vendredi 18 mars 2022

Chiffon Rouge et la Griffonne

"A vrai dire, pour ce qui était des armes, nous étions mal fournis à l'Ermitage. Au-dessus de la cheminée pendait tout juste un de ces fusils dont on se sert pour la chasse au canard, mais muni d'un canon raccourci. Nous l'avions utilisé parfois dans nos voyages pour tirer sur des reptiles qui joignaient à la dureté de la vie l'épaisseur de la peau, et que le gros plomb abattait bien plus sûrement que le meilleur coup de carabine."

Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre

Je dois donc confesser une erreur. J'avais affirmé trop légèrement que l'arme à feu était absente des Falaises, ce seul passage démontre le contraire. Il m'avait échappé, je suis tombé dessus en ouvrant le livre au hasard ce matin, et le hasard bien sûr est malicieux...  Mais, à la page suivante, on peut lire : "La bonne épée que j'avais portée chez les cavaliers pourpres, était suspendue dans la maison paternelle, loin vers le Nord ; mais jamais je ne l'aurais choisie pour une telle expédition." Cette expédition consiste à entrer dans les domaines du grand Forestier, et il est intéressant de savoir pourquoi l'épée ne pouvait en aucun cas être choisie. Le narrateur l'avait tirée lors des "ardents combats de cavalerie (...). Plus d'un coup était tombé sur la garde des rapières franques et sur la poignée des sabres écossais (...). Mais tous ceux-là, et même les libres fils des races barbares, étaient des êtres nobles, offrant leur poitrine à l'acier pour la patrie ; et nous eussions pu dans un banquet lever notre verre à chacun d'eux comme on le fait pour des frères. Les vaillants de cette terre tracent dans le combat les frontières de la liberté ; et les armes qu'on a brandies contre de tels hommes, on ne peut s'en servir contre des bourreaux et des valets de bourreaux." Autrement dit, il existe une hiérarchie de valeurs dans l'usage des armes : l'épée, l'arme blanche sied au combat contre les adversaires nobles, cependant que l'arme à feu convient à la canaille. On retrouve en somme l'opposition Grenou-La Futaie de La dernière Harde.

Plus tard, le narrateur et frère Othon rejoignent le vieux Belovar, qui s'apprête avec ses hommes à la bataille. Il est significatif que l'armement ne comporte aucune arme à feu. Pas même un fusil de chasse au canard, non, on se croirait plutôt à Azincourt : "L'éclat des torches nous montrait des hallebardes, des masses d'armes et de lourdes hampes portant des fers de hache bien tranchants ou des dards en dents de scie, et pêle-mêle aussi, des piques, des crocs  pour les murailles et toutes sortes de crochets aiguisés. Le vieillard pensait avec tout cela nettoyer et balayer à coeur joie l'engeance des bois."

Mais il est une autre arme redoutable : les chiens. Belovar dispose de deux meutes, l'une, dite légère, de rapides lévriers des steppes, l'autre, dite lourde, de dogues molosses, d'un jaune clair rayé de noir, dont "l'intrépidité particulière à cette race était encore accrue par un croisement avec le dogue du Thibet que les Romains lançaient dans leurs arènes contre les aurochs et les lions." Jünger n'extrapole guère si j'en crois cet extrait d'une page d'un site consacrée à l'histoire du chien des armées : "Dès le XIIIe siècle avant J.-C., le chien, en tant que soldat à part entière, participe aux combats engagés par les hommes. Ces chiens, souvent des molosses étaient de redoutables armes contre l’ennemi qui tombait sous le coup de leurs terribles morsures. La race de ces chiens rappelait celle de notre actuel Dogue du Tibet. Sa stature était cependant encore plus imposante puisque la hauteur au garrot atteignait 75 à 80 cm alors qu’elle est de nos jours stabilisée à 70 cm. Partis de l’Asie, ces Dogues, plus féroces que les Lévriers de chasse des pharaons, trouvèrent de nombreux acquéreurs en Égypte, puis en Grèce. Ils gagnèrent enfin l’Empire romain après les conquêtes de la Grèce. Parallèlement, les Gaulois, les Celtes et les Germains développèrent une race dérivée du Grand Danois utilisé."

Des chiens de guerre d'époque assyrienne.

Avant de partir, les valets, munis de moufles de cuir qui leur montent jusqu'à l'épaule, couplent* les chiens avec des colliers couleur corail. Une fois au seuil de la forêt, à l'approche de l'ennemi, la meute des lévriers est lâchée, puis les valets découplent la meute lourde et les braques s'élancent en hurlant dans la nuit. Nombre d'ennemis sont jetés au sol et déchiquetés sans pitié. Cette première victoire réjouit le vieux Belovar mais il presse d'avancer à nouveau "avant que la canaille en fuite eût alarmé la forêt", et pour cela, fait "ouvrir une brèche dans l'épaisse haie qui formait la lisière". Ce moment résonne avec une de mes récentes lectures, toujours en train, un passage d'Apocalypse managériale, de François-Xavier de Vaujany (Les Belles Lettres, 2022) : "La forêt était l'espace des brigands, des voleurs, des meurtriers, des légendes. Ainsi : "Les grandes haies forestières ne sont pas des clôtures arbustives, terme dernier du bois fermé face aux prés et aux champs, mais des rangées d'arbres imbriqués les uns dans les autres par des branches taillées et courbées à hauteur d'hommes. Au-delà de cette barrière, plus ou moins organisée, s'étend un monde considéré comme dangereux, refuge des marginaux et des hors-la-loi, désert spirituel des ascètes."[Note 66 du livre : Braunstein, P., "Forêts d'Europe au Moyen Age", Les Cahiers du Centre de recherches historiques, Archives, (6), 1990, p.1-6)

