vendredi 8 mai 2020

Kraftwerk, la Machine et le risque

Curieuse coïncidence temporelle et thématique entre deux sites récemment introduits dans ma catégorie Autres sentes, Le lorgnon mélancolique de Patrick Corneau et Le SauteRhin de Bernard Umbrecht. Et qui jouent de proximité avec la fameuse photo de Lartigue déjà croisée à plusieurs reprises.


Patrick Corneau chronique au sujet d'une nouvelle, La Machine s'arrête - qui m'est parfaitement inconnue - de E.M. Forster, plus célèbre pour ses romans sur l'Angleterre victorienne que pour ses fictions d'anticipation.
L'intérêt de ce récit de 1909, c'est qu'il décrit un monde qui par bien des côtés ressemble à celui dans lequel nous vivons aujourd'hui : ensemble de la population mondiale interconnectée au moyen d’une tablette électronique, nourriture et médicaments livrés par tubes,  si bien que « les gens ne se touchent jamais l’un l’autre. »  "En fait, rapporte Corneau, toute présence ou contact avec autrui ainsi qu’avec la réalité matérielle est si superflu que la rencontre devient presque contraignante voire pénible. La « distanciation sociale » s’est transformée en éloignement puis en isolement et la solitude est devenue la norme : chacun est en couple avec lui-même pourrait-on dire, et l’on est prié d’aimer son lointain… Les habitants de ce monde totalement virtuel, et même quintessencié, vivent « physiquement » dans des appartements souterrains pourvus de tous les services car la surface est devenue invivable."

Ce monde est administrée par la Machine, à qui l'homme a délégué "l’entièreté de sa volonté, de ses projets, désirs ou aspirations". L'un des personnages reconnaît que « La Machine nous a volé le sens de l’espace et du toucher, elle a brouillé toute relation humaine, elle a paralysé nos corps et nos volontés, et maintenant, elle nous oblige à la vénérer. La Machine se développe – mais pas selon nos plans. La Machine agit – mais pas selon nos objectifs. Nous ne sommes rien de plus que des globules sanguins circulant dans ses artères. »



De son côté, Bernard Umbrecht republie un article mis en ligne le 12 décembre 2017, dans le but de rendre hommage à l'un des fondateurs de Kraftwerk, Florian Schneider-Esleben, mort d’un cancer à l’âge de 73 ans, et inhumé dans le plus grand secret ( annoncé par sa famille le 6 mai, son décès remonterait aux derniers jours d’avril). Umbrecht y montrait la vidéo de Die Roboter, Les robots,  morceau extrait de l’album die Mensch-maschine, la machine-homme, l’homme-machine, sorti il y a presque 40 ans, en 1978.


L'autre fondateur de Kraftwerk, Ralf Hütter, confiait à Stéphane Davet (Le Monde, 2014), que leur projet était, plutôt qu'une musique folk électronique, une musique qui reflétait le quotidien : "Nous aimions jouer avec les mots, comme, par exemple, avec « Alltag », qui signifie le quotidien, et « All Tag », « un jour dans le cosmos ». Avant nous, des musiciens allemands, comme Tangerine Dream, avait utilisé l’électronique pour composer des musiques méditatives, cosmiques… Nous, notre quotidien était Düsseldorf, le Rhin, la Ruhr, un environnement industriel, au centre de l’Europe. Nous voulions évoquer cela."  

A la question : "Quand vous avez sorti l’album « Computer World », en 1981, pensiez-vous que l’informatique dominerait le monde à ce point ?" il répond que c’était alors un fantasme, que l'album avait d'ailleurs été  produit à partir de 1979, sans ordinateur (le premier ordinateur personnel de Macintosh a dû sortir en 1984). "La menace, poursuivait-il, d’un contrôle du monde par l’informatique nous paraissait déjà claire, il y a trente ans. Peut-être parce que nous avions l’exemple d’un état orwellien comme l’Allemagne de l’Est. Tout cela a été aujourd’hui multiplié à la puissance 1 000, par exemple par la NSA, mais aussi par Facebook ou Google qui surveillent nos moindres faits et gestes".

Florian Schneider, à droite, lors d’un concert du groupe Kraftwerk, à Berlin, le 19 mai 2004

Patrick Corneau précise ensuite que Forster rejoignait en les anticipant "des craintes exprimées naguère par des penseurs comme Günther Anders, Jacques Ellul et Lewis Mumford sur la « mégamachine » qui se profilait devant leurs yeux au siècle dernier et est aujourd’hui une quasi réalité." Et il cite aussi Günther Anders et Jean Baudrillard, mais aussi - ce qui rejoint plusieurs chroniques délivrées ici récemment - Paul Virilio et sa théorie de l'Accident général.

 

Pour autant, faut-il désespérer ? Faut-il se résigner à ce désastre qui si souvent est évoqué ici, et dont j'ai trouvé encore une occurrence chez Riss, de Charlie-Hebdo ? Peut-être pas : le fait même de cette synchronicité autour de ce concept de machine, sur ce blog minuscule à l'échelle de l'Internet mondial, montre que quelque chose toujours s'insurge contre la domination des algorithmes, et même va jusqu'à en jouer, en sourdine, à la dérobée, grain de sable du vivant dans la mécanicité universelle induite par la loi de maximisation des profits. La solitude de l'homme et de la femme confinée n'est pas inéluctable, mais pour cela il faut très certainement prendre ce risque dont Anne Dufourmantelle a fait si bien l'éloge en 2011 (Payot, p. 115-116) :
"Au risque des nuits blanches.
Au risque d'écrire à un(e) presque inconnu(e) une lettre d'amour à partir d'un presque rien qui vous aura traversé dans une fulgurance inconnue de vous jusqu'alors.
Au risque de pas cesser de faire l'amour.
Au risque de prier sans le secours d'aucun Dieu, ou même avec. (...)
Au risque de ramasser sur la plage des petits cailloux blancs dépolis par la mer et de les disperser ensuite, le soir.
Au risque d'un communisme de pensée.
Au risque de la joie."
On sait qu'Anne Dufourmantelle perdit la vie le 21 juillet 2017 en sauvant un enfant qui allait se noyer en mer Méditerranée. Chez elle, les mots n'étaient pas que des mots, ils étaient des actes.





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