"Mais si je pense aux Oiseaux d'Alfred Hitchcock, c'est vrai que je ne peux pas me cantonner à l'amour, je suis obligée aussi de parler de la peur, les deux s'entrelacent, c'est à la fois une histoire d'amour entre deux personnages et une histoire de peur, on a d'autant plus peur pour les héros qu'ils sont épris l'un de l'autre, fragilisés et auréolés et fortifiés par leur amour naissant, un amour qui leur permet de lutter plus activement contre l'invasion des oiseaux, l'amour est donc tout aussi indispensable que la peur même si c'est plutôt cette dernière qui, dans le film, nous tient en haleine (...)"
Olivia Rosenthal, Les oiseaux reviennent, in toutes les femmes sont des Aliens, Verticales, 2016, pp. 69-70
En allant chercher à la médiathèque le livre d'Olivia Rosenthal, je ne me suis pas cantonné à ce seul livre. Comme d'habitude, j'ai succombé à d'autres attirances, et tout d'abord à cette biographie de Gena Rowlands, écrite par Murielle Joudet, et qui a reçu le prix 2021 du Livre de cinéma (je me demande pourquoi je précise ça, car je me fous à peu près complètement des prix littéraires et ce n'est certainement pas pour cette raison que j'ai emprunté ce livre, non, et ce n'est pas non plus parce que j'ai une fascination toute particulière pour Gena Rowlands, la femme et l'actrice principale de John Cassavetes, parce que, tout simplement, je n'ai pour ainsi dire vu aucun Cassavetes, alors que j'ai toujours eu l'impression paradoxale (magie tordue des lectures et des extraits glanés ici et là au fil des ans) de bien connaître son cinéma... bref, c'est complètement idiot, mais l'objet livre conçu par les éditions Capricci m'a beaucoup plu, la couverture, la typo, le format, ce fut un désir immédiat, fermons la parenthèse).
Et c'est le livre d'une autre femme, Catherine Guennec, que j'ai embarqué aussi, un volume de la collection "Le roman d'un chef d'oeuvre", aux éditions des ateliers Henry Dougier, les heures suspendues selon Hopper, enquête autour du tableau Cape Cod Evening, terminé le 30 juillet 1939. La date n'est pas anodine, ma mère est née le 8 juillet 1939. Peu de temps après, la guerre allait éclater et mon grand-père Julien appelé sous les drapeaux. Prisonnier dans une ferme en Allemagne, il ne reviendra qu'en 1945, et ma mère découvrira à six ans un homme qu'elle n'aura vu jusque-là que sur des photos. Sur ce tableau de Hopper, France-Culture a consacré une émission en 2014, épisode deux d'une série de cinq : Cape Cod Evening, ou l'incommunicabilité dans le couple. Sur le site, le résumé commence ainsi : "Une scène de l'Amérique rurale. La femme semble perdue dans ses pensées, l'homme indifférent. Avec cette toile, Hopper inaugure l'un de ses grands thèmes que l'on retrouvera parmi ses nombreuses oeuvres : la solitude au sein du couple."
La solitude se trouve bien être aujourd'hui le problème existentiel de ma mère, mais ce n'est pas celle qui est au sein du couple, non, c'est celle qui a surgi de la fin du couple. De 1959 à 2020, mes parents ne se sont pas quittés, mais Pierre, mon père, est décédé en octobre 2020 des suites d'un avc. Et à cette solitude soudaine, ma mère ne se résout pas, la maison lui est maintenant trop grande, et la vie lui semble de plus en plus dépourvue de sens. Elle avait pris l'habitude d'inscrire la date du jour sur une petite ardoise dans la cuisine, au départ c'était pour mon père, qui perdait de plus en plus la mémoire immédiate, et elle continuait ce petit rituel malgré son départ. L'autre jour, l'ardoise était vide. C'était comme si le temps n'avait maintenant plus d'importance.
J'avais trois livres, c'était bien suffisant, mais les bibliothécaires avaient installé une table consacrée à l'Ukraine, et je n'ai pu me retenir de fourrer dans ma besace le Lexique de mes villes intimes, de Yuri Andrukhovytch (Noir sur Blanc, 2021), sous-titré Guide de géopétique et de cosmopolitique. Ce n'est pas un guide touristique, on le devine, mais une évocation sensible de quarante-quatre villes arpentées par l'auteur (l'édition ukrainienne originale contient 111 villes...), parmi lesquelles, comme on s'en doute, certaines sont aujourd'hui sous les bombes russes : Kharkiv, Lviv, Kyiv...