La suite du récit jüngerien s'inscrit tout à fait dans ce cadre médiéval : "La brèche fut bientôt large comme le porche d'une grange. Nous allumâmes des torches et entrâmes dans la haute futaie comme par une sombre gueule." Mais le combat va se compliquer pour les chiens de Belovar, car le grand Forestier a lui aussi ses meutes, et là encore Jünger est assez bien informé car sa fiction s'appuie en partie sur de sombres réalités historiques :

"Sur ces bêtes terribles, sur leur fureur et leur force, Fortunio m'avait raconté des choses qui confinaient à la fable. En elles, le grand Forestier avait poursuivi le dressage du dogue de Cuba, qui est rouge de poil et porte un masque noir. Les Espagnols avaient en des temps reculés dressé ces dogues massifs à dévorer les Indiens, et les avaient exportés dans tous les pays où l'on trouvait des esclaves et ceux qui les gardent. C'est avec leur aide qu'on avait ramené sous le joug les noirs de la Jamaïque, qui déjà par les armes avaient assuré la victoire à leur soulèvement. On dit que leur aspect est effroyable, car à peine les chasseurs d'esclaves étaient-ils débarqué avec leurs meutes, que les insurgés faisaient leur soumission, eux qui avaient méprisé le fer et le feu."

Jünger se réfère sans doute ici à la Grande révolte des esclaves de 1831, également connue sous le nom de rébellion de Noël, qui fut conduite par le prédicateur baptiste noir Samuel Sharpe. A cette époque, il y a déjà longtemps que le peuple indigène, les Arawaks, a disparu, exterminé ou décimé par les maladies européennes, ne léguant  que le nom de cette terre, Xamayca : « la terre du bois et de l’eau. » Mais Jünger a tort quand il affirme que les noirs avaient triomphé par les armes, car bien au contraire, ce fut le premier mouvement pacifique dans la résistance des Noirs : Sam Sharpe avait en réalité fomenté une grève générale de la récolte de canne à sucre. La canne ayant la particularité de pourrir très vite,   Sharpe était persuadé que les oppresseurs seraient obligés de céder aux revendications s'ils ne voulaient pas être ruinés. Ce n'est que devant le refus de leurs demandes que la grève dégénéra en une rébellion complète, devenant ainsi le plus grand soulèvement d'esclaves des Antilles britanniques, mobilisant entre 60 000 et 300 000 hommes. Seuls quatorze Blancs périrent alors tandis que la rébellion fut réprimée avec une relative facilité par les forces britanniques, sous le contrôle de Sir Willoughby Cotton,  et près de 500 esclaves furent exécutés. Samuel Sharpe fut pendu en mai 1832 (son visage est représenté sur les billets de 50 dollars jamaïcain). Les dogues de Cuba, race aujourd'hui disparue, ont bien été utilisés pendant la répression, mais je n'ai pas lu qu'ils avaient eu un rôle aussi décisif que l'affirme Jünger...


En 1803, le général Rochambeau importe des dogues de Cuba pour les utiliser contre les insurgés durant l'expédition de Saint-Domingue. ** in Marcus Rainsford, A Historical Account of the Black Empire of Hayti, (London: Albion Press, 1805), p. 327. Des chiens sont visibles au bas de l’image.



