"L'eau fabriquait ses propres pièges, glissant ses charrois entre les cailloux qu'elle convoitait, puis, canalisée, elle était elle-même prise au piège, et se laissait volontiers débarrasser de ses bagages de vase, de détritus et d'alluvions pour passer, et se déverser, épurée, égale et lourde, dans les godets de la roue de pêche dont le poids d'eau engendrait enfin le mouvement de la fabrique."
Emmanuelle Pagano, Ligne § Fils, Trilogie des rives, I, P.O.L., 2015.
D'une rive l'autre. C'est précisément sur celle de la Creuse, au Blanc, qu'Emmanuelle Pagano, qui vit d'ordinaire sur le plateau ardéchois, a été invitée en résidence d'écriture. Elle y travaille le deuxième tome de sa "trilogie romanesque sur la relation de l’eau et de l’homme, du naturel et du bâti, la violence des flux et celle des rives qui les encerclent". Jeudi 9 mars dernier, elle est venue à la médiathèque pour une lecture et une rencontre avec le public.
D'elle j'avais lu Les mains gamines, et tout récemment, Le tiroir à cheveux. Écriture forte, parfois âpre et rugueuse, avec quelque chose de tendu, de noueux, sans apprêt et sans concession.
Il reste que la lecture, par ses soins, m'a laissé sur la berme. Trop rapide pour moi. Je n'avais pas le temps de fomenter des images, le flux de la parole ne me laissait que l'enveloppe sonore des mots. Je renonçai assez vite à suivre. Après coup, je songeais à un passage d'une chronique de Florence Trocmé dans son Flotoir.
Des voix qui font barrageHeureusement, je retrouvai vite de l'intérêt dans le dialogue qui suivit, amorcée par les questions de Carole Gasnier. Décrivant le processus d'élaboration de l’histoire qu'elle est en train d'écrire, Emmanuelle Pagano en vint à évoquer les multiples collisions, c'est le mot qu'elle employa, qui en parsemèrent le chemin. Rencontres inopinées entre révélations d'un oncle, fragments de généalogie familiale, chronique d'un village englouti par les eaux d'un barrage... Des trajectoires a priori sans relation se trouvaient connectées, et cette dynamique n'était pas bien sûr sans me faire penser à celle d'un attracteur étrange.
Deux auditions successives récentes m’amènent à une réflexion sur la voix et le dialogue.
Tout d’abord une ancienne émission de France Culture, signalée par Jean-Paul Louis-Lambert : un entretien entre le musicien contemporain Philippe Hersant et Danielle Cohen-Lévinas (première diffusion le 13 octobre 2002).
Plus tard, dans la soirée, un autre entretien entre Peter Szendy, philosophe et musicologue, spécialiste notamment de l’écoute (tiens, tiens…) et Laure Adler
Dans le premier cas, des voix riches en nuances, souples, ménageant des silences, intégrant l’hésitation, se répondant. Dans le second, un flux verbal ininterrompu, celui de Peter Szendy, ponctué par les phrases percutantes et un poco percussives de Laure Adler, avec sa voix très particulière, qui me semble manquer d’accents toniques, rester en suspens.
Dans le débit de Peter Szendy, alors même qu’il disait des choses passionnantes et notamment sur l’écoute, ce qui me semble donc un peu paradoxal, pas une minute d’arrêt, pas un interstice où se glisser pour reposer la pensée, l’articuler même, avant l’idée suivante. Un débit qui me fait aussi penser à Raphaël Enthoven. Pour moi, qui écoute, pas de place, pas d’introduction possible dans ce discours, je suis exclue. Alors que dans le dialogue moins sûr de lui, plus explorateur sans doute, de Philippe Hersant et de Danielle Cohen-Lévinas, je me sens invitée à penser avec eux, j’ai le temps de laisser mes réactions et mes associations à ce qu’ils disent se déployer.
En irait-il de même pour certaines œuvres musicales qui saturant l’espace sonore, ne laisse pas de vrai interstice à l’auditeur, pas de possibilité de participation à la musique ?
Faisant une brève recherche sur Danielle Cohen Lévinas, je découvre dans sa bibliographie ce titre admirable, qui entre si bien en résonance avec mon propos : La voix au-delà du chant, une fenêtre aux ombres
Pas de fenêtres aux ombres, me semble-t-il dans la voix de Peter Szendy ou dans celle de Laure Adler.
La Creuse à Argenton |