samedi 16 août 2025

Là où tout s'achève, déploie tes ailes

J'étais résolu à écrire sur Berlin. Depuis plusieurs semaines. Berlin, où je ne suis jamais allé. Une lacune, parmi bien d'autres (mais Berlin apparaît tout de même dans bon nombre d'articles du site). Pourquoi Berlin ? Parce que Berlin était au cœur de trois livres qui n'avaient a priori aucun lien entre eux, si ce n'est celui-ci : Berlin. Trois livres importants.Et pourtant, je n'ai rien écrit jusque-là. D'autres thèmes se sont imposés, plus évidents à traiter sans aucun doute. Il reste que Berlin demeure en suspens et que j'ai envie d'y venir, sans savoir bien par où commencer, comment enchaîner, montrer les rapports, trouver un sens à tout cela. Trêve de procrastination, je m'y colle, j'avancerai au jugé, ça ne tiendra certainement pas en un seul article, ce n'est pas la première fois.

Débutons donc par ce livre, qui n'est pas le premier dans l'ordre chronologique de ma lecture, acheté le 10 juillet dernier, mais paru en 2024 : Mélancolie des confins, Nord, de Mathias Enard. Premier élément d'une série en quatre saisons et points cardinaux.

 

J'ai lu ce livre, qui n'est pas un roman, avec une réelle ferveur, je l'ai dévoré en deux jours à peine. L'incipit donne tout de suite la note profonde du récit : "Près de Berlin, comme nous sortions de la clinique où nous avions rendu visite à E., alors que la nuit tombait (ciel violet, violent, parcouru d'ombres et du frémissement des peupliers) et que nous marchions vers la gare de chemin de fer, un peu hébétés par la tristesse d'avoir laissé E. sur son lit d'hôpital, dans ce long hiver où elle était recluse, un vers de Blanca Varela me revint en mémoire : "Là où tout s'achève, déploie tes ailes*."

E. est une grande amie, hospitalisée à la suite d’un accident cérébral à la clinique de Beelitz, au milieu d’un vaste complexe désaffecté, qui avait été à la toute fin du XIXe siècle, le plus grand sanatorium d'Europe, où Hitler se remit de ses blessures pendant la Première Guerre mondiale, et où l’Armée rouge établit après la Seconde « son plus grand hôpital militaire à l’ouest de la mère patrie ». E. traversera tout le récit, et je ne pouvais lire tout cela sans frémir quelque peu : cette initiale désignant aussi ma compagne (heureusement en bonne santé, je touche du bois). Incidemment, on voit tout de suite comment l'actualité personnelle douloureuse croise l'histoire tragique de l'Allemagne. Histoire dont la société de loisirs travaille aussi à l'effacement : Mathias Enard raconte ce "chemin de canopée" qu'un consortium touristique a installé au nord de l'ancien sanatorium, "un sentier de métal perché à dix mètres** de haut qui serpentait entre les cimes des arbres comme un balcon sans maison et permettait d'observer (outre les oiseaux, la vie de la forêt et l'organisation de la plaine alentour tachée de lacs) la certitude de la ruine."

Plus loin, il écrit que le vers de Varela "acquérait depuis cette hauteur une urgence brûlante. Ouvre tes ailes de rêve et survole la mort. Des paroles d'aède. L'étrange chemin d'acier dans les nuées, avec sa beauté inutile, s'élançant au-dessus des bâtiments morbides de l'ancien sanatorium dans les branches sans feuilles des hêtres et la verdeur noircie des sapins, s'élevant sans autre but que l'exploration des ultimes confins, ceux du temps et de mort, devenait pour nous une manifestation, une allégorie à la fois de notre puissance et de notre futilité, de l'inutile énergie déployée pour un combat perdu d'avance mais fécond, une lutte inégale dans le limes du désespoir."

Cette méditation l'entraîne à évoquer dans la même page la Belle au bois dormant de Louis Sussmann-Hellborn, statue de la Alte Nationalgalerie de Berlin, visitée en compagnie de E. peu de temps avant son accident.

 

"Le sculpteur avait déployé pour cette œuvre tout son savoir-faire et essayé d'alléger, de soustraire la Belle au bois dormant au poids même de la pierre dont elle était faite, au poids de l'endormissement, au fardeau du temps : la matière de la statue paraissait aussi ductile que l'or ou le bronze. Au creux des rosiers si festonnés, découpés dans le travertin blanc, dont les feuilles auraient pu être vertes tant  elles semblaient vivantes, la Belle au bois dormant pouvait attendre son prince pour les siècles des siècles, sauvée par l'artiste, assoupie dans son trône de marbre - artiste lui-même oublié, dont le nom ne dit aujourd'hui plus rien à personne : il a manqué pour lui-même ce qu'il projetait de réussir pour sa splendide Belle au bois dormant, la gloire et l'éternité."

Le vers de Blanca Varela me rappelle en ce qui me concerne Les Ailes du désir de Wim Wenders, film ô combien lié à Berlin (Der Himmel über Berlin en est le titre original), dont je parle par exemple en février 2019, Requiem pour Damiel.

 


Et il me souvient que Robert, un ami suisse de E., de passage à Bourges voici deux jours, évoqua le film en regardant l'une de ses premières sculptures (dont je n'ai pas ce soir, hélas, la photo sous la main).

J'avais prévenu, ça ne fait juste que commencer... 

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* "Donde todo termina, abre las alas" in Blanca Varela, Como Dios en la nada, Visor Libros, Madrid, 2013. 

** 23 mètres et non 10 mètres, selon le site Vivre à Berlin

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