Les lévriers de Belovar ne font pas le poids face aux molosses du grand Forestier, et là encore Jünger convoque l'histoire de la Conquête des Amériques : « Le roi de la meute pourpre était Chiffon rouge, cher au Grand Forestier, parce qu'il descendait en droite ligne du chien Becerillo, dont le nom est lié de manière tellement sinistre à la conquête de Cuba. On raconte que son Maître, le capitaine Iago de Senazda, pour régaler les yeux de ses hôtes avait devant eux fait mettre en pièce par cette bête les Indiennes captives. Ainsi ne cessent de revenir dans l'histoire humaine, des moments où elle menace de glisser au pur règne du démoniaque. » Sur ce Berecillo, on trouve sur Wikisource un texte d'un certain Lecacheux, dans la Revue des Deux Mondes de 1833 : il y trace un portrait bien éloigné de celui des Falaises, tendant à présenter la bête sous un jour tout à fait favorable : "« Ce chien, qui avait nom Becerrillo, passa de Saint-Domingue à Porto-Rico en même temps que les chrétiens qui venaient à la conquête de cette île. Il était roux de tout le corps hors le museau, qu’il avait noir jusqu’aux yeux ; il était d’une taille moyenne, d’une forme qui n’avait rien de svelte et d’élégant ; du reste, plein de vigueur, d’audace et d’intelligence. Les chrétiens, en voyant tout ce qu’il savait faire, ne doutaient point qu’il n’eût été envoyé de Dieu, pour les aider dans cette entreprise, et l’on peut dire en toute vérité que, dans cette expédition, qui ne se composait, comme on le sait, que d’un petit nombre de soldats, il contribua bien pour un tiers à la soumission de l’île ; car il allait, au milieu de deux cents Indiens, droit à celui qui s’était enfui d’entre les chrétiens, le saisissait par le bras et l’amenait ainsi au camp. Si le prisonnier cherchait à faire résistance, ou refusait de marcher, il était à l’instant mis en pièces.Tout ceci est donné bien sûr pour tout à fait authentique. En note, il est précisé que "Becerrillo, diminutif de becerro qui signifie un jeune taureau, est un de ces noms que les pâtres, en Espagne, donnent fréquemment aux chiens qui veillent avec eux sur les grands troupeaux de bœufs. Becerrillo, comme son nom l’indique, avait été élevé pour les travaux champêtres, les circonstances en firent un conquérant. Son fils, au contraire, fut, dès l’origine, destiné an métier de la guerre et fut salué, à sa naissance, du nom de petit lion, Leoncico." On peut se demander si Jünger a eu connaissance de ce texte, car on retrouve à la tête de la meute des dogues jaunes de Belovar le chien Leontodon. Que le narrateur retrouvera plus tard aux pieds de son maître, gisant contre un vieux chêne, parmi les cadavres des combattants et des chiens abattus, mutilés et horriblement dépecés. La peau toute déchirée par les coups de feu et les morsures, le chien léchait encore la main de son maître avant de mourir.

Chiffon Rouge, à la tête de sa meute, gravira l'escalier de roc qui mène à l'Ermitage, et la fin semble proche pour le narrateur lorsque le salut lui vient de son fils Erion. Frappant le bassin d'argent  resté dans la cour après le repas des serpents, il appelle les vipères fer de lance qui hantent les falaises et celles-ci, décrivant un cercle doré, se dressent à hauteur d'homme. Au-dessus de toutes les autres, la plus grande et la plus belle d'entre elles, la Griffonne, porte un coup fatal à Chiffon Rouge :

"Ce fut le signal pour la troupe des danseuses qui, déroulant leurs anneaux dorés, se jetèrent sur la proie, et l'enlacèrent si étroitement qu'un seul corps revêtu d'écailles semblait envelopper les hommes et les chiens. Et l'on eût dit aussi qu'un seul cri d'agonie jaillissait de ce réseau serré, que la force du venin, tel un lacet invisible, aussitôt étrangla. Puis le lacis brillant se dénoua, et les serpents, en un paisible mouvement, se retirèrent vers leurs crevasses."
Je voulais à l'origine traiter dans le même mouvement les meutes chez Genevoix, mais une lassitude monte en moi de tous ces massacres, ce sera pour la prochaine, si vous le voulez bien.

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* A noter que le mot couple, ici féminin, désigne en vénerie le lien qui attache deux chiens de chasse ensemble.

** Sur cet épisode peu glorieux, on pourra lire avec profit l'article de Philippe R. GirardL'utilisation de chiens de combat pendant la guerre d'indépendance haïtienne, Revue Napoleonica (2012). Dans son bilan, bien loin de démontrer l'efficience du recours aux chiens de combat, il souligne que "l’utilisation de chiens s’avéra non seulement ignominieuse mais coûteuse et inefficace. Les chiens ne furent envoyés que trois fois au combat, chaque fois sans succès, et ne firent jamais la différence, ce qui eut le don d’agacer Rochambeau dans ses mémoires. Légèrement plus efficaces comme bourreaux, les chiens ne parvinrent pas néanmoins à terroriser les rebelles et incitèrent même les troupes coloniales à entrer en rébellion."
Par ailleurs il montre que "les chiens sont au cœur de la mémoire collective haïtienne car ils sont devenus une métaphore pour les horreurs de l’impérialisme. Utiliser des rebelles pour nourrir des chiens les reléguait au statut d’animal. Utiliser des animaux pour démembrer des humains mettait aussi à nu la logique raciste de l’impérialisme et démentait le mythe selon lequel le colonialiste et le planteur agissaient pour le bien du « nègre ». S’attaquant aux politiques raciales de Napoléon Bonaparte dans la Caraïbe, l’abolitionniste Henri Grégoire ne manqua donc pas de mentionner l’utilisation de chiens par Rochambeau, imitant en cela Bartolome de Las Casas, qui avait utilisé le même exemple pour dénoncer la colonisation espagnole trois siècles plus tôt dans sa Destruction des Indes. De même, les patriotes haïtiens qui furent recolonisés en 1915-1934 (cette fois par les Américains) accusèrent les Marines d’avoir importé des chiens des Philippines pour dénoncer l’occupation de leur pays. L’accusation était sans fondement, mais elle déchaîna une tempête politique en Haïti et aux États-Unis. "


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