dogue du Thibet que les Romains lançaient dans leurs arènes contre les aurochs et les lions." Jünger n'extrapole guère si j'en crois cet extrait d'une page d'un site consacrée à l'histoire du chien des armées : "Dès le XIIIe siècle avant J.-C., le chien, en tant que soldat à part entière, participe aux combats engagés par les hommes. Ces chiens, souvent des molosses étaient de redoutables armes contre l’ennemi qui tombait sous le coup de leurs terribles morsures. La race de ces chiens rappelait celle de notre actuel Dogue du Tibet. Sa stature était cependant encore plus imposante puisque la hauteur au garrot atteignait 75 à 80 cm alors qu’elle est de nos jours stabilisée à 70 cm. Partis de l’Asie, ces Dogues, plus féroces que les Lévriers de chasse des pharaons, trouvèrent de nombreux acquéreurs en Égypte, puis en Grèce. Ils gagnèrent enfin l’Empire romain après les conquêtes de la Grèce. Parallèlement, les Gaulois, les Celtes et les Germains développèrent une race dérivée du Grand Danois utilisé."

Des chiens de guerre d'époque assyrienne.

Avant de partir, les valets, munis de moufles de cuir qui leur montent jusqu'à l'épaule, couplent* les chiens avec des colliers couleur corail. Une fois au seuil de la forêt, à l'approche de l'ennemi, la meute des lévriers est lâchée, puis les valets découplent la meute lourde et les braques s'élancent en hurlant dans la nuit. Nombre d'ennemis sont jetés au sol et déchiquetés sans pitié. Cette première victoire réjouit le vieux Belovar mais il presse d'avancer à nouveau "avant que la canaille en fuite eût alarmé la forêt", et pour cela, fait "ouvrir une brèche dans l'épaisse haie qui formait la lisière". Ce moment résonne avec une de mes récentes lectures, toujours en train, un passage d'Apocalypse managériale, de François-Xavier de Vaujany (Les Belles Lettres, 2022) : "La forêt était l'espace des brigands, des voleurs, des meurtriers, des légendes. Ainsi : "Les grandes haies forestières ne sont pas des clôtures arbustives, terme dernier du bois fermé face aux prés et aux champs, mais des rangées d'arbres imbriqués les uns dans les autres par des branches taillées et courbées à hauteur d'hommes. Au-delà de cette barrière, plus ou moins organisée, s'étend un monde considéré comme dangereux, refuge des marginaux et des hors-la-loi, désert spirituel des ascètes."[Note 66 du livre : Braunstein, P., "Forêts d'Europe au Moyen Age", Les Cahiers du Centre de recherches historiques, Archives, (6), 1990, p.1-6)

La suite du récit jüngerien s'inscrit tout à fait dans ce cadre médiéval : "La brèche fut bientôt large comme le porche d'une grange. Nous allumâmes des torches et entrâmes dans la haute futaie comme par une sombre gueule." Mais le combat va se compliquer pour les chiens de Belovar, car le grand Forestier a lui aussi ses meutes, et là encore Jünger est assez bien informé car sa fiction s'appuie en partie sur de sombres réalités historiques :

"Sur ces bêtes terribles, sur leur fureur et leur force, Fortunio m'avait raconté des choses qui confinaient à la fable. En elles, le grand Forestier avait poursuivi le dressage du dogue de Cuba, qui est rouge de poil et porte un masque noir. Les Espagnols avaient en des temps reculés dressé ces dogues massifs à dévorer les Indiens, et les avaient exportés dans tous les pays où l'on trouvait des esclaves et ceux qui les gardent. C'est avec leur aide qu'on avait ramené sous le joug les noirs de la Jamaïque, qui déjà par les armes avaient assuré la victoire à leur soulèvement. On dit que leur aspect est effroyable, car à peine les chasseurs d'esclaves étaient-ils débarqué avec leurs meutes, que les insurgés faisaient leur soumission, eux qui avaient méprisé le fer et le feu."

