vendredi 19 mars 2021

Le régime souhaite la chute du peuple

 18 août

"[...] L'inflation qui, lentement, sournoisement, augmentait durant les mois précédents, nous explose maintenant à la figure. Pour ceux qui reconstruisent ou restaurent leurs maisons à leurs frais aussi bien que pour les innombrables associations qui aident les plus démunis à le faire grâce au soutien international, c'est très compliqué. L'ennemi est innombrable, et à sa tête l'oligarchie au pouvoir, ses intérêts, ses calculs et son redoutable instinct de conservation. Elle n'a pas changé d'un iota ses manières d'agir après le désastre, elle fait toujours main basse sur un État moribond et n'est nullement pressé de former un nouveau gouvernement. Nous sommes assiégés, mais de l'intérieur. "Le régime souhaite la chute du peuple." "

Charif Majdalani, Beyrouth 2020, Journal d'un effondrement, Actes Sud, 2020, p. 145.

Sept mois plus tard, le terrible constat de l'écrivain libanais Charif Majdalani est plus que jamais d'actualité. Dans Le Monde daté du 19 mars, on apprend que "le gouvernement que Saad Hariri avait été chargé de former le 22 octobre 2020, dans le but de sortir le Liban de la pire crise économique de son histoire, se fait toujours attendre". Une hyperinflation vertigineuse risque de faire plonger un taux de pauvreté qui avait déjà atteint 50 % à l'été 2020 : "la chute de la monnaie nationale, qui a décroché du taux officiel de 1500 livres libanaises pour 1 dollar à l’automne 2019, s’est subitement accélérée ces dernières  semaines. Le billet vert, qui s’échangeait en octobre 2020, au moment de la nomination de Saad Hariri, à 8 000 livres sur le marché noir, est passé à 10 000 livres début mars, avant de s’envoler à 15 000 livres en début de semaine." Beyrouth, encore traumatisée par la gigantesque explosion des 2750 tonnes de nitrate d'ammonium stockées sans précaution dans deux hangars du port, faisant 200 morts, 150 disparus et 6 000 blessés, est régulièrement privée d'électricité et menacée de multiples pénuries.


Je ne sais plus où j'avais lu une brève chronique de ce Journal implacable, qui ne cède portant pas au désespoir car réconforté par le souffle d'une jeunesse qui veut encore croire à une vie possible, à une reconstruction malgré l’État corrompu au tréfonds. Je ne sais plus, mais quand j'ai vu le volume sur le rayon des nouveautés à la médiathèque, je n'ai pas hésité une seconde. Je l'ai lu le soir-même, porté par une sorte d'urgence. C'était loin des fils que je tirais au moment, qu'avais-je à faire en somme avec le Liban ? mais en même temps, il en était tout près : la mort y avait hélas plus que sa place, et puis un détail vint percuter un motif récurrent de manière assez inouïe. Voici comment.

Au chapitre 61, Majdalini raconte que ses enfants, voulant absolument s'associer au mouvement de bénévoles qui s'était formé à toute allure dans la ville, avaient été sollicités pour déblayer le cabinet d'un médecin. Ils en avaient ramené des photos d'objets désuets qui les avaient fait rire. En fait, c'était le cabinet d'un vieux praticien, mort depuis longtemps, mais que ses enfants avaient gardé comme tel depuis. L'écrivain continue ainsi :

"Ce cabinet médical conservé durant des décennies hors de la marche du monde m'a évidemment fait penser à la maison d'Iver Grove que décrit W.G. Sebald dans Austerlitz. Mais contrairement à ce qui se passe à Iver Grove, où le présent entre précautionneusement en contact avec ce qui est demeuré en suspens pendant quarante ans, le temps maintenu à l'écart a afflué ici très brutalement. Il l'a fait avec la même violence dans de nombreux autres endroits de la ville où le passé était contenu différemment, comprimé et presque embaumé avec l'avare jalousie des traditions familiales aristocratiques et de leur généalogie. Dans de nombreuses demeures historiques des quartiers ravagés de Beyrouth, les décors et les mobiliers anciens ne sont plus que poussière, ruines et gravats. La lente et méticuleuse sédimentation du temps a été balayée en un clin d’œil par le souffle d'un présent vengeur et incompréhensiblement cruel." (pp. 126-127)

J'étais abasourdi. Je n'avais pas choisi ce livre bien évidemment parce qu'il aurait été en rapport avec Austerlitz, sur lequel je travaille depuis des semaines. Le Liban semblait bien à l'écart de Paris, de l'Allemagne et des campagnes galloises où Austerliz passa son enfance. Et voici que j'y revenais par l'entremise de ce vieux cabinet médical soufflé par la déflagration. Majdalani parlait d'Iver Grove, mais ma lecture d'Austerlitz remontant à plusieurs années, et m'étant concentré uniquement sur la fin, je n'avais pas souvenir de ce passage. Je résolus donc, n'ayant pas ce soir-là le livre sous la main, de faire une recherche sur le net. Iver Grove + Austerlitz. Beaucoup de références anglo-saxonnes apparurent, aussi rajoutai-je un mot français, je ne sais plus lequel, et parmi les résultats émergea alors un écrit qui ne m'était pas inconnu : la thèse de Vincent Toubert, intitulée Entre le livre et la lampe, représentations et usages de l’érudition chez Pierre Michon, W.G. Sebald et Antonio Tabucchi.

