samedi 2 mai 2020

Danube et bleu du ciel

Jeudi dernier, continuant ma recension des vertiges (tâche qui n'aura de fin que par mon épuisement devant le matériau chaque jour renouvelé), j'en consignai un, qui s'était glissé dans la présentation d'un essai de l'écrivain espagnol Álvaro de la Rica. Ces Sept méditations sur Kafka avaient bénéficié d'une préface de Claudio Magris, que j'ai lue dans sa traduction française sur le site de l'auteur. J'y avais déjà repéré une référence au désastre, cette notion de désastre que je ne cessais plus de croiser ces derniers temps.
La relisant quelques jours plus tard, juste après avoir rédigé le billet sur le Naufrage, inspiré par le texte de Michaël Ferrier publié dans la collection Tracts de chez Gallimard, je découvris que naufrage et désastre qui étaient déjà couplés dans le billet l'étaient également dans un même paragraphe de Magris :
"Écrire signifie nommer la vie mais sans insuffler la vie, manquer son objet en faisant resplendir un instant l’essence dans ce naufrage ; la littérature est eschatologie, discours  sur les choses dernières, qui à la littérature ne montrent qu’un visage de désastre, même si ce n’est peut-être pas leur seule face. Une apocalypse, mais ironique, adaptée à la condition dégradée de l’individu moderne dans son rapport avec le pouvoir — un pouvoir de plus en plus totalitaire, défectueux et pourtant  écrasant, soutenu par une nécessité qui, bien que derrière son autorité de sphinx se cache une vile corruption, n’en est pas moins tyrannique et puissante. L’écriture est appelée à témoigner contre cette Méduse, mais cette dernière est la vérité — négative et horrible — de l’époque, qui salit tout et ne permet aucune innocence ; l’écriture doit donc témoigner aussi contre elle- même, dénoncer — c’est l’une des plus heureuses intuitions de ce livre — sa propre implication dans cette corruption, montrer son propre visage défiguré." [C'est moi qui souligne]
J'avais écrit dans Toute une foule d'harmonies secrètes, que Magris n'avait fait qu'une seule apparition sur le blog, qui était à mettre au compte de Rodrigo Fresán : entre Richard Powers et Antonio Tabucchi, il insérait, disais-je, "Claudio Magris remontant le Danube comme le fil de sa propre vie".  Et je m'étonnais que le grand écrivain italien ne soit pas plus présent ici, car enfin, Danube avait été aussi pour moi un livre d'exception, lu en juin 1991 (emprunt à la Bibliothèque municipale de La Châtre).

En réalité je me trompais : Claudio Magris avait fait une autre brève apparition sur Alluvions à la date du 3 juin 2018, avec l'article Magie des Marins. Flash-back :
"A cette époque de l'année, il commence à y avoir beaucoup de concurrence avec les brocantes de village et autres vide-greniers, aussi y avait-il beaucoup de trous dans l'enfilade des exposants. Et il n'y avait pas une foule énorme, malgré le beau temps (tant mieux, pensé-je égoïstement, je n'ai aucun goût pour la foule). Comme je commence à redescendre l'avenue, j'avise trois cartons de livres sur le trottoir. Je jette un œil : le premier livre que j'aperçois est Danube de Claudio Magris. Je l'ai lu il y a bien longtemps, je l'avais emprunté à la bibliothèque de La Châtre, Danube, récit admirable qui nous fait voyager des sources du fleuve jusqu'à son delta, le grand écrivain italien y retraçant dans son sillage tout ce qui compte dans la littérature de la Mitteleuropa. C'était bon signe : de fait ces trois cartons étaient une mine d'or, ne renfermant pratiquement que des ouvrages intéressants qui signalaient un vrai lecteur, mélomane qui plus est, car abondaient les essais sur la musique. Je me tournai vers le vendeur le plus proche, mais celui-ci me répondit que je pouvais me servir, ces cartons ne lui appartenaient pas, ils avaient été semble-t-il déposés là pour qu'on se serve. Inespéré. D'autant plus que dans cette manne se trouvaient plusieurs livres qui avaient un lien direct avec mes recherches les plus récentes. La perle étant L'enfant brûlé de Stig Dagerman dont j'ai parlé ici à propos de François Truffaut. C'était presque inouï de le découvrir ici sans l'avoir cherché."

Danube avait donc été l'étincelle de cette trouvaille assez inespérée. Ces livres abandonnés sur un trottoir au bon désir des passants.

Ce n'est pas tout. Magris a fait retour ici aussi par la grâce d'un commentaire laissé le 27 avril par Arnauld Le Brusq, dont le site Terre Gaste figure à l'inventaire des Autres sentes :
"Bonjour Alluvions,
Ayant besoin de retrouver le passage de Sebald sur le palais de Justice de Bruxelles - et ne pouvant courir à la librairie d'à-côté pour cause de confinement, je tombe sur votre billet de 2015. Revenant à l'accueil de votre blog je vois que vous êtes repassé par Danube de Magris, tout comme moi il y a quelques jours. Voilà des coïncidences. Lorsque j'aperçois que vous avez épinglé ma terre gaste à vos alluvions. Merci alors et à bientôt, vos fraternels alluvions de pensée et ma terre gaste, le mois d'avril, bien que cruel - ou pour cette raison même - pousse à la croissance (la vraie, celle des êtres !)"
L'article recherché, remontant à novembre 2015, évoquait le formidable documentaire que Stan Neumann avait réalisé sur Austerlitz, le dernier roman de Sebald. Cela coïncidait donc avec cet autre magistral travail du même Stan Neumann sur la condition ouvrière, qui fut diffusé le lendemain, mardi 28 avril, sur Arte : Le temps des ouvriers, fresque en quatre parties relatant trois cents ans d'histoire. "Sans délaisser, écrit Laurent Etre dans l'Humanité, tout à fait les débats théoriques (communisme versus anarchisme, socialisme scientifique versus socialisme utopique), le Temps des ouvriers se veut d’abord la restitution passionnée de tout un vécu de résistances protéiformes."

Fillette travaillant dans une filature de Caroline du Sud (1908)
Et si Arnauld Le Brusq (dont c'était la première fois qu'il se signalait sur ce site) était présent ici, c'est bien parce qu'il était apparu dans ma vie à travers son livre Monuments, déniché à Noz en mai 2016. Admirable livre, qui entra immédiatement en résonance avec les thèmes qui m'occupaient alors, et singulièrement celui du bleu du ciel. J'en ai rendu compte dans Le bleu du ciel au Père Lachaise, le 29 mai 2016. 
Outre que le thème céleste est revenu dans ma réflexion récemment (lire Les nouveaux Envahisseurs), il se trouve que la photo personnelle insérée à la fin de l'article de 2016 renvoie au même événement, la découverte d'une épave dans le sable de l'une de ces plages aujourd'hui interdites à l'heure où j'écris, micro-événement  dont témoigne l'autre photo personnelle semblablement postée à la fin de l'article du 25 avril.

Photo postée le 29 mai 2016

Photo postée le 25 avril 2020
Si Arnauld Le Brusq n'avait pas laissé de commentaire en ce mois d'avril, le lien entre les deux photos n'aurait jamais pu apparaître.


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