Jünger se réfère sans doute ici à la Grande révolte des esclaves de 1831, également connue sous le nom de rébellion de Noël, qui fut conduite par le prédicateur baptiste noir Samuel Sharpe. A cette époque, il y a déjà longtemps que le peuple indigène, les Arawaks, a disparu, exterminé ou décimé par les maladies européennes, ne léguant  que le nom de cette terre, Xamayca : « la terre du bois et de l’eau. » Mais Jünger a tort quand il affirme que les noirs avaient triomphé par les armes, car bien au contraire, ce fut le premier mouvement pacifique dans la résistance des Noirs : Sam Sharpe avait en réalité fomenté une grève générale de la récolte de canne à sucre. La canne ayant la particularité de pourrir très vite,   Sharpe était persuadé que les oppresseurs seraient obligés de céder aux revendications s'ils ne voulaient pas être ruinés. Ce n'est que devant le refus de leurs demandes que la grève dégénéra en une rébellion complète, devenant ainsi le plus grand soulèvement d'esclaves des Antilles britanniques, mobilisant entre 60 000 et 300 000 hommes. Seuls quatorze Blancs périrent alors tandis que la rébellion fut réprimée avec une relative facilité par les forces britanniques, sous le contrôle de Sir Willoughby Cotton,  et près de 500 esclaves furent exécutés. Samuel Sharpe fut pendu en mai 1832 (son visage est représenté sur les billets de 50 dollars jamaïcain). Les dogues de Cuba, race aujourd'hui disparue, ont bien été utilisés pendant la répression, mais je n'ai pas lu qu'ils avaient eu un rôle aussi décisif que l'affirme Jünger...


En 1803, le général Rochambeau importe des dogues de Cuba pour les utiliser contre les insurgés durant l'expédition de Saint-Domingue. ** in Marcus Rainsford, A Historical Account of the Black Empire of Hayti, (London: Albion Press, 1805), p. 327. Des chiens sont visibles au bas de l’image.



Les lévriers de Belovar ne font pas le poids face aux molosses du grand Forestier, et là encore Jünger convoque l'histoire de la Conquête des Amériques : « Le roi de la meute pourpre était Chiffon rouge, cher au Grand Forestier, parce qu'il descendait en droite ligne du chien Becerillo, dont le nom est lié de manière tellement sinistre à la conquête de Cuba. On raconte que son Maître, le capitaine Iago de Senazda, pour régaler les yeux de ses hôtes avait devant eux fait mettre en pièce par cette bête les Indiennes captives. Ainsi ne cessent de revenir dans l'histoire humaine, des moments où elle menace de glisser au pur règne du démoniaque. » Sur ce Berecillo, on trouve sur Wikisource un texte d'un certain Lecacheux, dans la Revue des Deux Mondes de 1833 : il y trace un portrait bien éloigné de celui des Falaises, tendant à présenter la bête sous un jour tout à fait favorable : "« Ce chien, qui avait nom Becerrillo, passa de Saint-Domingue à Porto-Rico en même temps que les chrétiens qui venaient à la conquête de cette île. Il était roux de tout le corps hors le museau, qu’il avait noir jusqu’aux yeux ; il était d’une taille moyenne, d’une forme qui n’avait rien de svelte et d’élégant ; du reste, plein de vigueur, d’audace et d’intelligence. Les chrétiens, en voyant tout ce qu’il savait faire, ne doutaient point qu’il n’eût été envoyé de Dieu, pour les aider dans cette entreprise, et l’on peut dire en toute vérité que, dans cette expédition, qui ne se composait, comme on le sait, que d’un petit nombre de soldats, il contribua bien pour un tiers à la soumission de l’île ; car il allait, au milieu de deux cents Indiens, droit à celui qui s’était enfui d’entre les chrétiens, le saisissait par le bras et l’amenait ainsi au camp. Si le prisonnier cherchait à faire résistance, ou refusait de marcher, il était à l’instant mis en pièces.Tout ceci est donné bien sûr pour tout à fait authentique. En note, il est précisé que "Becerrillo, diminutif de becerro qui signifie un jeune taureau, est un de ces noms que les pâtres, en Espagne, donnent fréquemment aux chiens qui veillent avec eux sur les grands troupeaux de bœufs. Becerrillo, comme son nom l’indique, avait été élevé pour les travaux champêtres, les circonstances en firent un conquérant. Son fils, au contraire, fut, dès l’origine, destiné an métier de la guerre et fut salué, à sa naissance, du nom de petit lion, Leoncico." On peut se demander si Jünger a eu connaissance de ce texte, car on retrouve à la tête de la meute des dogues jaunes de Belovar le chien Leontodon. Que le narrateur retrouvera plus tard aux pieds de son maître, gisant contre un vieux chêne, parmi les cadavres des combattants et des chiens abattus, mutilés et horriblement dépecés. La peau toute déchirée par les coups de feu et les morsures, le chien léchait encore la main de son maître avant de mourir.

