lundi 29 mars 2021

D'une oie blanche qui connaissait son propre sort

Venons-en au finale de la représentation du cirque Bastiani. Petit cirque familial avec le père, le magicien au coq de Bantam, "sa très belle femme et leurs trois enfants bruns et bouclés, non moins beaux". Ils jouent ensemble une musique qui remue Austerlitz jusqu'au fond de l'âme, "une musique de nuit absolument étrangère, comme arrachée du néant par des instruments un peu désaccordés". Ce qui se passa en lui alors, il ne le comprend toujours pas, de même qu'il n'aurait su dire "si sa poitrine était oppressée sous l'effet de la douleur ou se dilatait de bonheur pour la première fois de ma vie."

Dans les études sur Sebald et particulièrement sur Austerlitz, je n'ai rien lu sur ce passage du cirque Bastiani (mais je ne peux assurer bien sûr qu'il n'existe pas quelque part une exégèse bien sentie qui réduira à peu de chose cette propre chronique, disons simplement que toutes mes recherches sur le net ont été vaines). Et pourtant ce moment me semble crucial : tout d'abord parce qu'il est rare dans cette œuvre de trouver un moment qui s'apparente à de la joie. Or, la joie est ici présente, dans cette dilatation de bonheur qui me rappelle l'étude du philosophe Jean-Louis Chrétien sur la Joie spacieuse, sous-titrée justement Essai sur la dilatation (Éditions de Minuit, 2007). Je dois à la vérité de dire que je n'ai pas lu ce livre (j'ai lu avec le plus grand intérêt d'autres essais de ce grand philosophe, mais pas celui-ci), mais ce que j'en sais par la lecture de critiques me suffit présentement pour opérer ce parallèle, et retrouver par là cette parenté troublante de la joie avec l'angoisse, telle qu'elle se dessine dans Austerlitz

"La joie nous rend plus vifs dans un plus vaste monde. Comment penser cet élargissement du dehors et du dedans, et le chant neuf de ses possibles ? Et de quelle manière décrire ce que la Bible nommait dilatation du cœur, laquelle parfois se produit jusque dans l'épreuve et l'angoisse, comme si leur pression faisait naître une force à nous-mêmes imprévue ?" (Extrait de la présentation sur le site de Minuit)

Il convient maintenant de faire place aux deux dernières phrases qui décrivent cette "inoubliable représentation de cirque", avant que Sebald ne reprenne sa marche en avant et revienne sur le motif de la Bibliothèque nationale :

"Pourquoi certaines mélodies vous touchent à ce point, certaines syncopes, certaines tonalités, jamais un être aussi peu musical que moi ne pourra jamais le comprendre, mais aujourd'hui, rétrospectivement, il me semble que le mystère qui m'a effleuré à l'époque a été levé par l'image de cette oie blanche [le dernier enfant de la troupe est accompagné d'une oie blanche] qui, impassible, se tenait immobile au milieu des artistes pendant qu'ils jouaient. Paupières closes, le cou légèrement tendu vers cet espace ouvert par le faux ciel du chapiteau, elle écouta jusqu'à ce que les dernières notes se dissipent, comme si elle connaissait son propre sort et aussi le sort des gens de cirque en compagnie desquels elle se trouvait."
"Forains mi-gitans, avec leurs oies savantes", Saintes-Maries de la Mer, 1948, Photo Base PhoCem

Sebald ne développe pas : quel est donc ce sort réservé à l'oie blanche, et, dans la foulée, aux gens du cirque qu'elle accompagne ? pourquoi  le mystère effleuré à l'époque est-il levé par cette image de l'oie blanche ? Encore une fois, pas de réponse sur le net. Faut-il faire le rapport avec l'oie blanche qui est, selon l'expression consacrée, "une jeune fille très innocente, très niaise, pure" ? Cette locution n'est pas immémoriale, elle daterait de la fin du XIXe siècle, et aurait été mise en vogue par le romancier Marcel Prévost. 

L'oie blanche est souvent la victime du pervers, qui profite de sa naïveté pour lui extorquer des faveurs. On aurait quelque raison alors de craindre pour son avenir. Il y a en tout cas comme une menace implicite dans cette expression "comme si elle connaissait son propre sort". Cette oie blanche pourrait bien passer à la casserole, dans tous les sens du terme. Et n'est-ce pas ce qui menace aussi les circassiens qu'elle accompagne ? En un sinistre rappel du génocide des Tsiganes perpétré par les Nazis : rappelons que les Sintis et les Roms n’ont été déclarés victimes de la politique raciale du IIIe Reich qu’en 1982 par l’Allemagne et que la France n’a reconnu sa responsabilité dans l’internement des gens du voyage qu’en 2016. Il reste encore difficile de chiffrer le nombre de morts durant cette période en Europe, mais on l'estime entre 300 000 à 500 000, au minimum.

Après l’arrestation de la famille, Ceija et sa mère sont successivement déportées à Auschwitz, Ravensbruck et Bergen-Belsen. 
(Tableau de Ceija Stojka, artiste Rom, qui, en 1988,  fut la première rescapée dans le pays à rompre publiquement le silence sur la déportation des Tziganes sous le régime nazi, par des livres d’abord, puis des peintures. Voir l'article de Florence Aubenas)

Le coq de Bantam et l'oie blanche, ces deux volatiles, seraient, selon cette perspective, comme les emblèmes de l'extermination.

Pour finir, je voudrais dire qu'il y a un film auquel ce passage du cirque Bastiani m'a irrésistiblement fait penser, et qui n'est autre que Les Ailes du désir de Wim Wenders. L'action se passe à Berlin et non à Paris, mais on y trouve aussi un petit cirque, le cirque Alekan (qui porte le nom du grand Henri Alekan* qui a éclairé le film), installé là aussi sur un terrain vague. C'est pour l'amour de Marion, la trapéziste, interprétée par Solveig Dommartin, que l'ange Damiel (Bruno Ganz) renonce à sa condition d'immortel et devient humain.

Marion, porteuse des ailes d'ange pour son numéro, ne serait-elle pas cette oie blanche  tendant le cou vers le faux ciel du chapiteau ? En une résonance avec la Cléo de 5 à 7 d'Agnès Varda


Comment exclure la possibilité que Sebald, grand admirateur de Peter Handke (qui écrivit une partie des dialogues du film de Wenders), ait écrit ce passage d'Austerlitz en songeant précisément à ce film si proche de lui de par sa tonalité mélancolique ?

_______________________________

 * Dans sa quinzième livraison de son feuilleton Unicorn, mon ami Nunki Bartt insère une photographie du Cirque Alekan, alors même que je ne lui avais pas touché le moindre mot sur cette relation que j'entrevoyais entre Sebald et Wenders.


Extrait : "Tout autour d’eux n’était qu’un enchantement, un opérateur aussi doué qu’Henri Alekan n’aurait pas mieux fait, pensait Lars, lui qui semblait tout droit sorti d’une comédie musicale à la Stanley Donen. La lumière était parfaite, rassurante. Le blanc et le noir se distribuaient harmonieusement sur la moindre parcelle d’un feuillage, sur la plus infime aspérité d’une roche, sur le simple pli d’un vêtement. Jasmine, attentive au moindre mouvement d’Unicorn, lui flattait toujours l’encolure, et la bête comblée d’aise, s’était mise à ronfler ; faiblement d’abord, puis de plus en plus fort, déclenchant chez Lars et Med un fou rire contagieux qu’ils essayaient d’étouffer en enfouissant leur visage dans les feuilles mortes qu’ils avaient rassemblées en petits tas."

 

vendredi 26 mars 2021

D'un petit coq de Bantam

"Ce que ces cinq saltimbanques, sous leur chapiteau derrière la gare d'Austerlitz, jouèrent en ce samedi après-midi pour leur maigre public accouru d'on ne sait où, je n'en ai plus aucune idée, mais il me sembla que cela venait de très loin, de l'est, songeai-je, du Caucase ou de Turquie. J'ignore aussi à quoi me faisaient penser ces sons que produisaient ensemble ces musiciens, dont aucun, certainement, ne savait lire les notes. Parfois j'ai eu l'impression d'entendre un chant d'église gallois oublié depuis fort longtemps, puis, très ténu et néanmoins de nature à donner le vertige, le tourbillon d'une valse, un motif de tyrolienne ou les accords traînants d'une marche funèbre au son de laquelle ceux qui marchent en queue à chaque pas gardent un instant le pied en l'air avant de le reposer."

