Il existe encore au moins un point commun entre les Falaises de marbre et La Dernière Harde, point commun qui tient dans une absence : celle de la machine. Pas de véhicule à moteur dans les deux oeuvres, pas d'automobile, de bus, de train, d'avion. On n'y trouvera pas même une bicyclette. Une absence qui passe pour ainsi dire presque inaperçue dans La Dernière Harde à cause de son ancrage quasi permanent dans la forêt. En tant que lecteur, on ne doute pourtant pas d'être au vingtième siècle, alors que rien ne vient résonner des évènements de l'époque. Le conte de Jünger s'inscrit à l'inverse dans une atmosphère plutôt médiévale, et pourtant on ne saurait dire que nous sommes au Moyen Age. Non, la tonalité allégorique, la référence voilée au nazisme ou, plus largement, à toute dictature fondée sur l'épouvante nous contraint à demeurer dans l'aura tragique de ce vingtième siècle. Mais ce serait en somme un vingtième siècle qui aurait ignoré le moteur à explosion et la poudre à canon. En effet, seule l'arme blanche y est présente, épée, poignard, lance ou gourdin. L'un des personnages importants, Braquemart, un Maurétanien, ne porte pas par hasard le nom d'un couteau du Moyen Age à lame longue et large, avant de désigner une épée, à la suite de Montaigne qui, dans le Journal du voyage en Italie, emploie le mot braquemart pour traduire l’épée des escrimeurs allemands, le messer ou le dussack.*
Dans La Dernière Harde, l'arme à feu est présente mais sa place reste mineure, car elle est au fond détestable : dans la première battue à tir, Genevoix parle de l'odeur de poudre, "aigre et chaude, qui empestait au loin le hallier", des chevrotines qui "ronflaient comme des guêpes, ricochaient avec des miaulements contre un caillou, un noeud de bois". Celui qui use sans frein de son fusil c'est Grenou, le braconnier, le Tueur qui se vante devant La Futaie d'avoir volé plus de faons que son équipage n'a pris de cerfs depuis trente ans, et qui abattra d'un coup de fusil, par pur plaisir de tuer, le grand cerf noir, le Pèlerin. A l'inverse, La Futaie ne conçoit la mise à mort de l'animal que selon les règles strictes de la vénerie, avec la dague. Cela s'appelle servir, verbe étrange quand on y pense : on sert le cerf, si j'ose dire, l'homme qui le domine en même temps se fait serviteur, en ultime hommage à la force et à la beauté de la bête poursuivie.
Deux pages du Traité des armes par Louis de Gaya, sieur de Tréville (1678) présentant diverses épées. Le braquemart est en F. Référence : l'excellent site (découvert à cette occasion) Le fracas des lames. |
Comment se déplace-t-on dans ces univers fictionnels ? A pied et à cheval. Le narrateur et frère Othon ont servi dans les cavaliers pourpres pendant la guerre contre les libres peuples d'Alta-Plana. Ennemis avec qui une amitié indéfectible était née après la libération du jeune Ansgar, qu'ils avaient capturé. Et, quand ils abordent le domaine après avoir gravi lentement le chemin de la haute vallée, ils ressentent une profonde sécurité, "car ici tout comme dans notre patrie du Nord, les granges, les étables et la demeure des hommes s'abritaient sous la vaste pente du même toit. Et la tête de cheval brillait également à son vaste pignon." Nous sommes ici à l'antithèse du pignon de la grange de Köppelsbleek ornée de mains humaines.
La Futaie est aussi cavalier, c'est en selle sur son cheval Ajax qu'il va livrer la dernière chasse. Le nom n'est pas fortuit : Ajax est le plus fort et le plus vaillant des Achéens dans l'Iliade (Achille mis à part). Au chant VII, après tirage au sort, il affronte Hector, le prince troyen. Le combat dure longtemps, jusqu'à ce que les deux hérauts de Zeus ne l'arrêtent, alors que la nuit va tomber. Ajax et Hector conviennent alors de déclarer partie nulle : ainsi, tous pourront dire, selon Hector, « Tous deux se sont battus pour la querelle qui dévore les cœurs et se sont séparés après avoir formé un amical accord."(VII, 301-302). Ils s'échangent alors des cadeaux, une épée et son baudrier de la part d'Hector, une ceinture de pourpre de la part d'Ajax, et chacun regagne son camp. Cet échange de cadeaux résonne avec ce passage des Falaises auquel je viens de faire allusion : "Nous avions gagné une amitié hospitalière dans Alta-Plana, car devant les défilés le jeune Ansgar était tombé entre nos mains et nous avions échangé des présents."
Ce nom d'Ansgar n'est bien sûr pas anodin : c'est le nom allemand de Anschaire de Brême (ou Oscar), né à Fouilloy en 801 et mort à Brême en 865. Qu'Ansgar soit associé à un peuple du Nord est cohérent avec sa biographie, qui le montre comme celui qui s'est évertué tout au long de sa vie à convertir les peuples de Scandinavie. Sans beaucoup de succès d'ailleurs, sinon à titre posthume car il est aujourd'hui le saint patron du Danemark.
Pour en revenir à Ajax, je me demande si le choix de ce nom par Genevoix n'est pas liée spécifiquement à la mort de ce héros. Selon l’Odyssée, après la mort d'Achille, Ajax récupère son corps, avec l'aide d'Athéna, et dispute à Ulysse l'honneur de recevoir ses armes. Wikipedia : "Athéna et un groupe d'enfants troyens prisonniers (à qui on demande qui d'Ulysse ou d'Ajax a causé le plus de torts à Troie) guident Agamemnon dans sa décision. Ajax n'est donc pas choisi, et sa déception le rend fou : il se précipite hors de sa tente et massacre par vengeance un troupeau de moutons du camp, croyant tuer des chefs grecs. Reprenant ses esprits, il se tue de honte avec l'épée qu'il avait reçue en cadeau d'Hector. C'est le récit de sa mort indiqué dans l’Ajax de Sophocle, dans les Néméennes de Pindare et dans les Métamorphoses d'Ovide. "
Le suicide d'Ajax. Cratère en calice étrurien, v. -400/-350, British Museum (F 480). |
Ce suicide d'Ajax rappelle à la fois le suicide de Varus dans la forêt de Teutoburg et le suicide du cerf Rouge sur la dague de La Futaie. Genevoix, qui connaissait parfaitement la mythologie grecque (il avait écrit en 1924 Euthymos. vainqueur olympique, repris sous le titre Vaincre à Olympie, Plon, 1960), ne pouvait ignorer ce rapprochement.
Mais plus encore que le cheval, un autre animal est fondamental dans les deux livres : le chien, et sa version collective, la meute. C'est ce que nous verrons au prochain épisode.
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* Je n'ignore pas l'acception argotique du braquemart, que le Dictionnaire de l'Académie française n'oublie pas non plus. Exemple donné par le Dictionnaire vivant de la Langue française, de l'université de Chicago : "déjà le ribaud se levait et, le braquemart à la main, menaçait tous les cons de la salle" (1741). On voit que la dérivation ne date pas d'hier.
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