Une recherche du nom Iver Grove à l'intérieur du document  me conduisit à la page 70, où il est question de la relation quasi-filiale qui lie Austerlitz à André Hilary, "le seul professeur auquel Jacques Austerlitz confie sa double identité et son double nom." C'est un peu plus loin qu'il est question d'Iver Grove (la seule occurrence par ailleurs sur les 447 pages de la thèse), mais c'est surtout ce qui suit et qui n'a pas de rapport direct avec Iver Grove qui me frappa particulièrement :

"André Hilary reçoit Austerlitz « comme si enfin la providence lui avait envoyé l’élève qu’il avait toujours appelé de ses vœux». Austerlitz est un excellent élève, qui rend en particulier une copie mémorable ; à partir de ce moment, la relation entre le maître et l’élève semble permettre une solide transmission, non seulement dans l’ordre des savoirs,
mais aussi au niveau personnel. Jacques Austerlitz racontera plus tard l’épisode de la visite de la propriété d’Iver Grove, faite avec André Hilary, lors de laquelle le propriétaire des lieux, James Mallord Ashman, leur montre en particulier un observatoire et des cartes de la lune. La période de l’apprentissage d’Austerlitz aux côtés d’André Hilary forme dans le récit une totalité autonome, qui prend des accents encyclopédiques : « de l’astronomie à l’histoire de l’humanité en passant par la botanique et la zoologie, aucun domaine de l’univers ne manque
». Cet apprentissage se fait dans le cadre de cette relation personnelle entre Jacques et son professeur d’histoire, dont la transmission efficace est matérialisée par le présent d’une « relique », qui marque l’adieu du maître à son élève, une fois la transmission réalisée :

Pendant tout le temps qu’il me restait à passer à Stower Grange, Hilary m’a soutenu et encouragé de toutes les manières possibles et imaginables. En premier lieu je lui suis redevable, dit Austerlitz, d’avoir distancé largement le reste de ma promotion aux examens terminaux, dans les matières que sont l’histoire, le latin, l’allemand et le français, et d’avoir pu suivre librement ma voie, du moins en étais-je encore persuadé à l’époque, grâce à une bourse confortable. En adieu Hilary me remit un carton sombre à cadre doré sous le verre duquel étaient disposées trois feuilles de saule un peu fripées prélevées sur un arbre de l’île de Sainte-Hélène, et une usnée ressemblant à un petit rameau de corail pâle, qu’un des ancêtres d’Hilary, comme l’indiquait en bas l’inscription en lettres minuscules, avait détaché le 31 juillet 1830 de la lourde dalle de granit couvrant le tombeau du maréchal Ney. Ce souvenir, qui en soi n’a sans doute pas de valeur, se trouve jusqu’aujourd’hui en ma possession, dit Austerlitz. Il a plus d’importance pour moi que presque tout autre tableau, d’abord parce que les reliques qu’il renferme, l’usnée et les feuilles lancéolées complètement desséchées, sont restées intactes sur plus d’un siècle en dépit de leur fragilité, ensuite parce qu’elles me rappellent chaque jour Hilary, sans qui je n’aurais assurément pu quitter l’ombre du presbytère de Bala. C’est aussi Hilary qui, après la mort de mon père nourricier, survenue au début de 1954 à l’asile de Denbigh, s’est chargé de liquider la maigre succession et par la suite a entrepris les démarches pour ma naturalisation, ce qui n’allait pas sans multiples difficultés étant donné qu’Elias avait détruit toute trace de mes origines." [C'est moi qui souligne]
Ce cadeau de Hilary à Austerlitz - ces "reliques" napoléoniennes - me rappelait furieusement quelque chose de précis. Le même jour, j'avais terminé un article en mettant en regard un poème-objet d'André Breton avec le reliquaire de Vivant Denon
dont je rappelle qu'il est propriété du Musée-Hôtel Bertrand, descente des Cordeliers, à Châteauroux, la ville où j'ai l'heur de vivre. Or, que contient celui-ci, à côté des ossements divers que j'ai déjà évoqués ici et là ? Et bien rien moins qu'une feuille de saule de Sainte-Hélène, comme en témoigne la liste qu'en donne Philippe Sollers dans sa biographie de Denon, Le cavalier du Louvre :

«Reliquaire de forme hexagonale et de travail gothique, flanqué à ses angles de six tourillons attachés par des arcs-boutants à un couronnement composé d'un petit édifice surmonté de la croix: les deux faces principales de ce reliquaire sont divisées chacune en six compartiments, et contiennent les objets suivants.

