jeudi 3 mars 2022

D'Emaz à Magris

"Tel qu'il est, et compte tenu de l'histoire, ce monde paraît sans issue. A partir de là, on peut commencer le travail vers quelle résistance ou quel espoir, même malingre. Poésie, une charpie de mots pour soigner, accompagner un peu cette blessure du négatif. Chanter, quoi dans ce tohu-bohu de misères et d'impasses ? Chanter. Le peu possible. A bouche fermée, si nécessaire.

Je revois le visage de cette élève de 2e me demandant pourquoi ce que j'écris est "si sombre". Dans son ton, ce n'était pas une critique, plutôt une lassitude. Je comprends très bien ce désir d'échappatoire que mes poèmes ne permettent guère. "Nous ne sortirons pas du sort des condamnés" écrivait déjà Reverdy. Le poète n'est pas un enchanteur, même "pourrissant". Mais il ne confond jamais peu et rien."

Antoine Emaz, Planche, Rehauts, 2016, p. 46.

En écrivant sur Pierre Reverdy, je pensais souvent à Antoine Emaz, le poète mort il y a trois ans exactement, le 3 mars 2019, à Angers (le même jour donc que Georges Perec, mort en 1982 - ce que je savais avant d'entamer la rédaction de cet article, mais pour Emaz, non, je ne savais pas, c'est en vérifiant l'année que j'ai appris cette date précise : 3 mars). Et si je pensais à Emaz c'est que Reverdy était l'un de ses grands inspirateurs, comme l'assure Monique Pétillon dans la nécrologie qu'elle donne au Monde le 12 mars : 

« Je repense, écrivait-il dans Lichen, lichen (Rehauts, 2003), à ce que Reverdy écrivait à propos de l’image et de son nécessaire détachement d’un cadre spatio-temporel précis. Il y a quelque chose de cela dans mon délavement, ma façon d’anonymer assez pour ne garder qu’une situation quasi impersonnelle. Mais Reverdy visait une sorte d’éternité, pas moi. » Professeur de lycée, Antoine Emaz a consacré une thèse aux recueils de notes de Pierre Reverdy, poète dont le rapproche sa « poésie du peu », capable de rendre la tension du quotidien. Il admirait aussi sa devise : « Faire face ».

De même, c'est dans l'un des recueils de notes d'Antoine Emaz, Planche, que j'ai cherché trace de Reverdy (Planche était à mon chevet, c'est l'un de ces livres où je butine régulièrement, une gelée royale d'écriture bien qu'il n'eût pas aimé cet adjectif "royale", si éloigné de sa volonté d'écrire à partir de ce qu’il y avait de banal en lui, "ma part de gris, de commun, parce que cette part seule peut être partagée. ») Et je n'ai pas eu à chercher longtemps. Cette citation de la page 46 dit tout du peu de croyance dans ce monde, et malgré tout de la nécessité de la poésie comme résistance, si malingre qu'elle soit, et ce n'est pas hasard si le mot "peu" conclut presque chaque paragraphe : "le peu possible", "ne confond jamais peu et rien". Pas de nihilisme chez Emaz, mais la claire conscience de la difficulté du vivre.

Je suis retourné à la médiathèque avant-hier (je la hante décidément), à la recherche des Oeuvres complètes du poète Reverdy, rééditées par Flammarion en deux volumes en 2010 (et saluées à l'époque par Emaz bien sûr, sur le site Poezibao). Mais que vois-je au rayon des nouveautés ? Une nouveauté qui n'en est pas une (il a été publié pour la première fois en 2000) : le recueil Main d'oeuvre, 1913 - 1949, de Reverdy. A l'intérieur, un post-it jaune, "Rachat". Le catalogue mentionne encore l'ancienne édition de 1964 au Mercure de France. Main d'oeuvre, le titre général de ce recueil de plus de 500 pages, prend du sens : de cette poésie il faut s'emparer, construire avec ses briques un autre récit peut-être. Comme si la nouveauté m'attendait, et en même temps c'est si orgueilleux de dire ça, si peu émazien. Il faut pourtant s'accommoder de ce paradoxe : c'est à travers une aventure personnelle que le je disparaît et que chaque homme advient à son humanité. Ce que Maurice Genevoix traduisait d'une autre façon, en relatant sa Grande Guerre une dernière fois dans La mort de près, en commençant par ces mots : Tout homme est solidaire.


Un autre livre vint percuter ces réflexions : un bref volume de nouvelles du grand écrivain italien Claudio Magris, plusieurs fois déjà évoqué ici, auteur d'une préface aux Sept méditations sur Kafka d'Alvaro de la Rica. Cinq nouvelles sur le thème de la vieillesse réunies sous le titre de la nouvelle centrale : Temps courbe à Krems. C'est cependant sur la cinquième, Extérieur jour - Val Rosandra, que je vais pour l'heure porter mon attention. 

Le personnage principal, dont le nom restera inconnu, assiste au tournage d'un film dans le Val Rosandra, aujourd'hui une réserve naturelle située à l'est de Trieste, près de la frontière slovène. Les jeunes acteurs rejouent un épisode de sa propre vie, avant la Grande Guerre, où avec deux amis, triestins comme lui, il accompagne la jeune fille viennoise dont les trois sont amoureux : "A présent, au-dessous de lui, près de la rivière, les deux acteurs se préparent à jouer la scène et à remonter l'escarpement caillouteux, la fille devançant un peu la garçon. Mais lui, il regarde surtout, plus loin et derrière eux, cet endroit où la rivière s'élargit en formant une anse au pied du rocher d'où elle se précipite en une petite cascade, d'une blancheur de neige qui se métamorphose, au fond de l'anse, en un vert sombre et lumineux." L'image de cette blancheur de neige annonce dès l'entrée dans le récit un motif qui courra jusqu'à la fin, mais qu'on retrouve au mitan lors d'une autre évocation de la jeune fille : "Il feuillette le scénario. Elle, la Viennoise avec sa cigarette, le vent qui ébouriffe ses cheveux... c'est elle, ce vent... son pied quand elle ôte sa chaussure, la neige sur ses cheveux... là voilà qui secoue les boules de neige qu'elle a reçues dans le cou et sur la poitrine... Et eux de crier "A mort l'Autriche !", et de dire que les femmes ne sont rien, juste pour se donner l'air d'être de vrais hommes..." Elle, l'étrangère, partira alors que les trois autres "étaient déjà posthumes, leur vie s'était consumée dans l'attente et la préparation de la vie, avant qu'elle ne commence." Et quand les prises de vues sont terminées, le vieil homme a le désir de voir sur l'écran à quoi ressemble une scène tournée quelques mois plus tôt, en hiver sur le petit lac gelé de Percedol, sur le Carso, une doline karstique longue de 400 mètres. La même jeune fille, en pull-over rouge, patine avec maestria au milieu des trois garçons lourds et maladroits :

"Le soir tombe, la svelte silhouette rouge sombre virevolte parmi les branches vert foncé des pins penchés au-dessus de la petite piste glacée, le bleu azuré de la neige va s'obscurcissant, du terrain gelé monte une légère brume, de petits blocs de neige tombent des branches dans le soir. Oui, comme il aurait aimé patiner, danser sur cette glace désormais d'un bleu plus intense, comme il aimerait encore plus le faire maintenant, avec elle qui trace des arabesques sur cette glace."

Il m'a été impossible, lisant ces lignes, de ne pas repenser au crépuscule sur lequel disserte Ernst Jünger et ses amis, juste avant d'évoquer Reverdy, et à ses vers de l'ouverture de La fenêtre ovale, si magiques qu'ils sont repris par André Breton dans le portrait qu'il dresse du poète dans les entretiens avec André Parinaud, diffusés à la radio en 1952 : 

[...] Ce qui se prête bien mieux à notre réunion [vers 1919, 1920], c'est la pièce presque nue où nous reçoit Pierre Reverdy, généralement le dimanche. Il habite au haut de Montmartre, rue Cortot, à quelques pas de la rue des Saules. 
L'étonnant « climat » qui règne ici, rien ne peut en donner idée comme cette admirable phrase de Reverdy lui-même, qui ouvre « La lucarne ovale » :

« En ce temps-là le charbon était devenu aussi précieux et rare que des pépites d'or et j'écrivais dans un grenier où la neige, en tombant par les fentes du toit, devenait bleue. »

Une telle façon de dire n'a pour moi rien perdu de son enchantement. Instantanément, elle me réintroduit au coeur de cette magie verbale qui, pour nous, était le domaine où Reverdy opérait. Il n’y avait eu qu’Aloysius Bertrand et Rimbaud à s’être avancés si loin dans cette voie."

Par les hasards du web, et la grâce de l'Attracteur étrange, je tombe sur 12 rue Cortot, un texte de Philippe Lemaire,  qui avoue lui aussi sa prédilection pour ce poème de Reverdy. Et quelle jubilation que d'y retrouver, à partir de l'image du grenier, à la fois Francis Ponge et Franz Kafka :

"J’imagine, parce que le texte donne à rêver, que cette réclusion dans les hauteurs de la maison de la rue Cortot, est une réclusion heureuse. Dans ce lieu studieux, le poète entrepose son grain. Si le grenier propose une image de la vie spirituelle, celle de Reverdy ne se recroqueville pas sur une intériorité encombrée de souvenirs, de reliques. Son grenier n’est pas un capharnaüm, mais un lieu dépouillé qui ne propose au regard rien qui puisse le distraire de sa méditation. À une exception cependant : cette neige qui tombe par les fentes du toit. Ce grenier ouvre sur le ciel comme celui de Ponge : « Allongé sur la poutre de l’A, il [l’homme] poursuit volontiers un songe à la gloire du charpentier. Au défaut de ce firmament brillent cent étoiles de jour. Du fond de la cale aérienne, il écoute les vagues du vent battre les flancs de tuile rose ou ruisseler par le zinc*. » À l’autre extrémité de la maison, la cave peut devenir, elle aussi, lieu d’écriture : tel est le rêve Kafka. Personne – enfin ! – ne viendra l’interrompre dans son travail. La réalité elle-même est congédiée car c’est à la condition de lui tourner le dos qu’on pourra la recomposer. Un petit soupirail reste pourtant nécessaire pour garder le contact comme est indispensable que la toiture soit ajourée. Mais alors que la cave de Kafka figure une exploration des profondeurs de l’âme, une descente au plus ténébreux de l’intériorité, le grenier de Reverdy suggère qu’on s’en échappe résolument pour se tourner vers le dehors – ou qu’on monte, de fond en comble, pour la dominer."

Cette neige qui devient bleue dans le haïku d'hiver de Reverdy (Ph. Lemaire), là voici qui revient dans le final de la nouvelle, quand le vieil homme demande à l'actrice, dans l'auberge où ils sont allés boire un vin brûlé, si on s'embrassait pour de bon quand on jouait une scène d'amour. "Et vous deux, cette fois-là, vous vous étiez embrassés pour de bon ?" lui a répliqué l'actrice. Lui, il essayait moins de s'en souvenir - tout était si vague, confus comme la neige bleuâtre du soir - que de se demander ce qu'il aurait dû dire."(C'est moi qui souligne)

Et l'actrice de conclure : "Ce n'est pas un problème, ni sur un plateau ni ailleurs" a-t-elle ajouté, et elle a posé sur ses lèvres un petit baiser. Non pas que... mais enfin..."

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* Francis Ponge, « Le Grenier », Pièces, O. C., t. I (éd. Bernard Beugnot), Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 719.

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