W.G. Sebald, Austerlitz, p.371

Juste après l'épisode de la petite fille chutant dans le jardin du Luxembourg, Austerlitz évoque la représentation du petit cirque itinérant Bastiani, sur la rive gauche de la Seine, dans cette zone alors "à moitié abandonnée" qui deviendra l'emplacement de la nouvelle Bibliothèque nationale. Marie de Verneuil et Austerlitz entrent sous le chapiteau alors que le spectacle touche à sa fin. Ils assistent au dernier numéro avec un magicien en longue cape bleu nuit, sortant de son chapeau un coq nain de Bantam, qui exécute ensuite diverses prouesses, parcours et simili calculs, avant de disparaître à nouveau à l'intérieur du huit-reflets. 

 

Prise du Palais d'Eté de l'Empereur de Chine
Lithographie : Leo Scherer (1827-1876)

Je me suis penché sur ce détail du coq nain de Bantam, en ayant à l'esprit qu'il n'est pas de détail anodin chez Sebald. Et découvris tout d'abord que l'expression était presque un pléonasme, car le nom Bantam signifie poule ou coq nain en anglais. De nos jours, on la désignerait plutôt comme poule Pékin, race de poule naine originaire de Chine. Le site monpoulailler.com (oui, je sais, ce n'est pas très prestigieux comme référence et ça prête plutôt à ricaner, mais lisez donc la suite) me livre deux versions de l'arrivée de cette race en Europe : 

"La première raconte tout simplement que la poule Pékin a été importée en Angleterre vers les années 1843. De ce temps, cette poule aurait servi de cadeau pour la Reine Victoria. La seconde version est un peu plus romanesque et est étroitement liée à une grande leçon historique.

En effet, l’histoire raconte qu’en 1860, durant la Seconde Guerre de l’Opium, la poule Pékin aurait été dérobée aux Chinois. En effet, à cette époque, le commerce de l’opium était encore interdit en Chine. La France et l’Angleterre tentaient donc de le rendre licite pour pouvoir atteindre tout le marché asiatique. Malheureusement, les négociations ne se passent pas comme prévu. Une situation qui tourne rapidement au drame. Et pour cause, afin de se venger de l’exécution de prisonniers, les troupes franco-britanniques, en octobre 1860, décidèrent de piller et d’incendier le Palais d’Été ainsi que les jolis jardins qui l’entourent.

Et les représailles ne s’arrêtèrent pas là. Situé à quelques kilomètres de la Cité Interdite, ce Palais d’Été était la principale résidence des grands empereurs de la dynastie Qing. Comme il s’agissait du « Versailles chinois », on y retrouvait la plupart des grandes œuvres d’art du pays mais également des richesses inestimables. Malheureusement, plusieurs de ces grands trésors furent donc volés et disséminés dans les quatre coins du monde. Parmi les trésors qui ont subi ce vol, on retrouve cette fameuse race de poule qui fait la fierté des chinois : la poule Pékin de Bantam."

En plaçant ce coq de Bantam dans sa narration, Sebald a-t-il voulu faire allusion (d'une manière on ne peut plus discrète car qui songe à vérifier l'histoire de cette poule de Bantam, à part votre serviteur ?), allusion à ce désastre qui anéantit un des joyaux du patrimoine culturel universel ? Interprétation excessive ? 

Et pourtant, au chapitre VI des Anneaux de Saturne, autre grand récit de Sebald paru en 1995, c'est bien la destruction du Palais d’Été, "le jardin enchanté de Yuanmingyuan" (littéralement. « jardin de la clarté parfaite »), qui est racontée sans fard :

"Officiellement ordonné par les commandants britanniques pour venger leurs émissaires britanniques Loch et Parkes des mauvais traitements que les Chinois leur avaient infligés, l'incendie des quelque deux cents maisons de plaisance, pavillons de chasse et pagodes disséminés dans l'immense jardin et dans les espaces palatiaux attenants était surtout destiné à effacer toutes traces du pillage auquel on s'était livré précédemment. A une vitesse incroyable, ainsi que le note le capitaine du génie Charles George Gordon, les temples, kiosques et ermitages, pour la plupart construits en bois de cèdre, furent transformés en torches. Le feu rugissant se propagea par bonds, gagnant buissons et bosquets, n'épargnant que quelques ponts et pierres ou l'autre pagode de marbre. Longtemps encore des nappes de fumée obscurcirent le ciel dans la région environnante et un grand nuage de cendres masquant le soleil fut poussé par le vent jusqu'à Pékin où il s'affala au bout d'un certain temps sur les têtes et les maisons des habitants qui se crurent frappés par un châtiment du ciel" (pp. 190-191)

Pillage de l'ancien Palais d'Été par les troupes franco-britanniques en 1860 durant la seconde guerre de l'opium.

Victor Hugo lui-même s'était élevé contre ce saccage dans son texte "Au capitaine Butler" :

« Cette merveille a disparu. Un jour, deux bandits sont entrés dans le Palais d'Été. L’un a pillé, l’autre a incendié. [...] L’un des deux vainqueurs a empli ses poches, ce que voyant, l’autre a empli ses coffres ; et l’on est revenu en Europe, bras dessus, bras dessous, en riant. Telle est l’histoire des deux bandits. Nous, Européens, nous sommes les civilisés, et pour nous, les Chinois sont les barbares. Voilà ce que la civilisation a fait à la barbarie. Devant l’histoire, l’un des deux bandits s’appellera la France, l’autre s’appellera l’Angleterre."

Ce petit coq de Bantam nous a emmenés bien loin ; nous remettons à la prochaine fois de parler de la fin de cette séance de cirque, avec la mystérieuse musique du cirque itinérant Bastiani.

mercredi 24 mars 2021

Le grand vertige de la vie qui bascule

"Lorsque je suis allé à Djémila, il y avait du vent et du soleil, mais c’est une autre histoire. Ce qu’il faut dire d’abord, c’est qu’il y régnait un grand silence lourd et sans fêlure – quelque chose comme l’équilibre d’une balance. Des cris d’oiseaux, le son feutré de la flûte à trois trous, un piétinement de chèvres, des rumeurs venues du ciel, autant de bruits qui faisaient le silence et la désolation de ces lieux."

Albert Camus, Noces, Le vent à Djémila

Alors j'ai lu Un vertige d'Hélène Gestern, court récit d'une soixantaine de pages lui-même suivi d'un récit encore plus court, La séparation.

Un vertige. On peut s'interroger sur ce titre, qui n'est pas véritablement explicité dans le texte. Désigne-t-il l'effet de cette rupture amoureuse qu'elle conte dès le premier chapitre ? Suivie de retrouvailles sept ans plus tard, qui conduisirent au même chaos. Toujours est-il que le mot vertige affleure en plusieurs endroits, que je me propose ici d'inventorier. En même temps je constatai l'émergence parallèle d'un autre motif, auquel j'avais failli consacrer une chronique lorsque je découvris (bien tardivement) Noces d'Albert Camus, car il est, sans doute aucun, l'un des traits saillants de cette prose magnifique : le silence.


Première occurrence, chez Hélène Gestern, du vertige page 20 (de l'édition Folio dont je me sers) :

"Durant les fêtes, j'ai séjourné trois jours à Paris, dans l'appartement que m'avait laissé une amie durant son absence. J'ai passé le lendemain de Noël à parcourir le quartier et les lieux qui avaient été les nôtres : les librairies, le Ve arrondissement, le jardin des Plantes. Chaque pas était un vertige, j'étais dans une sorte de mort intérieure, tout m'apparaissait blanc et silencieux, irréel, je ne savais plus au fil des rues ce qui restait de moi"
Désorientation, sensation de vide et d'irréalité à reparcourir les chemins qui furent autrefois ceux de l'amour partagé. L'espace est blanc et silencieux. Silence que l'on retrouve à la page suivante : la narratrice est reparti début janvier en Normandie, dans une abbaye, afin de consulter des manuscrits et elle écrit : "Dans ma chambre, le soir, j'écoutais le silence, absolu, car peu de rumeurs du monde parvenaient  jusque-là."

Cette alliance, et j'ai même envie de dire cet alliage, du vertige et du silence se retrouve page 31:

"Le temps, dévastateur, vient poser une nappe étale d'indifférence sur la situation. Le désir meurt, la souffrance du désir en même temps que lui. Le corps glisse dans son propre vertige, un espace très blanc et très silencieux où plus rien n'a droit de cité, surtout pas la pensée de l'autre." [C'est moi qui souligne]
Ce que m'évoque aussi ce passage c'est le motif proustien de l'amour oublié dans Albertine disparue : "sans sa pulsation aortique [de la jalousie], le "très haut amour", écrit encore Gestern, souvenir dévitalisé qu'aucun désir ne colore plus, n'est que le résidu d'une passion morte." Très haut amour renvoie bien sûr au poème de Catherine Pozzi, qui fut l'amante de Paul Valéry de 1920 à 1928.

Très haut amour, s’il se peut que je meure

Sans avoir su d’où je vous possédais,

En quel soleil était votre demeure

En quel passé votre temps, en quelle heure

            Je vous aimais,

La référence n'est pas anodine, car cette liaison avec Valéry est aussi une histoire toute de brûlures et de ruptures. Gil Pressnitzer écrit justement que « Vénus tout entière à sa proie attachée », elle ne pouvait posséder son amant fuyant. Elle l’orgueilleuse, ne pouvait être que la maîtresse que l’on cèle, que l’on scelle, que l’on dissimule. Après la rupture, elle ne voudra que d’une solitude fiévreuse, totale, noire. « Le prince des poètes » avait la lâcheté des hommes. Il n’en sortira pas indemne lui aussi. Les disputes incessantes, les séparations mille fois consommées, les retrouvailles en pleurs les auront tous les deux dévastés. Car il s’agit plus d’une union mystique que d’une union physique."

« Je ne sais plus si ton bras est autour de mon esprit ou ta pensée appuyée à mon corps qui te cède ». 

Catherine Pozzi et Paul Valéry

Nous retrouvons silence et vertige dans le chapitre intitulé Corps, où Hélène Gestern se dit persuadée que l'amour nous modifie biologiquement :

"Dans les jeux de l'amour, qui confondent la barrière des identités, nous rendant poreux, vulnérables, perméables, ouverts et offerts, il pourrait y avoir quelque chose qui nous ramène à la chaleur première, au cercle paisible de la chair autour de la chair, quand nous respirions encore dans un monde de silence amniotique où le froid n'avait pas pris possession de nous." (p. 42)
La rupture consommée, il faut alors composer avec le manque. Le corps devient île que seul le chat peut toucher, un fardeau quotidien sur quoi l'on doit "imprimer des attitudes, des expressions destinées à faire croire aux autres que je suis en vie alors qu'à l'intérieur tout est vide et blanc." Et la crainte survient que jamais ce corps ne puisse être à nouveau ému :

"Réapprendre la grammaire du corps d'un autre, même s'il m'arrive d'en avoir le désir fugitif, me paraît une tâche insurmontable, car ma masse organique s'est pétrifiée dans la chair de celui qui lui parlait un langage de splendeur et de vertiges."
Le dernier couple silence/vertige se situe dans le dernier chapitre, Écrire. "Écrire n'a pas été salvateur, écrit-elle. La grande souffrance s'est faite dans le silence." Et, un peu plus loin, elle s'interroge sur la "force qui nous pousse, au mépris le plus élémentaire de nous-même, dans des amours invivables, sur ce que cela suppose de défaillance - puisque l'on finit par tout abdiquer -, de masochisme et de désir de mort. Mais aussi sur la valeur intrinsèque de cette démence, celle qui nous porte hors de nous et nous permet de voir de près, au moins une fois, le grand vertige de la vie qui bascule."

Dans ce récit bref, tranchant, découpé comme au scalpel, d'autres échos étaient perceptibles, bien familiers pour moi aujourd'hui. Il y avait d'abord cette histoire de Noël solitaire, ces marches dans le centre de Paris, la mention du jardin des Plantes. C'était encore une fois, on l'aura deviné, la grande ombre de Sebald qui s'étendait sur ces lignes. D'autant plus qu'à la phrase suivante, elle raconte être allée voir le lendemain, avec un ami à peu près aussi mal en point qu'elle, une exposition sur les émigrés d'Ellis Island, "renouant avec ma fascination ancienne pour les gens sans lieu, leur regard si fixe, si grave, si poignant sur ces photographies où presque aucun d'eux ne sourit."*

Mais le plus troublant c'était encore un chapitre titré Bibliothèque nationale. Lorsqu'elle a commencé, dit-elle, à fréquenter le bâtiment Tolbiac, rebaptisé par la suite François Mitterrand, "le quartier était encore en chantier et l'avenue de France un morceau d'asphalte ouvrant sur du vide. Je crois que T. et moi étions ensemble quand j'ai pris ma première carte."

La bibliothèque est devenu pour Hélène Gestern un lieu de repli presque foetal, où là aussi le silence a tous ses droits :

"Il m'arrive aussi de plus en plus souvent, d'y aller pour rien, avec mes propres livres, et de passer simplement  quelques heures à écrire dans cet espace de silence, dont j'aime la géométrie et le calme, une fois franchi le sas utérin de l'entrée qui renvoie l'univers extérieur au loin." (pp. 59-60)

Mais cet espace n'est pas aussi pacifié que l'on pourrait croire. Six mois après la première rupture, où T. avait annoncé quitter l'Europe, elle le voit de dos, dans un couloir de la Bibliothèque, non seulement il n'avait pas quitté l'Europe mais, ajoute-t-elle ironiquement, "son chagrin avait trouvé une jolie et blonde compagnie." Sept ans plus tard, "au printemps de nos retrouvailles, nous sommes retournés à la Bibliothèque nationale ensemble. Il me disait qu'il n'avait jamais été aussi heureux dans ces lieux que ce jour-là." Un bonheur qui fut donc bref, et il a fallu revenir. Sans lui. "Remettre ses pas dans le vide du présent, refaire seul l'itinéraire enchanté que l'on fit à deux, sur une esplanade devenue chemin de croix. Le silence était surnaturel, je tournais dans un espace métamorphosé et inquiété par sa présence."

Une esplanade que Sebald évoque ainsi dans Austerlitz :

"Une fois gravies les quatre douzaines de marches aussi raides qu'étroites, opération qui même pour les visiteurs assez jeunes ne va pas sans danger, dit Austerlitz, vous voici sur une esplanade couverte des mêmes madriers striés, délimitée aux quatre coins par les tours de vingt-deux étages de la Bibliothèque et couvrant la surface approximative de neuf terrains de football, qui, littéralement parlant, vous en impose et vous écrase." (p. 375)
Après cette digression gesternienne, nous allons remettre nos pas dans la pérégrination sebaldienne.

_______________________

* Dans une étude pour la revue en ligne Textimage, intitulée Écrire avec et contre l’image,
dispositifs de l’enquête mémorielle dans Récits d’Ellis Island, histoires d’errance et d’espoir
de Georges Perec et Robert Bober et Les Emigrants de W. G. Sebald, Marie-Jeanne Zenetti ouvre par cette citation d'Austerlitz, p. 109 :

"Ce qui m’a constamment fasciné dans le travail photographique, c’est l’instant où l’on voit apparaître sur le papier exposé, sorties du néant pour ainsi dire, les ombres de la réalité, exactement comme les souvenirs, dit Austerlitz, qui surgissent aussi en nous au milieu de la nuit et, dès qu’on veut les retenir, s’assombrissent soudain et nous échappent, à l’instar d’une épreuve laissée trop longtemps dans le bain de développement."

Perec, autre écrivain majeur pour Hélène Gestern

lundi 22 mars 2021

O solitude My sweetest choice

« Nous sommes habités par les morts. Ils nourrissent notre vie, mais pourraient nous emprisonner dans leurs ténèbres si l'on n'y prend garde » 

Hélène Gestern, Armen, Arléa 2020, p. 144. 