Chiffon Rouge, à la tête de sa meute, gravira l'escalier de roc qui mène à l'Ermitage, et la fin semble proche pour le narrateur lorsque le salut lui vient de son fils Erion. Frappant le bassin d'argent  resté dans la cour après le repas des serpents, il appelle les vipères fer de lance qui hantent les falaises et celles-ci, décrivant un cercle doré, se dressent à hauteur d'homme. Au-dessus de toutes les autres, la plus grande et la plus belle d'entre elles, la Griffonne, porte un coup fatal à Chiffon Rouge :

"Ce fut le signal pour la troupe des danseuses qui, déroulant leurs anneaux dorés, se jetèrent sur la proie, et l'enlacèrent si étroitement qu'un seul corps revêtu d'écailles semblait envelopper les hommes et les chiens. Et l'on eût dit aussi qu'un seul cri d'agonie jaillissait de ce réseau serré, que la force du venin, tel un lacet invisible, aussitôt étrangla. Puis le lacis brillant se dénoua, et les serpents, en un paisible mouvement, se retirèrent vers leurs crevasses."
Je voulais à l'origine traiter dans le même mouvement les meutes chez Genevoix, mais une lassitude monte en moi de tous ces massacres, ce sera pour la prochaine, si vous le voulez bien.

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* A noter que le mot couple, ici féminin, désigne en vénerie le lien qui attache deux chiens de chasse ensemble.

** Sur cet épisode peu glorieux, on pourra lire avec profit l'article de Philippe R. GirardL'utilisation de chiens de combat pendant la guerre d'indépendance haïtienne, Revue Napoleonica (2012). Dans son bilan, bien loin de démontrer l'efficience du recours aux chiens de combat, il souligne que "l’utilisation de chiens s’avéra non seulement ignominieuse mais coûteuse et inefficace. Les chiens ne furent envoyés que trois fois au combat, chaque fois sans succès, et ne firent jamais la différence, ce qui eut le don d’agacer Rochambeau dans ses mémoires. Légèrement plus efficaces comme bourreaux, les chiens ne parvinrent pas néanmoins à terroriser les rebelles et incitèrent même les troupes coloniales à entrer en rébellion."
Par ailleurs il montre que "les chiens sont au cœur de la mémoire collective haïtienne car ils sont devenus une métaphore pour les horreurs de l’impérialisme. Utiliser des rebelles pour nourrir des chiens les reléguait au statut d’animal. Utiliser des animaux pour démembrer des humains mettait aussi à nu la logique raciste de l’impérialisme et démentait le mythe selon lequel le colonialiste et le planteur agissaient pour le bien du « nègre ». S’attaquant aux politiques raciales de Napoléon Bonaparte dans la Caraïbe, l’abolitionniste Henri Grégoire ne manqua donc pas de mentionner l’utilisation de chiens par Rochambeau, imitant en cela Bartolome de Las Casas, qui avait utilisé le même exemple pour dénoncer la colonisation espagnole trois siècles plus tôt dans sa Destruction des Indes. De même, les patriotes haïtiens qui furent recolonisés en 1915-1934 (cette fois par les Américains) accusèrent les Marines d’avoir importé des chiens des Philippines pour dénoncer l’occupation de leur pays. L’accusation était sans fondement, mais elle déchaîna une tempête politique en Haïti et aux États-Unis. "