jeudi 18 mars 2021

La lumière unique de la coïncidence

"Je chante la lumière unique de la coïncidence."

André Breton

En finissant hier sur le reliquaire de Vivant Denon, je ne m'attendais pas à le retrouver quelques heures plus tard, par le truchement d'un livre qui n'avait par ailleurs rien à voir...

Mais ne brûlons pas les étapes. J'ai encore deux ou trois choses à dire au chapitre de la mort. Et tout d'abord revenir sur cette biographie d'André Breton par Georges Sebbag*. Il se trouve que j'en ai poursuivi la lecture en parallèle avec celle de L'entretien des muses, de Philippe Jaccottet, et qu'un sentiment d'agacement est monté petit à petit devant une certaine futilité de celui que l'on désigne souvent comme le pape du surréalisme. Prompt à excommunier, bannir, rejeter celui qu'il louait hier encore, passant d'un amour à l'autre avec véhémence et le plus souvent avec une parfaite bonne conscience, il paraît souvent jouer un jeu, ostentatoire en ses déclamations et manifestes, loin de la réserve et du doute que l'on observe chez Philippe Jaccottet. Moins flamboyant, celui-ci semble en revanche plus lucide dans ses jugements. Ceci ne doit pas minorer le talent et la puissance poétique de Breton, parfaitement  reconnus d'ailleurs par  Jaccottet dans sa petite étude - Un discours à crête de flamme :

"Il est certain que le mouvement dont André Breton n'a cessé d'être l'animateur véritable a ouvert les portes à des hordes piteuses de faux barbares, celles de la liberté à des hommes qui n'en étaient pas toujours dignes ; mais lui-même était à la hauteur de ce rêve contagieux. Même s'il paraît plus nécessaire aujourd'hui de dessiner de nouvelles limites que de s'épuiser à en rompre sans cesse d'autres, il a été de ceux dont la démesure est féconde et sans doute nécessaire. L'oubli de l'Illimité est aussi une mort." (p. 80) 

Mort que j'ai retrouvée samedi en lisant chez ma mère, à Aigurande, l'édition du jour de La Nouvelle République, à travers une interview de Delphine Horvilleur (dont je m'étonne presque de n'avoir pas encore parlé ici car je suis son action et son œuvre, encore jeune, depuis plusieurs années). Rabbin du Mouvement juif libéral de France à la synagogue de Beaugrenelle, à Paris, après des études de médecine et un travail de journaliste, elle vient de publier un nouvel essai, Vivre avec nos morts (Grasset).** Elle y présente onze histoires de deuil, personnelles et collectives, où elle exalte la puissance de vie que peut procurer le langage : "La capacité de parler du défunt et de sa vie, c'est le seul moyen que l'on a pour dire à la mort qu'elle n'aura pas le dernier mot."

Un autre entretien, donné au Monde des religions, abordant peu ou prou les mêmes thèmes, m'a particulièrement  retenu pour le passage suivant :

"Vous racontez dans votre livre la terreur qui s’est emparée de vous lorsque, à 10 ans, vous avez pris conscience de votre mortalité. Le fait de côtoyer si souvent la mort, en tant que rabbine, a-t-il permis de calmer cette angoisse ?

Cela n’a rien changé, si ce n’est que je regarde avec plus de lucidité et de tendresse la petite fille de 10 ans terrorisée, qui fait face à l’idée de la mort pour la première fois. Cette petite fille est toujours là. Mais j’ai compris avec les années que s’il y a un monde que la mort ne peut pas toucher, c’est celui des mots. Le propre de la mort est qu’elle ne se raconte pas. Ce qu’on peut raconter, c’est la vie. Quand quelqu’un meurt et qu’on sait raconter sa vie, on fait un sacré pied de nez à la mort. Le seul pouvoir dont je dispose face à cette obscurité qui se tenait devant la petite fille de 10 ans, c’est celui des mots."