Entre ces trois livres, que j'avais choisis pour des motifs différents, lus et terminés dans les jours qui ont suivi (sauf le livre ukrainien, encore en cours à cette heure), se sont tissés des liens, mais l'un d'entre eux est comme le réceptacle et le point convergent de ces connexions : le Gena Rowlands de Murielle Joudet.
Dans le petit essai sur Hopper, Catherine Guennec donne la parole à la femme du peintre, Joséphine
Verstille Nivison, dite Jo, peintre elle-même, née à Manhattan en 1883, et qui exposa aux côtés de Man Ray, Modigliani et Picasso, avant de rencontrer Edward Hopper en 1924, et de se mettre entièrement à son service, sacrifiant sa propre carrière. Modèle exclusif de son mari, agent, imprésario, elle continue de peindre, mais dans l'ombre, et quand elle lègue à sa mort en 1968, dix mois après celle d'Edward, plus de 3000 oeuvres au Whitney Museum, ce legs comprend aussi ses oeuvres personnelles. L'historienne Gail Levin découvre en 1976 que celles-ci ont été dispersées, données à des hôpitaux ou à l'université. Le musée n'a jamais cru à la valeur de l'oeuvre de Jo, alors que certains tableaux tardifs et non signés ont été conservés parce qu'on les a attribués de manière fautive à Hopper lui-même.
La relation entre Ed et Jo était souvent explosive : "Entre nous, c'était intense, dès le début, mais très vite nous ne nous sommes recherchés que pour mieux nous écorcher. On s'agaçait, on s'engueulait et on se tapait dessus. Par ma faute, souvent, je l'avoue, mais il était si exaspérant, si entêté. Jamais content. Grincheux. Macho. Je n'avais même pas le droit de prendre la voiture. Et surtout, il pouvait rester des jours entiers enfermé en lui-même, sans parler, ce qui fait le don de me rendre folle." Le vieux couple silencieux devant la jolie Maison Blanche de Cape Cod Evening, c'est évidemment Jo et Ed : "Un vieux couple éteint comme il y en a eu des centaines, des milliers, des millions..." Plus loin : "Se perdre... en ville, à la campagne. A la réflexion, au fin fond de leurs toiles, tous ses personnages ressemblent à des enfants perdus. Regardez à nouveau le couple de Cape Cod Evening, pétrifié de solitude dans les herbes hautes. N'ont-ils pas l'air passablement égarés ces deux-là aussi ? " Et le paragraphe suivant ajoute : "Nous sommes tous des enfants perdus, c'est cela qu'il pensait, oui, c'est sûrement cela. "Lonely crowd. Poor lonely crowd." Autrement dit, cela est précisé en note : le titre d'un livre célèbre du sociologue David Riesman, Lonely Crowd (1950), traduit en français sous le titre La foule solitaire (1964).
Or, nous retrouvons David Riesman dès la page 15 du livre de Murielle Joudet, dans un premier chapitre qui ne traite pas du tout de l'actrice Gena Rowlands, mais qui va éclairer d'une certaine manière tout son parcours. Premier chapitre qui s'intitule Bienvenue à Levittown, et qui se penche sur l'entreprise des frères Levitt, qui proposèrent après-guerre un standard de maison en banlieue, selon des méthodes de construction de masse héritées du fordisme. Maisons "toutes semblables en dehors de quelques variantes de façade : quatre pièces et demie étendues sur une parcelle de 20 x 35 m. Deux chambres, une salle de bain, un salon, une cuisine tout équipée dotée d'une fenêtre qui donne sur un jardinet "où la mère pourra surveiller ses enfants en toute sécurité", précise William Levitt. Une distance invariable de 18,28 m sépare chaque maison, et la télévision, qui remplace la traditionnelle cheminée, fait même partie des murs - fenêtre sur le monde, elle est l'accessoire indispensable des Etats-Unis d'après-guerre."