‑ Fragments d'os du Cid et de Chimène trouvés dans leur sépulture, à Burgos.

‑ Fragments d'os d'Héloïse et d'Abélard, extraits de leurs tombeaux, au Paraclet.

‑ Cheveux d'Agnès Sorel, inhumée à Loches, et d'Inès de Castro, à Alcobaça.

‑ Partie de la moustache de Henri IV, roi de France, qui avait été trouvée tout entière lors de l'ex­humation des corps des rois à Saint‑Denis, en 1793.

- Fragment du linceul de Turenne.

- Fragments d'os de Molière et de La Fontaine.

- Cheveux du général Desaix. »

Deux des faces latérales du même objet sont remplies:
‑ L'une par la signature autographe de Napoléon.
‑ L'autre par un morceau ensanglanté de la chemise qu'il portait au moment de sa mort, une mèche de ses cheveux et une feuille du saule sous lequel il repose dans l'île de Sainte‑Hélène." [C'est moi qui souligne]


 

Feuille de saule, cheveux et signature de Napoléon,  Musée-Hôtel Bertrand (Châteauroux)

La coïncidence est fabuleuse : il m'a fallu passer par la lecture d'un livre libanais pour mettre en relation le même jour un élément du reliquaire de Denon avec un extrait d'Austerlitz de Sebald. Sebald qui parle explicitement de "reliques" au sujet de cette feuille de saule d'un arbre de Sainte-Hélène et de l'usnée prélevée sur le tombeau du maréchal Ney. 

 

La tombe du Maréchal telle qu’elle figure sur la planche V du Champ du Repos… par Roger Père et Fils (septembre 1816)

Usnée

Il semble peu vraisemblable qu'une telle usnée (variété de lichens*) ait pu se trouver sur la dalle du tombeau de Ney, en revanche une recherche associant usnée et tombeau m'a conduit vers un extrait du Dictionnaire pittoresque d'histoire naturelle et des phénomènes de la nature, de Félix-Édouard Guérin-Méneville (1839) : il y est dit que l'usnea monumenti croît en abondance sur les arbres qui entourent le tombeau du captif de Sainte-Hélène, autrement dit les saules.


  
Tombe de Napoléon à Sainte-Hélène  

Le docteur Antommarchi, dans son livre Les derniers moments de Napoléon (1825), rapporte ainsi la scène de l'enterrement du 9 mai : "Pendant que l'on achevait ces travaux, la foule se jetait sur les saules dont la présence de Napoléon en avait déjà fait un objet de vénération. Chacun voulait avoir des branches ou des feuillages de ces arbres, qui devaient ombrager la tombe de ce grand homme, et les garder comme un précieux souvenir de cette scène imposante de tristesse et de douleur. Hudson et l'amiral, que blesse cet élan, cherchent à l'arrêter: ils s'emportent, ils menacent. Les assaillants se hâtent d'autant plus, et les saules sont dépouillés jusqu'à la hauteur où la main peut atteindre. Hudson était pâle de colère ; mais les coupables étaient nombreux, de toutes les classes, il ne put sévir."

 ____________________________

* A propos de lichens, je suis tombé au cours de mes recherches sur le bel article du Flotoir de Florence Trocmé, daté du 7 mars 2021. Où l'on peut par exemple lire ceci (où il est question en passant des usnées) :

Nature et territoire du lichen
Étrange nature que celle du lichen, « l’organisme entier est une association symbiotique. Chacun des deux ou trois organismes apporte à l’autre ce qu’il n’a pas dans une relation de coexistence étroite : le champignon (mycobionte) apporte le support (la fixation et la croissance), l’eau et les minéraux à l’algue ; l’algue (photobionte) apporte une partie des sucres au champignon grâce à la photosynthèse. C’est ce fonctionnement atypique qui a permis au lichen de conquérir de très nombreux espaces et de s’implanter là où on ne trouve plus aucune plante (30) : la symbiose est un facteur d’endurance écologique. On estime que 8% de la surface terrestre est recouverte de lichen. Il est universel. » (31) Il est souvent un des derniers organismes que l’on peut rencontrer vers les pôles et en altitude, à la limite des glaces et des neiges. Il peut vivre (les usnées) à des températures allant de -60° à +70°. Et il offre aux rennes scandinaves et aux caribous canadiens jusqu’à 90% de leur alimentation hivernale. (33)
Il en devient ainsi, écrit Vincent Zonca, une figure d’éternité et de survie et nul doute qu’il aurait bien des leçons à nous apprendre. 


 

Aucun commentaire: