"Qui sait, dit Austerlitz, ce qu'il serait advenu de moi à la Salpêtrière, quand je ne me souvenais de rien, ni qui j'étais, ni qui j'avais été, ni quoi que ce soit d'autre, et que je disais dans diverses langues des choses qui n'avaient ni queue ni tête, comme on me le rapporta plus tard, qui sait ce qu'il serait advenu de moi si un infirmier du nom de Quentin Quignard, à l’œil vif et à la chevelure d'un roux flamboyant, n'avait découvert dans mon calepin, sous les initiales à peine visibles M. de. V., l'adresse du 7 de la Place des Vosges que Marie, après notre première conversation dans le café sous les arcades du Palais-Royal, avait inscrite dans un espace resté vacant entre deux de mes annotations."
W.G. Sebald, Austerlitz, Folio/Gallimard, p. 366.
Encore une fois, j'en reviens à Austerlitz, le livre, le personnage, à ce moment de dépossession de soi qui a suivi la visite au Musée anatomique de Maisons-Alfort, qui ne prend fin que grâce à la présence d'esprit d'un infirmier du nom de Quignard - qui trouve dans le calepin du patient déboussolé l'adresse de Marie de Verneuil au 7 de la place des Vosges (observons incidemment que Pascal Quignard est né en 1948 à Verneuil-sur-Avre). Savez-vous maintenant ce qui se trouve à cette adresse du 7, place des Vosges ? Eh bien rien moins que l'hôtel de Sully, dont l'entrée principale se situe au 62, rue Saint-Antoine. Le bâtiment situé au fond du jardin est une orangerie, dite le Petit Sully, construite entre 1634 et 1641. "Une porte, dit le site Insecula, donne accès au numéro 7 de la place des Vosges", tandis que Wikipedia parle d'une "entrée discrète".
Marie de Verneuil, une fois contactée, se rend au chevet d'Austerlitz, et, par ses visites régulières, le soutient dans sa convalescence. Un jour, elle lui apporte un livre provenant de la bibliothèque de son grand-père, un petit manuel de médication édité à Dijon en 1755 pour toutes sortes de maladies, internes et externes, invétérées et difficiles à guérir. Livre qui n'est pas une invention de Sebald*, et dont l'auteure est une certaine Madame Fouquet, alias Marie de Maupéou, vicomtesse de Vaux (1590-1681), épouse de François IV Fouquet (1587-1640) et fille de Gilles de Maupéou, contrôleur général des finances et, tiens donc, collaborateur de Sully, ministre de Henri IV.
Austerlitz assure qu'il a lu plusieurs fois chaque ligne de la belle préface que l'imprimeur Jean Ressayre avait donnée à l'ouvrage, "de même, ajoute-t-il, que les recettes pour confectionner des huiles aromatiques, poudres, essences et infusions destinés à calmer les nerfs malades, à laver le sang des sécrétions de bile noire, à chasser la mélancolie, dans lesquelles apparaissaient les ingrédients tels que pétales de roses clairs et foncés, violette sauvage, fleurs de pêcher, safran, mélisse et ellébore, et réellement, à la lecture de ce petit livre dont aujourd'hui encore je sais par cœur des passages entiers, j'ai repris confiance en moi et recouvré la mémoire (...).
Il est assez surprenant que la lecture d'un tel livre, succès de librairie en son temps, qui connut de multiples éditions et même des traductions à l'étranger, ait pu être décisif dans le processus de rétablissement, la sortie de cette mélancolie, dont on sait qu'elle est au centre de l’œuvre (voir Politique de la mélancolie, A propos de W.G. Sebald, Muriel Pic (dir.)).
Ce pénible épisode passé, Austerlitz rapporte que lui et Marie ont repris leurs promenades à travers la ville. Et sans transition, voici qu'il livre un récit tout à fait singulier :
"Parmi les images qui me sont restées en mémoire, il y a celle d'une petite fille à la tignasse indisciplinée, aux yeux vert d'eau, qui en sautant à la corde sur une des aires de gravier blanc du Luxembourg s'était empêtrée dans le bas de son imperméable beaucoup trop long et égratigné le genou droit, une scène qui inspira à Marie une impression de déjà-vu, car il y avait plus de vingt ans, dit-elle, exactement au même endroit, il lui était arrivé la même chose, un petit malheur qui lui était alors apparu honteux et lui avait fait entrevoir pour la première fois ce que pouvait être la mort."Cette longue phrase est typique de l'art de Sebald : il commence par évoquer une image gardée en mémoire, en fait pas vraiment une image, plutôt une suite d'images, un morceau de film, il le dit bien, une scène, qui déclenche à son tour chez Marie un flash-back mémoriel (la mémoire ici s'engrène d'un personnage à l'autre) car elle avait vécu la même chose, et ce qui est étrange, exactement au même endroit, mais le souvenir ne s'arrête pas là, à ce seul fait brut, il se prolonge dans ce sentiment de honte couplé, on ne voit pas vraiment pourquoi, à une première perception de la mort : le petit malheur presque anodin - le genou écorché de la petite fille - débouche sur le plus grand malheur qui soit. La précision clinique de la description (tignasse indisciplinée, yeux vert d'eau, corde, gravier blanc, imperméable beaucoup trop long, genou droit) accrédite la réalité du fait et n'en rend que plus saisissant ce qui suit, la réminiscence de Marie.
J'ai recherché en vain une référence littéraire, picturale ou cinématographique de cette scène de la petite fille sautant à la corde au Luxembourg**. Une sorte d'intuition me souffle qu'elle existe, mais ce n'est peut-être qu'une illusion.
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* Il est consultable sur Gallica. L'exemplaire est toutefois différent car il s'agit de l'édition de Jean Certe, rue Mercière à Lyon (1785). Il est augmenté de façon savoureuse de "la méthode que l'on pratique à l'Hôtel des invalides pour guérir les Soldats de la Vérole."
** Il faut noter que c'est un certain Salomon de Brosse qui a dressé les plans du Palais du Luxembourg, en tant qu'architecte de Marie de Médicis (une autre Marie) en 1614. Il était né à Verneuil-en-Halatte, dans l'Oise, vers 1565 ou 1571. Il était par ailleurs petit-fils de Jacques Ier Androuet du Cerceau et neveu de Jacques II Androuet du Cerceau. Or, c'est Jean Androuet du Cerceau, son cousin, qui a construit l'hôtel de Sully, de 1624 à 1629.
1 commentaire:
Ah, Patrick, on peut dire que tu abordes avec une belle sagacité l’entreprise de Sebald. On pourrait en voir exemple dans d’autres livres de l’écrivain mais « Austerlitz » parait tellement « sebaldien » qu’en relever comme tu le fais les ouvertures historiques et factuelles autant que le parcours onirique est un jeu captivant d’allers et de retours de l’esprit. Prendre « Mélancholia » comme moteur d’un récit et ne pas étouffer le moteur par excès d’essence ou assèchement inévitable n’est pas donné à n’importe qui. Les rapprochements entre un factuel précis (la petite fille du jardin du Luxembourg par le retour sur le passé de Marie en est un) et un présent menacé d’incertitude mélancolique sont autant de temps des mouvements de l’écriture. Temps qui propulsent le récit et qui nous emmènent. Dans le « Mélancholia » de Lars von Trier on a aussi ces continuels allers et retours et si « Mélancholia » semble l’emporter on ne peut porter de jugement définitif sur la fin du trajet. Le spectateur, et ici, le lecteur d’Austerlitz , sont sur un trajet dont la dimension subjective n’est pas impérative mais suggestive. Cela permet, il me semble, de se réconcilier avec l’auteur. En effet qu’est ce qu’un auteur sinon le maître insupportable et rasoir qui veut donner des leçons de réalité ? La dimension subjective-suggestive qui nous frappe tant viendrait-elle du fait de la force de réalité portée par certaines images de nos rêves ? On reconnaitrait alors dans l’écrivain une sorte de frère en matière de faiblesse à vivre et ce serait le principal attrait de la lecture ?
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