Outre Beyrouth 2020, Journal d'un effondrement, de Charif Majdalani, j'avais emprunté à la médiathèque un autre livre, un pavé de six cents pages d'Hélène Gestern qui se nomme Armen (Arléa, 2020). Il me semble l'avoir entraperçu à Arcanes, mais j'ai pensé alors qu'il devait s'agit d'un autre livre sur le phare d'Ar-men , à dix kilomètres de l'île de Sein, qui donne son titre au beau récit de Jean-Pierre Abraham, un ami de Georges Perros qui en fut le gardien pendant trois ans. Je me trompais : Armen désignait Armen Lubin, de son vrai nom Chahnour Kérestédjian, écrivain et poète arménien né à Istanbul en 1903, et exilé à Paris vingt ans plus tard à cause du génocide. 

Pourquoi avoir choisi ce livre ? Je n'avais jamais lu Hélène Gestern (même si j'avais acheté un de ses livres mais il attendait encore son heure dans la bibliothèque - j'y reviendrai), et je ne connaissais Armen Lubin que depuis très peu de temps, depuis que j'avais lu les dix pages que lui consacre Philippe Jaccottet dans L'entretien des muses. Il faut croire que ce nom d'Armen, qu'il soit fragment d'Arménie ou phare affrontant l'Océan, portait suffisamment de mystère en lui pour précipiter ma curiosité.


Je ne l'ai pas regretté : l'ouvrage croise la biographie de Lubin et l'autobiographie d'Hélène Gestern (dont ce n'est pas non plus le vrai nom - mais elle refuse l'idée de pseudonyme - gardant le sien propre pour ses travaux universitaires). Les deux itinéraires sont marqués par l'exil et la douleur. Celle, longue et intense, d'un Lubin atteint d'une tuberculose osseuse, le mal de Pott, qui le ruine physiquement et le contraint à errer d'hôpital en sanatorium pendant des années et des années ; celle, plus psychique et plus sporadique, mais non moins violente, de l'écrivaine, confrontée au silence des générations précédentes murés dans le silence des effrois de l'histoire, au deuil précoce d'un compagnon aimé et aux ruptures amoureuses cataclysmiques.

Réservant la prose au versant arménien de son œuvre, et à une correspondance proliférante avec nombre d'écrivains amis, et en particulier avec Madeleine Follain, femme du poète Jean Follain, fille du peintre nabi Maurice Denis et peintre elle-même, Armen Lubin développe en ses années de maladie et de précarité sociale une poésie "où le marteau de la souffrance, écrit Jaccottet, (tantôt vécue, tantôt venue du lit voisin) est là pour casser quand il faut l'harmonie du système, rompre une articulation trop naturelle, une mélodie trop fluide." Dans les notes qui suivent son étude, il cite ce passage où il est question d'un phare et l'on peut se demander si le poète avait à l'esprit ce phare qui portait son nom (Hélène Gestern raconte qu'il le découvre par hasard en lisant une complainte bretonne, et il écrit alors à Paulhan : "Saviez-vous que mon prénom désignait le phare le plus avancé de la France, pas gaie cette histoire ! Me voici condamné aux tempêtes perpétuelles."(p. 545) :

Il en est qui émergent d'un océan d'effroi
Avec la poitrine qui se soulève, qui se broie,
Il y a le sable, il y a le vent, il y a le phare,
Il y a le cœur étonné en avant de ses remparts. 

Au mitan du livre, Hélène Gestern évoque les écrivains qui l'ont accompagnée. "A leur façon, écrit-elle, les livres que nous lisons écrivent notre biographie". Et de citer alors Muriel Cerf, dont elle note qu'elle meurt en 2012 dans l'indifférence presque générale, Alejo Carpentier, l'Ada de Nabokov, De sang-froid de Truman Capote, Ishiguro, Apollinaire qui "infuse" sa "rythmique personnelle", Antonio Muñoz Molina, Perec, dont elle ne manque jamais de baptiser un personnage de ses romans du nom de l'un de ceux de La Vie mode d'emploi, et puis soudain :

"J'ai trente ans à l'arrivée de Sebald, dont j'entends parler au séminaire. Je lis Austerlitz, je me laisse surprendre par sa lenteur envoûtante, sa façon de ne jamais élever la voix au coeur du drame, auquel l'auteur nous conduit pourtant avec une implacable certitude. Sebald me trouble pendant qu'Annie Ernaux me transfigure : L'Evénement m'apprend que, dans certaines de ses formes les plus concises et les plus exigeantes, la littérature coïncide tout simplement avec la vie."

Je suis habitué aux coïncidences, mais elles ne cesseront jamais, je crois, de me troubler : ainsi les deux livres que j'avais empruntés, et qui n'avaient a priori aucun rapport avec l'auteur allemand, m'y reconduisent, avec cette précision supplémentaire que ce n'est pas n'importe lequel de ses livres qui est alors cité, mais bien celui que j'arpente depuis des semaines : Austerlitz.


Alors je me suis penché sur cet autre livre de Hélène Gestern, que j'avais acheté en janvier 2020, sans doute pour son titre : Un vertige (j'étais alors en plein inventaire des vertiges). Celui-ci est aussi bref qu'Armen est long (mais, remarquablement fluide dans son écriture, il se lit en quelques jours). J'ouvre et je découvre l'épigraphe : 

O solitude
My sweetest choice

Henry Purcell

C'est la pièce musicale que j'ai choisie l'autre jour pour illustrer l'article traitant de Port-Royal, et qui évoquait la conférence de Quignard où elle fut donnée au public. En voici une autre version, par Anne Sofie von Otter :



vendredi 19 mars 2021

Le régime souhaite la chute du peuple

 18 août

"[...] L'inflation qui, lentement, sournoisement, augmentait durant les mois précédents, nous explose maintenant à la figure. Pour ceux qui reconstruisent ou restaurent leurs maisons à leurs frais aussi bien que pour les innombrables associations qui aident les plus démunis à le faire grâce au soutien international, c'est très compliqué. L'ennemi est innombrable, et à sa tête l'oligarchie au pouvoir, ses intérêts, ses calculs et son redoutable instinct de conservation. Elle n'a pas changé d'un iota ses manières d'agir après le désastre, elle fait toujours main basse sur un État moribond et n'est nullement pressé de former un nouveau gouvernement. Nous sommes assiégés, mais de l'intérieur. "Le régime souhaite la chute du peuple." "

Charif Majdalani, Beyrouth 2020, Journal d'un effondrement, Actes Sud, 2020, p. 145.

Sept mois plus tard, le terrible constat de l'écrivain libanais Charif Majdalani est plus que jamais d'actualité. Dans Le Monde daté du 19 mars, on apprend que "le gouvernement que Saad Hariri avait été chargé de former le 22 octobre 2020, dans le but de sortir le Liban de la pire crise économique de son histoire, se fait toujours attendre". Une hyperinflation vertigineuse risque de faire plonger un taux de pauvreté qui avait déjà atteint 50 % à l'été 2020 : "la chute de la monnaie nationale, qui a décroché du taux officiel de 1500 livres libanaises pour 1 dollar à l’automne 2019, s’est subitement accélérée ces dernières  semaines. Le billet vert, qui s’échangeait en octobre 2020, au moment de la nomination de Saad Hariri, à 8 000 livres sur le marché noir, est passé à 10 000 livres début mars, avant de s’envoler à 15 000 livres en début de semaine." Beyrouth, encore traumatisée par la gigantesque explosion des 2750 tonnes de nitrate d'ammonium stockées sans précaution dans deux hangars du port, faisant 200 morts, 150 disparus et 6 000 blessés, est régulièrement privée d'électricité et menacée de multiples pénuries.


Je ne sais plus où j'avais lu une brève chronique de ce Journal implacable, qui ne cède portant pas au désespoir car réconforté par le souffle d'une jeunesse qui veut encore croire à une vie possible, à une reconstruction malgré l’État corrompu au tréfonds. Je ne sais plus, mais quand j'ai vu le volume sur le rayon des nouveautés à la médiathèque, je n'ai pas hésité une seconde. Je l'ai lu le soir-même, porté par une sorte d'urgence. C'était loin des fils que je tirais au moment, qu'avais-je à faire en somme avec le Liban ? mais en même temps, il en était tout près : la mort y avait hélas plus que sa place, et puis un détail vint percuter un motif récurrent de manière assez inouïe. Voici comment.

Au chapitre 61, Majdalini raconte que ses enfants, voulant absolument s'associer au mouvement de bénévoles qui s'était formé à toute allure dans la ville, avaient été sollicités pour déblayer le cabinet d'un médecin. Ils en avaient ramené des photos d'objets désuets qui les avaient fait rire. En fait, c'était le cabinet d'un vieux praticien, mort depuis longtemps, mais que ses enfants avaient gardé comme tel depuis. L'écrivain continue ainsi :

"Ce cabinet médical conservé durant des décennies hors de la marche du monde m'a évidemment fait penser à la maison d'Iver Grove que décrit W.G. Sebald dans Austerlitz. Mais contrairement à ce qui se passe à Iver Grove, où le présent entre précautionneusement en contact avec ce qui est demeuré en suspens pendant quarante ans, le temps maintenu à l'écart a afflué ici très brutalement. Il l'a fait avec la même violence dans de nombreux autres endroits de la ville où le passé était contenu différemment, comprimé et presque embaumé avec l'avare jalousie des traditions familiales aristocratiques et de leur généalogie. Dans de nombreuses demeures historiques des quartiers ravagés de Beyrouth, les décors et les mobiliers anciens ne sont plus que poussière, ruines et gravats. La lente et méticuleuse sédimentation du temps a été balayée en un clin d’œil par le souffle d'un présent vengeur et incompréhensiblement cruel." (pp. 126-127)

J'étais abasourdi. Je n'avais pas choisi ce livre bien évidemment parce qu'il aurait été en rapport avec Austerlitz, sur lequel je travaille depuis des semaines. Le Liban semblait bien à l'écart de Paris, de l'Allemagne et des campagnes galloises où Austerliz passa son enfance. Et voici que j'y revenais par l'entremise de ce vieux cabinet médical soufflé par la déflagration. Majdalani parlait d'Iver Grove, mais ma lecture d'Austerlitz remontant à plusieurs années, et m'étant concentré uniquement sur la fin, je n'avais pas souvenir de ce passage. Je résolus donc, n'ayant pas ce soir-là le livre sous la main, de faire une recherche sur le net. Iver Grove + Austerlitz. Beaucoup de références anglo-saxonnes apparurent, aussi rajoutai-je un mot français, je ne sais plus lequel, et parmi les résultats émergea alors un écrit qui ne m'était pas inconnu : la thèse de Vincent Toubert, intitulée Entre le livre et la lampe, représentations et usages de l’érudition chez Pierre Michon, W.G. Sebald et Antonio Tabucchi.

Une recherche du nom Iver Grove à l'intérieur du document  me conduisit à la page 70, où il est question de la relation quasi-filiale qui lie Austerlitz à André Hilary, "le seul professeur auquel Jacques Austerlitz confie sa double identité et son double nom." C'est un peu plus loin qu'il est question d'Iver Grove (la seule occurrence par ailleurs sur les 447 pages de la thèse), mais c'est surtout ce qui suit et qui n'a pas de rapport direct avec Iver Grove qui me frappa particulièrement :

"André Hilary reçoit Austerlitz « comme si enfin la providence lui avait envoyé l’élève qu’il avait toujours appelé de ses vœux». Austerlitz est un excellent élève, qui rend en particulier une copie mémorable ; à partir de ce moment, la relation entre le maître et l’élève semble permettre une solide transmission, non seulement dans l’ordre des savoirs,
mais aussi au niveau personnel. Jacques Austerlitz racontera plus tard l’épisode de la visite de la propriété d’Iver Grove, faite avec André Hilary, lors de laquelle le propriétaire des lieux, James Mallord Ashman, leur montre en particulier un observatoire et des cartes de la lune. La période de l’apprentissage d’Austerlitz aux côtés d’André Hilary forme dans le récit une totalité autonome, qui prend des accents encyclopédiques : « de l’astronomie à l’histoire de l’humanité en passant par la botanique et la zoologie, aucun domaine de l’univers ne manque
». Cet apprentissage se fait dans le cadre de cette relation personnelle entre Jacques et son professeur d’histoire, dont la transmission efficace est matérialisée par le présent d’une « relique », qui marque l’adieu du maître à son élève, une fois la transmission réalisée :

Pendant tout le temps qu’il me restait à passer à Stower Grange, Hilary m’a soutenu et encouragé de toutes les manières possibles et imaginables. En premier lieu je lui suis redevable, dit Austerlitz, d’avoir distancé largement le reste de ma promotion aux examens terminaux, dans les matières que sont l’histoire, le latin, l’allemand et le français, et d’avoir pu suivre librement ma voie, du moins en étais-je encore persuadé à l’époque, grâce à une bourse confortable. En adieu Hilary me remit un carton sombre à cadre doré sous le verre duquel étaient disposées trois feuilles de saule un peu fripées prélevées sur un arbre de l’île de Sainte-Hélène, et une usnée ressemblant à un petit rameau de corail pâle, qu’un des ancêtres d’Hilary, comme l’indiquait en bas l’inscription en lettres minuscules, avait détaché le 31 juillet 1830 de la lourde dalle de granit couvrant le tombeau du maréchal Ney. Ce souvenir, qui en soi n’a sans doute pas de valeur, se trouve jusqu’aujourd’hui en ma possession, dit Austerlitz. Il a plus d’importance pour moi que presque tout autre tableau, d’abord parce que les reliques qu’il renferme, l’usnée et les feuilles lancéolées complètement desséchées, sont restées intactes sur plus d’un siècle en dépit de leur fragilité, ensuite parce qu’elles me rappellent chaque jour Hilary, sans qui je n’aurais assurément pu quitter l’ombre du presbytère de Bala. C’est aussi Hilary qui, après la mort de mon père nourricier, survenue au début de 1954 à l’asile de Denbigh, s’est chargé de liquider la maigre succession et par la suite a entrepris les démarches pour ma naturalisation, ce qui n’allait pas sans multiples difficultés étant donné qu’Elias avait détruit toute trace de mes origines." [C'est moi qui souligne]
Ce cadeau de Hilary à Austerlitz - ces "reliques" napoléoniennes - me rappelait furieusement quelque chose de précis. Le même jour, j'avais terminé un article en mettant en regard un poème-objet d'André Breton avec le reliquaire de Vivant Denon
dont je rappelle qu'il est propriété du Musée-Hôtel Bertrand, descente des Cordeliers, à Châteauroux, la ville où j'ai l'heur de vivre. Or, que contient celui-ci, à côté des ossements divers que j'ai déjà évoqués ici et là ? Et bien rien moins qu'une feuille de saule de Sainte-Hélène, comme en témoigne la liste qu'en donne Philippe Sollers dans sa biographie de Denon, Le cavalier du Louvre :

«Reliquaire de forme hexagonale et de travail gothique, flanqué à ses angles de six tourillons attachés par des arcs-boutants à un couronnement composé d'un petit édifice surmonté de la croix: les deux faces principales de ce reliquaire sont divisées chacune en six compartiments, et contiennent les objets suivants.

‑ Fragments d'os du Cid et de Chimène trouvés dans leur sépulture, à Burgos.

‑ Fragments d'os d'Héloïse et d'Abélard, extraits de leurs tombeaux, au Paraclet.

‑ Cheveux d'Agnès Sorel, inhumée à Loches, et d'Inès de Castro, à Alcobaça.

‑ Partie de la moustache de Henri IV, roi de France, qui avait été trouvée tout entière lors de l'ex­humation des corps des rois à Saint‑Denis, en 1793.

- Fragment du linceul de Turenne.

- Fragments d'os de Molière et de La Fontaine.

- Cheveux du général Desaix. »

Deux des faces latérales du même objet sont remplies:
‑ L'une par la signature autographe de Napoléon.
‑ L'autre par un morceau ensanglanté de la chemise qu'il portait au moment de sa mort, une mèche de ses cheveux et une feuille du saule sous lequel il repose dans l'île de Sainte‑Hélène." [C'est moi qui souligne]


 

Feuille de saule, cheveux et signature de Napoléon,  Musée-Hôtel Bertrand (Châteauroux)

La coïncidence est fabuleuse : il m'a fallu passer par la lecture d'un livre libanais pour mettre en relation le même jour un élément du reliquaire de Denon avec un extrait d'Austerlitz de Sebald. Sebald qui parle explicitement de "reliques" au sujet de cette feuille de saule d'un arbre de Sainte-Hélène et de l'usnée prélevée sur le tombeau du maréchal Ney. 

 

La tombe du Maréchal telle qu’elle figure sur la planche V du Champ du Repos… par Roger Père et Fils (septembre 1816)

Usnée

Il semble peu vraisemblable qu'une telle usnée (variété de lichens*) ait pu se trouver sur la dalle du tombeau de Ney, en revanche une recherche associant usnée et tombeau m'a conduit vers un extrait du Dictionnaire pittoresque d'histoire naturelle et des phénomènes de la nature, de Félix-Édouard Guérin-Méneville (1839) : il y est dit que l'usnea monumenti croît en abondance sur les arbres qui entourent le tombeau du captif de Sainte-Hélène, autrement dit les saules.


  
Tombe de Napoléon à Sainte-Hélène  

Le docteur Antommarchi, dans son livre Les derniers moments de Napoléon (1825), rapporte ainsi la scène de l'enterrement du 9 mai : "Pendant que l'on achevait ces travaux, la foule se jetait sur les saules dont la présence de Napoléon en avait déjà fait un objet de vénération. Chacun voulait avoir des branches ou des feuillages de ces arbres, qui devaient ombrager la tombe de ce grand homme, et les garder comme un précieux souvenir de cette scène imposante de tristesse et de douleur. Hudson et l'amiral, que blesse cet élan, cherchent à l'arrêter: ils s'emportent, ils menacent. Les assaillants se hâtent d'autant plus, et les saules sont dépouillés jusqu'à la hauteur où la main peut atteindre. Hudson était pâle de colère ; mais les coupables étaient nombreux, de toutes les classes, il ne put sévir."

 ____________________________

* A propos de lichens, je suis tombé au cours de mes recherches sur le bel article du Flotoir de Florence Trocmé, daté du 7 mars 2021. Où l'on peut par exemple lire ceci (où il est question en passant des usnées) :

Nature et territoire du lichen
Étrange nature que celle du lichen, « l’organisme entier est une association symbiotique. Chacun des deux ou trois organismes apporte à l’autre ce qu’il n’a pas dans une relation de coexistence étroite : le champignon (mycobionte) apporte le support (la fixation et la croissance), l’eau et les minéraux à l’algue ; l’algue (photobionte) apporte une partie des sucres au champignon grâce à la photosynthèse. C’est ce fonctionnement atypique qui a permis au lichen de conquérir de très nombreux espaces et de s’implanter là où on ne trouve plus aucune plante (30) : la symbiose est un facteur d’endurance écologique. On estime que 8% de la surface terrestre est recouverte de lichen. Il est universel. » (31) Il est souvent un des derniers organismes que l’on peut rencontrer vers les pôles et en altitude, à la limite des glaces et des neiges. Il peut vivre (les usnées) à des températures allant de -60° à +70°. Et il offre aux rennes scandinaves et aux caribous canadiens jusqu’à 90% de leur alimentation hivernale. (33)
Il en devient ainsi, écrit Vincent Zonca, une figure d’éternité et de survie et nul doute qu’il aurait bien des leçons à nous apprendre. 


 

jeudi 18 mars 2021

La lumière unique de la coïncidence

"Je chante la lumière unique de la coïncidence."

André Breton

En finissant hier sur le reliquaire de Vivant Denon, je ne m'attendais pas à le retrouver quelques heures plus tard, par le truchement d'un livre qui n'avait par ailleurs rien à voir...

Mais ne brûlons pas les étapes. J'ai encore deux ou trois choses à dire au chapitre de la mort. Et tout d'abord revenir sur cette biographie d'André Breton par Georges Sebbag*. Il se trouve que j'en ai poursuivi la lecture en parallèle avec celle de L'entretien des muses, de Philippe Jaccottet, et qu'un sentiment d'agacement est monté petit à petit devant une certaine futilité de celui que l'on désigne souvent comme le pape du surréalisme. Prompt à excommunier, bannir, rejeter celui qu'il louait hier encore, passant d'un amour à l'autre avec véhémence et le plus souvent avec une parfaite bonne conscience, il paraît souvent jouer un jeu, ostentatoire en ses déclamations et manifestes, loin de la réserve et du doute que l'on observe chez Philippe Jaccottet. Moins flamboyant, celui-ci semble en revanche plus lucide dans ses jugements. Ceci ne doit pas minorer le talent et la puissance poétique de Breton, parfaitement  reconnus d'ailleurs par  Jaccottet dans sa petite étude - Un discours à crête de flamme :

"Il est certain que le mouvement dont André Breton n'a cessé d'être l'animateur véritable a ouvert les portes à des hordes piteuses de faux barbares, celles de la liberté à des hommes qui n'en étaient pas toujours dignes ; mais lui-même était à la hauteur de ce rêve contagieux. Même s'il paraît plus nécessaire aujourd'hui de dessiner de nouvelles limites que de s'épuiser à en rompre sans cesse d'autres, il a été de ceux dont la démesure est féconde et sans doute nécessaire. L'oubli de l'Illimité est aussi une mort." (p. 80) 

Mort que j'ai retrouvée samedi en lisant chez ma mère, à Aigurande, l'édition du jour de La Nouvelle République, à travers une interview de Delphine Horvilleur (dont je m'étonne presque de n'avoir pas encore parlé ici car je suis son action et son œuvre, encore jeune, depuis plusieurs années). Rabbin du Mouvement juif libéral de France à la synagogue de Beaugrenelle, à Paris, après des études de médecine et un travail de journaliste, elle vient de publier un nouvel essai, Vivre avec nos morts (Grasset).** Elle y présente onze histoires de deuil, personnelles et collectives, où elle exalte la puissance de vie que peut procurer le langage : "La capacité de parler du défunt et de sa vie, c'est le seul moyen que l'on a pour dire à la mort qu'elle n'aura pas le dernier mot."

Un autre entretien, donné au Monde des religions, abordant peu ou prou les mêmes thèmes, m'a particulièrement  retenu pour le passage suivant :

"Vous racontez dans votre livre la terreur qui s’est emparée de vous lorsque, à 10 ans, vous avez pris conscience de votre mortalité. Le fait de côtoyer si souvent la mort, en tant que rabbine, a-t-il permis de calmer cette angoisse ?

Cela n’a rien changé, si ce n’est que je regarde avec plus de lucidité et de tendresse la petite fille de 10 ans terrorisée, qui fait face à l’idée de la mort pour la première fois. Cette petite fille est toujours là. Mais j’ai compris avec les années que s’il y a un monde que la mort ne peut pas toucher, c’est celui des mots. Le propre de la mort est qu’elle ne se raconte pas. Ce qu’on peut raconter, c’est la vie. Quand quelqu’un meurt et qu’on sait raconter sa vie, on fait un sacré pied de nez à la mort. Le seul pouvoir dont je dispose face à cette obscurité qui se tenait devant la petite fille de 10 ans, c’est celui des mots."

Cela ne vous rappelle-t-il rien ? Une petite fille qui prend conscience soudain de la proximité de la mort ? Eh bien le texte de Sebald bien sûr, avec cette petite fille croisée au jardin du Luxembourg. Relisons-le une fois encore :

"Parmi les images qui me sont restées en mémoire, il y a celle d'une petite fille à la tignasse indisciplinée, aux yeux vert d'eau, qui en sautant à la corde sur une des aires de gravier blanc du Luxembourg s'était empêtrée dans le bas de son imperméable beaucoup trop long et égratigné le genou droit, une scène qui inspira à Marie une impression de déjà-vu, car il y avait plus de vingt ans, dit-elle, exactement au même endroit, il lui était arrivé la même chose, un petit malheur  qui lui était alors apparu honteux et lui avait fait entrevoir pour la première fois ce que pouvait être la mort." 

Belle lumière unique de la coïncidence : alors que je cherchais en vain des références à cette scène, c'est l'avenir et non le passé qui m'en offrit une.

Parmi toutes les paroles très sensées de Delphine Horvilleur dans ces deux entretiens, je retiendrais  le passage suivant pour conclure cette chronique, car il y est question encore de l'enfant :

Vous avez une approche très intellectuelle de la religion. Y a-t-il une place dans votre vie pour la pensée magique, les superstitions ?

Absolument. Je fais dialoguer en moi des moments de rationalité et des moments de pensée magique. Lorsque les pensées magiques se manifestent, c’est souvent l’enfant en nous qui parle. Je laisse cette enfant parler en moi en mettant au point des rituels qui me sont propres. Par exemple, je ne rentre jamais directement chez moi après être allée au cimetière ; il me faut un « sas » de décontamination de la mort, aller dans un café, un magasin…

Il a beaucoup été question, ces temps-ci, de la notion d’essentiel et de non-essentiel. Qu’est-ce qui est essentiel pour vous ? Ce qui est superficiel peut-il être essentiel ?

De la même manière que je fais dialoguer en moi rationalité et pensée magique, j’ai besoin dans ma vie que dialoguent la profondeur et la légèreté. Je suis quelqu’un qui place beaucoup de légèreté dans sa vie – j’ai une passion pour le karaoké, la danse. Pourquoi faudrait-il être cohérent dans la vie ? Il faut simplement laisser les différentes voix parler en soi.

Ce qui est essentiel, à mes yeux, c’est de voyager hors de soi, de trouver des ponts qui nous relient à plus grand que nous. C’est toujours, au fond, la question de la transcendance. Ce qui est essentiel, c’est de savoir qu’il y a plus grand que soi, plus grand que son histoire, que les temps de sa vie, que sa compréhension d’un mot, que notre croyance. La littérature nous fait toucher cela du doigt, parce qu’elle nous plonge dans le monde d’un autre qu’on ne comprend pas.

Cette rencontre de son monde et du mien est la condition du dialogue, un ressort d’empathie. D’où, pour moi, l’absurdité du débat actuel sur qui doit traduire la poétesse Amanda Gorman. Tout l’objet de la traduction, c’est précisément qu’elle doit être faite par quelqu’un qui n’est pas vous. C’est la rencontre entre son monde et le vôtre qui crée la possibilité d’un voyage entre deux univers."

Faire dialoguer rationalité et pensée magique, il me semble que je ne fais que cela... 

Et Denon alors, me direz-vous ? Le reliquaire ? Ce sera pour la revoyure, avec un retour vers un autre pan d'Austerlitz, par le biais qui fut pour moi complètement inattendu d'un auteur libanais contemporain.

________________________

* Georges Sebbag, qui me frappe par sa proximité phonétique avec Winfried-Georg Sebald.

** La lecture d'un article de la revue littéraire en ligne Diacritik, consacré à la jeune maison d'édition Anamosa, m'a fait découvrir la revue, papier celle-ci, Sensibilités, dont le titre du dernier numéro semestriel (que j'ai pu me procurer à la librairie Arcanes) est tout à fait en rapport avec mon motif principal. 



mercredi 17 mars 2021

D'un judas de Port-Royal

Je me suis aperçu que, depuis le 26 février, je ne parlais guère que de la mort, ou du moins était-elle omniprésente : de la mort de Joseph Ponthus à celle de Philippe Jaccottet (survenues le même jour), des ossements de Cid et de Chimène dans Burgos mise à sac par les troupes de Napoléon jusqu'à l'épisode dans Austerlitz de la petite fille du jardin du Luxembourg qui rappelle à Marie de Verneuil sa première entrevision de la mort. Et avant-hier encore, c'était la mort encore qui clôturait l'excellent  film noir de Jules Dassin, Du rififi chez les hommes, vu sur Arte. On dira avec raison que cela n'a rien d'exceptionnel dans un film noir, mais il y a un détail qui, en renvoyant à une période malheureuse de l'Histoire, faisait sens pour moi.

Résumons brièvement le film : Tony le Stéphanois (admirable Jean Servais) sort de cinq ans de prison, tuberculeux et mélancolique. Avec son ami Jo le Suédois et deux autres comparses, il monte le cambriolage audacieux d'une bijouterie (reprenant le coup du parapluie de Marius Jacob*, l'Arsène Lupin anarchiste qui finira ses jours marchand forain dans l'Indre). Malgré le succès de l'opération, une autre bande, affranchie par une maladresse de César, l'Italien perceur de coffres (joué par Dassin lui-même), kidnappe Tonio le fils de Jo et exige le butin en échange. Tout cela finit très mal, dans une villa en construction de Saint-Rémy-lès-Chevreuse.

Au départ de cette séquence, il y a cette rencontre entre Tony et son ex-compagne Mado les Grands Bras, qui l'avait abandonné pour Pierre Grutter, le gérant de boîte de nuit qui a kidnappé le fils de Jo. Elle se fait pardonner en quelque sorte en fournissant à Tony le moyen de retrouver la villa où l'enfant est détenu. Cette retrouvaille se déroule devant la station de Port-Royal, sur la ligne de Sceaux, ainsi nommée car à proximité de l'abbaye de Port-Royal, laquelle fut fondée au XVIe siècle pour décongestionner la maison-mère située en l'abbaye de Port-Royal des Champs, au cœur de la vallée de Chevreuse.**

On se souvient peut-être que j'ai parlé ici de l'abbaye de Port-Royal à propos de L'or du temps, le récit de François Sureau. Retrouver ce fil janséniste m'a ému d'autant plus que je venais récemment de recevoir (et de lire dans la foulée) le petit opus de Pascal Quignard, Sur l'idée d'une communauté de solitaires, dont le premier texte s'intitule Les Ruines de Port-Royal, texte d'une conférence donnée deux fois en 2012, ponctuée de pièces musicales dont O Solitude, a ground, d'Henry Purcell :


"Le propre de Port-Royal pour moi, écrit Quignard, c'est l'invention passionnante - même si elle est difficilement concevable pour l'esprit - d'une communauté de solitaires."

"Le mot de "solitaire", au sens que leur donnaient les Jansénistes, est finalement aussi beau qu'il est énigmatique. Les "solitaires" désignaient des hommes de la société civile, aristocrates ou riches bourgeois, qui optaient pour les mœurs des couvents (ses abstinences, ses silences, ses austérités, ses veilles, ses tâches, ses lectures) mais qui refusaient de s'y lier par des voeux. [...] Ils quittaient la cour pour franchir vingt kilomètres et se retrouver dans un bois.
Ils ne se guidaient sur aucune règle extérieure, n'obéissaient à personne, jaloux seulement de leur retrait du monde. [...] Ils étudiaient. Ils ne tutoyaient personne. Ni Dieu, ni les enfants, ni les pauvres, ni les bêtes. Ils saluaient les corneilles, admiraient leurs becs durs et noirs et caressaient les chats.
En 1678 les derniers solitaires furent contraints de quitter la ferme des Granges sous peine d'incarcération ou de bûcher. En 1711 Port Royal fut rasée sur l'ordre du roi Louis XIV en sorte qu'il "n'y restât pas pierre sur pierre". Puis, à la fin de l'automne, alors que le froid était très vif, que la terre était couverte de neige, les tombes furent ouvertes. Les chiens affamés, les corbeaux, les corneilles, les souriceaux des champs dévoraient ce qui restait de chair sur les os des saints qui étaient morts. Ils dévorèrent Racine. Ils dévorèrent Monsieur Hamon qui avait été son maître."

Et c'est encore une histoire d'ossements qu'on transporte, qu'on profane, qui se déroule avec les os nus des Solitaires qu'on va jeter à la fosse commune de la paroisse voisine de Saint Lambert où Quignard  raconte qu'il enregistra, toute une nuit durant, avec Montserrat Figueras et Jordi Savall, la musique sur laquelle il avait composé un petit livre, et entre autres les Leçons de Ténèbres pour le mercredy de François Couperin.  


Port-Royal m'est aussi apparue à la fin de la biographie de George Sebbag consacrée à André Breton, André Breton, 1713-1966, Des siècles boules de neige. Sebbag raconte que Breton confectionna en 1941, à New York, un poème-objet intitulé Portrait de l’acteur A. B. dans son rôle mémorable de l’an de grâce 1713. :

"Ce tableau-collage, qui est composé d’objets, de phrases et d’images, forme un dispositif qui enserre des durées survenues en 1713. Le collagiste a projeté un faisceau de durées propres à l’histoire européenne. Tout spécialement, il retient des événements de 1713, la naissance de Diderot et de Vaucanson, le mariage du mathématicien aveugle Saunderson, inventeur d’une machine à calculer décrite par Diderot dans la Lettre sur les aveugles. Il évoque aussi la paix d’Utrecht et la bulle Unigenitus du pape Clément XI, qui consacre le triomphe des jésuites sur les jansénistes. L’abbaye de Port-Royal est détruite. Breton traite Clément XI de vieux chien car il a porté ombrage à Pascal et à Racine." (Georges Sebbag, site Philosophie et surréalisme)

Ce collage de Breton, que je découvre pour la première fois, m'évoque furieusement, avec ses différentes petites cases, le reliquaire de Vivant Denon


 Je n'en ai pas terminé avec la mort, j'en ai peur.

____________________

* Marius Jacob, avec sa bande dite des "Travailleurs de la nuit" a pratiqué entre 150 et 500 cambriolages (la fourchette est conséquente) entre 1900 et 1903. "L'une de ces créations notoires, rapporte la notice de Wikipedia, est celle du « coup du parapluie » : un trou est pratiqué dans le plancher de l'appartement du dessus. Un parapluie fermé est ensuite glissé dans l’ouverture puis ouvert par un système de ficelles afin de récupérer les gravats lorsque ses complices agrandissent le passage. Évitant ainsi le bruit de leur chute. Il lui arriva de refermer les portes par un de ses mécanismes de ficelles et de morceaux de bois, de manière à faire croire qu'il était toujours à l'intérieur ; il assista une fois de la terrasse d'un café à un assaut en règle donné à une maison pillée dans la nuit." Il se suicida à Reuilly l'année même du tournage du Rififi chez les hommes.

Photographie d'identité judiciaire de Marius Jacob, 1903.

** Une autre scène a été tournée au carrefour de Port-Royal :


vendredi 12 mars 2021

Remèdes charitables pour guérir à peu de frais

"Qui sait, dit Austerlitz, ce qu'il serait advenu de moi à la Salpêtrière, quand je ne me souvenais de rien, ni qui j'étais, ni qui j'avais été, ni quoi que ce soit d'autre, et que je disais dans diverses langues des choses qui n'avaient ni queue ni tête, comme on me le rapporta plus tard, qui sait ce qu'il serait advenu de moi si un infirmier du nom de Quentin Quignard, à l’œil vif et à la chevelure d'un roux flamboyant, n'avait découvert dans mon calepin, sous les initiales à peine visibles M. de. V., l'adresse du 7 de la Place des Vosges que Marie, après notre première conversation dans le café sous les arcades du Palais-Royal, avait inscrite dans un espace resté vacant entre deux de mes annotations."

W.G. Sebald, Austerlitz, Folio/Gallimard, p. 366. 

Encore une fois, j'en reviens à Austerlitz, le livre, le personnage, à ce moment de dépossession de soi qui a suivi la visite au Musée anatomique de Maisons-Alfort, qui ne prend fin que grâce à la présence d'esprit d'un infirmier du nom de Quignard - qui trouve dans le calepin du patient déboussolé l'adresse de Marie de Verneuil au 7 de la place des Vosges (observons incidemment que Pascal Quignard est né en 1948 à Verneuil-sur-Avre). Savez-vous maintenant ce qui se trouve à cette adresse du 7, place des Vosges ? Eh bien rien moins que l'hôtel de Sully, dont l'entrée principale se situe au 62, rue Saint-Antoine. Le bâtiment situé au fond du jardin est une orangerie, dite le Petit Sully, construite entre 1634 et 1641. "Une porte, dit le site Insecula, donne accès au numéro 7 de la place des Vosges", tandis que Wikipedia parle d'une "entrée discrète".

Marie de Verneuil, une fois contactée, se rend au chevet d'Austerlitz, et, par ses visites régulières, le soutient dans sa convalescence. Un jour, elle lui apporte un livre provenant de la bibliothèque de son grand-père, un petit manuel de médication édité à Dijon en 1755 pour toutes sortes de maladies, internes et externes, invétérées et difficiles à guérir. Livre qui n'est pas une invention de Sebald*, et dont l'auteure est une certaine Madame Fouquet,  alias Marie de Maupéou, vicomtesse de Vaux (1590-1681), épouse de François IV Fouquet (1587-1640) et fille de Gilles de Maupéou, contrôleur général des finances et, tiens donc, collaborateur de Sully, ministre de Henri IV. 


Austerlitz assure qu'il a lu plusieurs fois chaque ligne de la belle préface que l'imprimeur Jean Ressayre avait donnée à l'ouvrage, "de même, ajoute-t-il, que les recettes pour confectionner des huiles aromatiques, poudres, essences et infusions destinés à calmer les nerfs malades, à laver le sang des sécrétions de bile noire, à chasser la mélancolie, dans lesquelles apparaissaient les ingrédients tels que pétales de roses clairs et foncés, violette sauvage, fleurs de pêcher, safran, mélisse et ellébore, et réellement, à la lecture de ce petit livre dont aujourd'hui encore je sais par cœur des passages entiers, j'ai repris confiance en moi et recouvré la mémoire (...).

Il est assez surprenant que la lecture d'un tel livre, succès de librairie en son temps, qui connut de multiples éditions et même des traductions à l'étranger, ait pu être décisif dans le processus de rétablissement, la sortie de cette mélancolie, dont on sait qu'elle est au centre de l’œuvre (voir Politique de la mélancolie, A propos de W.G. Sebald, Muriel Pic (dir.)).

Ce pénible épisode passé, Austerlitz rapporte que lui et Marie ont repris leurs promenades à travers la ville. Et sans transition, voici qu'il livre un récit tout à fait singulier :

"Parmi les images qui me sont restées en mémoire, il y a celle d'une petite fille à la tignasse indisciplinée, aux yeux vert d'eau, qui en sautant à la corde sur une des aires de gravier blanc du Luxembourg s'était empêtrée dans le bas de son imperméable beaucoup trop long et égratigné le genou droit, une scène qui inspira à Marie une impression de déjà-vu, car il y avait plus de vingt ans, dit-elle, exactement au même endroit, il lui était arrivé la même chose, un petit malheur  qui lui était alors apparu honteux et lui avait fait entrevoir pour la première fois ce que pouvait être la mort."
Cette longue phrase est typique de l'art de Sebald : il commence par évoquer une image gardée en mémoire, en fait pas vraiment une image, plutôt une suite d'images, un morceau de film, il le dit bien, une scène, qui déclenche à son tour chez Marie un flash-back mémoriel (la mémoire ici s'engrène d'un personnage à l'autre) car elle avait vécu la même chose, et ce qui est étrange, exactement au même endroit, mais le souvenir ne s'arrête pas là, à ce seul fait brut, il se prolonge dans ce sentiment  de honte couplé, on ne voit pas vraiment pourquoi, à une première perception de la mort : le petit malheur presque anodin - le genou écorché de la petite fille - débouche sur le plus grand malheur qui soit. La précision clinique de la description (tignasse indisciplinée, yeux vert d'eau, corde, gravier blanc, imperméable beaucoup trop long, genou droit) accrédite la réalité du fait et n'en rend que plus saisissant ce qui suit, la réminiscence de Marie.

J'ai recherché en vain une référence littéraire, picturale ou cinématographique de cette scène de la petite fille sautant à la corde au Luxembourg**. Une sorte d'intuition me souffle qu'elle existe, mais ce n'est peut-être qu'une illusion.

__________________________

* Il est consultable sur Gallica. L'exemplaire est toutefois différent car il s'agit de l'édition de Jean Certe, rue Mercière à Lyon (1785). Il est augmenté de façon savoureuse de "la méthode que l'on pratique à l'Hôtel des invalides pour guérir les Soldats de la Vérole."


** Il faut noter que c'est un certain Salomon de Brosse qui a dressé les plans du Palais du Luxembourg, en tant qu'architecte de Marie de Médicis (une autre Marie) en 1614. Il était né à  Verneuil-en-Halatte, dans l'Oise, vers 1565 ou 1571. Il était par ailleurs petit-fils de Jacques Ier Androuet du Cerceau et neveu de Jacques II Androuet du Cerceau. Or, c'est Jean Androuet du Cerceau, son cousin, qui a construit l'hôtel de Sully, de 1624 à 1629.