lundi 18 mars 2019

La jeune fille et la Mort

Le 10 mars, j'écoute en replay Mauvais genres l'émission de François Angelier diffusée la veille sur France-Culture, consacrée pour l'essentiel au dernier film de Lars von Trier, The House that Jack built. Émission présentée comme "une méditation sur le mal". Qui m'intéresse à triple titre, tout d'abord parce que j'ai moi-même rencontré en décembre le thème du mal (voir Le Mal est le problème le plus important), ensuite parce que la comptine qui donne son titre au film de Trier m'est apparue dans un livre important dont je reparlerai bientôt (par ailleurs tout ce qui a dorénavant trait au Jack, autrement dit au valet de carreau anglais, attise ma curiosité). Enfin, parmi les participants, il y a Pacôme Thiellement, dont on sait que je suis les travaux avec le plus grand intérêt.
Pourtant ce n'est pas le débat autour du film qui m'amène à parler ici de l'émission, mais bien la chronique de Céline du Chéné qui l'a précédé, où elle recevait Fany Eggers, historienne de l'art à l'occasion de la tenue du 18e congrès international de l’association Danses macabres d'Europe qui se tient à Paris du 19 au 23 mars 2019 (qui ouvre donc demain, à l'heure où je rédige cet article).
En parallèle au congrès, doivent se tenir deux expositions alléchantes :
"Le Livre et la Mort (14e - 18e siècle)" à la bibliothèque Mazarine à Paris, du 21 mars au 21 juin 2019 et "Memento mori, vanités et art macabre contemporain" à la galerie Jour et nuit du 18 au 24 mars.


A l'issue de la chronique, avant d'en venir à Trier, les invités évoquent quelques films associant comme dans les danses macabres la beauté de la jeunesse et la présence de la mort, devenue un personnage le plus souvent figurée sous la forme d'un squelette libidineux. Et c'est ainsi que j'entends évoquer (et cela ne manque pas de me causer une certaine émotion) Cléo de 5 à 7 d'Agnès Varda (c'est à 12'50 dans l'émission) : "La jeune fille à la mort, c'est Agnès Varda, c'est Cléo de 5 à 7, avec cette obsession des cartes, des peintures, et puis c'est le thème de Cléo, qui attend le verdict de la science, si la mort va l'emporter, si le cancer, le crabe va l'emporter."

Dans Cléo, la cartomancienne retourne précisément la lame XIII, celle dite de la Mort (le nom n'est pas donné, il n'y a que le numéro de la carte) qui la représente d'une manière très similaire à celle des danses macabres.




Dans son analyse pour DVDClassik, François Giraud précise que "Agnès Varda a tourné Cléo de 5 à 7 avec les peintures et les gravures d’Hans Baldung Grien à l’esprit. La chair blonde de ces jeunes femmes, enlacées par de sinistres squelettes, rappelle inévitablement celle de la superbe et sculpturale Corinne Marchand."

Hans Baldung Grien, élève de Dürer à Nuremberg entre 1503 et 1507, fit l'essentiel de sa carrière à Strasbourg où il mourut en septembre 1545. C'est en 1517 qu'il peignit ce tableau dans lequel la Mort saisit une jeune fille par les cheveux pour la forcer à descendre dans la tombe, qu'elle désigne de sa main droite. La jeune fille, dont le corps blanc et nu contraste violemment avec le bronzage du squelette, se tord les mains sans opposer vraiment de résistance.

 
La même année 1517, Niklaus Manuel Deutsch (1484-1530) érotise complètement le thème : "Ici, la Mort , écrit Patrick Pollefeys, est un cadavre putride qui ne se contente pas de toucher légèrement la jeune fille ou de la prendre gentiment par la main; il l'empoigne par le cou, l'embrasse et caresse son sexe. L'affreux amant semble ne rencontrer aucune résistance de la part de la jeune fille."


Or, c'est précisément  Niklaus Manuel Deutsch que Fanny Eggers évoque dans l'entretien avec Cécile du Chéné, à travers une danse macabre de Berne, quatre-vingts mètres de fresque sur le mur d'enceinte du cimetière du monastère des Dominicains, fresque aujourd'hui presque disparue, mais parvenue jusqu'à nous sous forme d'aquarelles. L'historienne se penche plus particulièrement sur la figure d'une jeune fille enlacée par un squelette qui plonge ses mains dans son corsage. Elle souligne, elle aussi, qu'elle ne se débat pas vraiment, ne faisant qu'esquisser un geste avec ses mains jointes.


Un texte accompagne la fresque où la Mort s'adresse à celle qu'il enveloppe de sa nudité osseuse : "Jeune fille, ton heure est déjà venue, tes lèvres rouges vont blêmir, ton corps, ton visage, tes cheveux, tes seins, tout ne sera plus qu'engrais pourri". Et la jeune fille lui répond : "O Mort ! tu me violentes horriblement ! Mon cœur va se briser dans mon corps. Je m'étais promise à un jeune homme et c'est la mort qui vient m'enlever."

Singulier personnage que ce Niklaus Manuel, que je ne connaissais pas jusque-là, car il fut non seulement peintre mais poète, dramaturge, mercenaire et homme d'état. Et, chose rare, selon Hans-Jürgen Greif, il se représente lui-même à la fin de la fresque de Berne :




Avec tout ça, j'ai à peine rédigé le tiers de ce que je voulais exposer primitivement dans cet article, j'en termine là néanmoins pour aujourd'hui (n'oubliez pas ce soir la projection de Cléo sur Arte, toute la soirée est d'ailleurs consacrée à Agnès Varda), mais je n'en ai pas fini avec la mort, loin de là...


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