Cela ne vous rappelle-t-il rien ? Une petite fille qui prend conscience soudain de la proximité de la mort ? Eh bien le texte de Sebald bien sûr, avec cette petite fille croisée au jardin du Luxembourg. Relisons-le une fois encore :

"Parmi les images qui me sont restées en mémoire, il y a celle d'une petite fille à la tignasse indisciplinée, aux yeux vert d'eau, qui en sautant à la corde sur une des aires de gravier blanc du Luxembourg s'était empêtrée dans le bas de son imperméable beaucoup trop long et égratigné le genou droit, une scène qui inspira à Marie une impression de déjà-vu, car il y avait plus de vingt ans, dit-elle, exactement au même endroit, il lui était arrivé la même chose, un petit malheur  qui lui était alors apparu honteux et lui avait fait entrevoir pour la première fois ce que pouvait être la mort." 

Belle lumière unique de la coïncidence : alors que je cherchais en vain des références à cette scène, c'est l'avenir et non le passé qui m'en offrit une.

Parmi toutes les paroles très sensées de Delphine Horvilleur dans ces deux entretiens, je retiendrais  le passage suivant pour conclure cette chronique, car il y est question encore de l'enfant :

Vous avez une approche très intellectuelle de la religion. Y a-t-il une place dans votre vie pour la pensée magique, les superstitions ?

Absolument. Je fais dialoguer en moi des moments de rationalité et des moments de pensée magique. Lorsque les pensées magiques se manifestent, c’est souvent l’enfant en nous qui parle. Je laisse cette enfant parler en moi en mettant au point des rituels qui me sont propres. Par exemple, je ne rentre jamais directement chez moi après être allée au cimetière ; il me faut un « sas » de décontamination de la mort, aller dans un café, un magasin…

Il a beaucoup été question, ces temps-ci, de la notion d’essentiel et de non-essentiel. Qu’est-ce qui est essentiel pour vous ? Ce qui est superficiel peut-il être essentiel ?

De la même manière que je fais dialoguer en moi rationalité et pensée magique, j’ai besoin dans ma vie que dialoguent la profondeur et la légèreté. Je suis quelqu’un qui place beaucoup de légèreté dans sa vie – j’ai une passion pour le karaoké, la danse. Pourquoi faudrait-il être cohérent dans la vie ? Il faut simplement laisser les différentes voix parler en soi.

Ce qui est essentiel, à mes yeux, c’est de voyager hors de soi, de trouver des ponts qui nous relient à plus grand que nous. C’est toujours, au fond, la question de la transcendance. Ce qui est essentiel, c’est de savoir qu’il y a plus grand que soi, plus grand que son histoire, que les temps de sa vie, que sa compréhension d’un mot, que notre croyance. La littérature nous fait toucher cela du doigt, parce qu’elle nous plonge dans le monde d’un autre qu’on ne comprend pas.

Cette rencontre de son monde et du mien est la condition du dialogue, un ressort d’empathie. D’où, pour moi, l’absurdité du débat actuel sur qui doit traduire la poétesse Amanda Gorman. Tout l’objet de la traduction, c’est précisément qu’elle doit être faite par quelqu’un qui n’est pas vous. C’est la rencontre entre son monde et le vôtre qui crée la possibilité d’un voyage entre deux univers."

Faire dialoguer rationalité et pensée magique, il me semble que je ne fais que cela... 

Et Denon alors, me direz-vous ? Le reliquaire ? Ce sera pour la revoyure, avec un retour vers un autre pan d'Austerlitz, par le biais qui fut pour moi complètement inattendu d'un auteur libanais contemporain.

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* Georges Sebbag, qui me frappe par sa proximité phonétique avec Winfried-Georg Sebald.

** La lecture d'un article de la revue littéraire en ligne Diacritik, consacré à la jeune maison d'édition Anamosa, m'a fait découvrir la revue, papier celle-ci, Sensibilités, dont le titre du dernier numéro semestriel (que j'ai pu me procurer à la librairie Arcanes) est tout à fait en rapport avec mon motif principal. 



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