Les débuts de Levittown à New York |
Il faudrait consacrer un article entier à ce phénomène qui entraîna dans son sillage une vaste migration de la population blanche vers les banlieues (avec la ségrégation raciale qui l'accompagnait : les Levitt refusant l'entrée de leurs cités aux Noirs, de peur de voir déserter leurs clients blancs), mais je suis contraint d'abréger et vais directement à la citation de Riesman par Murielle Joudet :
"Dans le jargon sociologique et sous la plume de David Riesman, auteur de La Foule solitaire, célèbre étude sur le conformisme américain publiée en 1962, l'individu "extro-déterminé" est né et habite forcément à Levittown : enfermé entre les quatre murs de sa maison, épié par sa famille, ses collègues, ses voisins et son poste de télévision. Comme l'écrit Riesman, "les relations de l'individu avec le monde extérieur et avec lui-même passent par l'intermédiaire des communications de masse"; il cherche les principes de son comportement en dehors de lui-même et finit inévitablement par se conformer à une norme extérieure, érigée et figée pour de bon par ces médias, intériorisée par ceux qui l'entourent et qui regardent les mêmes programmes, lisent les mêmes journaux, achètent les mêmes produits. Levittown, en parfait symbole de cette société d'abondance qu'est devenue l'Amérique d'après-guerre, donnait corps à cet individu qui n'est finalement que l'émanation d'une convergence de regards."
Une manifestation près de Levittown, en Pennsylvanie, visant à empêcher des familles afro-américaines d’acheter des maisons, en 1957. |
Maison de Bruno Schulz, Marc Sagnol (1956) Drohobycz, Galicie, Ukraine. |
Enfin, c'est encore dans le cadre du cinéma que se trame la dernière résonance dont je voulais rendre compte, qui va nous renvoyer au Bambi d'Olivia Rosenthal. C'est une recherche autour de la personne même de Murielle Joudet qui me conduisit sur un blog, rapportant un entretien le 12 septembre 2012, avec la jeune critique âgée alors seulement de 21 ans, et qui témoignait déjà d'une réflexion avancée ainsi que d'une érudition remarquable. Dès l'entame du dialogue, elle parlait comme Olivia Rosenthal de ce rapport de l'enfance au cinéma, aux affects de peur et même de terreur qu'il peut déclencher :
"Au fond, rien de plus cinéphile qu’un enfant, parce que les enfants entretiennent des rapports de compulsion avec les œuvres que certains « cinéfous » arrivent encore à entretenir, ce qui n’est pas mon cas – j’ai aussi des films qui m’obsèdent, mais que je n’ai vu que trois fois. Je me souviens qu’étant enfant, le cinéma c’était des histoires et de la terreur, j’approchais avec les films d’une idée assez précise de la mort et de la perte, en même que je cultivais un véritable fétichisme pour certains détails. C’est surtout que les Disney préparent bien le terrain, une sorte d’antichambre hollywoodienne, exactement comme Tex Avery : l’idée que le cinéma hollywoodien ne serait que des variations autour du thème du petit chaperon rouge, autour du loup et de la rousse. Les princesses Disney sont très sexy : le soutien-gorge en coquillage d’Ariel la petite sirène, le moelleux des lèvres de la Belle au bois dormant, le ventre de Jasmine et les bretelles de son haut qui n’arrêtent pas de tomber, les cheveux au reflet bleu de Pocahontas. Tout ceci est sexuellement très violent.
Mais pour revenir à la terreur, il suffit de voir n’importe quel Disney, ça parle de ça : Dumbo, Les 101 Dalmatiens, Bambi, Le Roi lion, Blanche-Neige, c’est la perte, toujours la perte. Il y a aussi toujours une image traumatique, une image de trop (elle manquera par la suite chez le cinéphile adulte), qui se faufile dans les Disney, que ce soit le visage catastrophé de Cruella avec les yeux exorbités, celui de la sorcière vieille de Blanche Neige, Mufasa qui se fait tuer, Bambi qui perd sa mère, La belle au bois dormant qui touche la pointe de la quenouille : une image, totalement flippante, qui fait que tu te sers un peu plus sous ta couette. Sentiment de mort que j’ai eu ensuite devant Le Seigneur des anneaux,Titanic, Moulin Rouge, et qu’il m’arrive d’avoir encore mais assez rarement, uniquement avec Spielberg je crois. Puis au moment compulsion et terreur succède le moment accumulation et fétichisme – le cinéphile est alors adulte." (C'est moi qui souligne)
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