Je reviens à Homer, le vieil homme joué par Curt Bois dans Les Ailes du désir, de Wim Wenders, et que nous rencontrons tout d'abord dans la Bibliothèque d’État de Berlin. André Habib, dans son étude sur Hors-champ, écrit qu'une "scène, cruciale, mérite notre attention" : l'ange Cassiel suit Homer "se consolant de la « pénombre du monde » en regardant un modèle réduit automatisé décrivant la rotation des planètes du système solaire. La mécanique du monde supralunaire, si l’on suit la métaphore que semble tracer Wenders-Handke, serait aussi durable que l’art du conte, dont il est porteur : « le monde semble s’enfoncer dans la pénombre, mais je conte, comme au commencement, de ma voix chantonnante qui m’aide à garder le moral, épargné des troubles de la vie quotidienne grâce au conte, et sauvegardé pour l’avenir ».
Habib écrit ensuite : "Un fondu enchaîne sur Homère feuilletant un exemplaire des « Hommes du
XXe siècle » d’August Sanders [sic], indépassable encyclopédie photographique
de la société allemande des années 1920 et 1930, et qui plonge Homère
dans ses souvenirs et ses réflexions." Le choix d'August Sander, on s'en doute, n'est pas un hasard. Pascal Vacher*, en 2013, développe cette référence :
"August Sander publie en 1929 son premier livre comprenant soixante portraits d’hommes du vingtième siècle, Antlitz der Zeit (Le Visage de ce temps), salué dès sa sortie par Alfred Döblin et Walter Benjamin. Toute sa vie durant, il n’a cessé de construire une vaste œuvre photographique qui devait trouver son aboutissement dans un ouvrage réparti en sept sections dont l’assemblage serait comme une image générale de l’Allemagne contemporaine du photographe – une fresque photographique de l’époque. Cependant, cet ouvrage ne verra jamais le jour et n’existe aujourd’hui que comme publication posthume (en 1980). Le travail d’August Sander a fortement été affecté par la période nazie. Son fils aîné, membre du Parti socialiste ouvrier d’Allemagne (Sozialistische Arbeiterpartei Deutschlands), est arrêté en 1934 et mourra en prison en 1944. En 1936, son livre Antlitz der Zeit est interdit. Quand Wenders filme Homer feuilletant Les Hommes du xx e siècle, cela ne fait que sept ans que le regard du photographe sur son temps est enfin sorti de l’ombre. On comprend bien qu’il y aurait encore beaucoup à dire sur la façon dont le regard de Sander est exemplaire à la fois de la saisie d’une époque et de la difficulté à laquelle s’est heurtée cette mise en place d’une mémoire collective. Après avoir rappelé ces éléments, on est en droit de voir au moins un joli hasard poétique dans le fait que l’ange tutélaire d’Homer soit interprété par un comédien portant le même nom de famille que le célèbre photographe."
C'est également une des photos les plus célèbres d'August Sander qui orne la page de couverture de la première édition en français de l'essai de John Berger, Au regard du regard, dont on a vu qu'il était un livre très important pour Sebald.
C'est la même photo qui est reprise dans l'édition du premier roman de Richard Powers au Cherche-Midi, Trois fermiers s'en vont au bal, que j'ai lu à sa sortie en 2004 :
La photo n'est pas là au seul titre de l'illustration : elle est présente dès le début du roman, où elle obsède le narrateur qui la découvre dans un musée de Détroit où il passait un peu par hasard :
"Frappé par ces trois regards jetés avec désinvolture, je sentais que le photographe avait fait là une grande découverte, qu'il avait saisi grâce à son talent et par l'entremise du hasard, une image très importante, un instant que personne n'aurait arraché à l'obscurité si l'artiste ne l'avait fixé sur la pellicule. Ma première réaction, suscitée par une vague ressemblance entre l'un des personnages et moi-même, fut de rechercher le nom du photographe. Et plus tard, si c'était possible, de découvrir les noms et qualités de ces trois jeunes hommes, pour les dissimuler ensuite." (p. 51)
De fait, deux pages plus loin, ce narrateur nous en apprend plus sur Sander, né en 1876, à Herdorf, bourgade minière et agricole à l'est de Cologne. Il descend au fond de la mine à l'âge de treize ans, et cette expérience le marquera à jamais : "Avant lui, les photographes n'utilisaient leurs machines que pour isoler la beauté : vases de fleurs et portraits des membres de la classe supérieure. A l'inverse, la somme monumentale de Sander allait inclure une partie intitulée "Idiots, malades, fous et infirmes" - l'art n'est rien s'il ne témoigne de l'asphyxie des vies passées sous terre." (p. 54) Assistant d'un photographe itinérant, puis photographe lui-même, il arrête dès 1910, à l'âge de 24 ans, son grand projet d'une encyclopédie de l'humanité. Mais en 1934, la Chambre de l'Art et de la Culture du Reich fait brûler tous les exemplaires disponibles de Visages de ce temps, le premier volet des Hommes du vingtième siècle : c'est qu'avec sa galerie "d'anarchistes, de minoritaires et d'errants, Sander contrariait la vision du peuple allemand que les Nazis tentaient de promouvoir." Son fils Erich mourut d'une rupture d'appendice quelques mois avant la fin de sa peine de prison, "faute d'avoir pu convaincre son gardien d'une douleur aiguë à l'abdomen." Sa collection de quarante mille négatifs, cachée dans sa cave, survécut au bombardement allié sur Cologne, mais pas à une petite bande de pillards qui, "dans l'anarchie des dernières heures du conflit", par "une ironie dont l'époque moderne a le secret", incendia le bâtiment jusque-là préservé et détruisit la collection tout entière.
Jeune fille en roulotte, 1926–1932 ©Die Photographische Sammlung/SK Stiftung Kultur – August Sander Archiv, Köln; ADAGP, Paris, 2009 |
August Sander meurt le 20 avril 1964 à Cologne, et ce n'est qu'en 1969 que se tiendra sa première grande exposition personnelle hors d’Allemagne, au MoMA de New York.
Cette destinée n'est pas sans me faire penser à celle du fameux facteur Cheval, dont j'ai vu avant-hier à la télévision le biopic réalisé par Nils Tavernier. Voici deux hommes à la scolarité courte (six ans tous les deux), issus de milieux très modestes, qui édifient à force d'acharnement, dans une grande solitude et malgré les deuils familiaux, une œuvre puissamment originale. Ils meurent tous les deux très âgés (87 et 88 ans).
Carte postale représentant le facteur Cheval devant son œuvre
Et je ne pouvais m'empêcher de penser que ce destin, lié aux paysages et à la géologie de la Drôme, se trouvait comme réverbéré dans ce numéro de plaque - 26 , l'indicatif de la Drôme, présent sur le camion du cirque Alekan :
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* Pascal Vacher, « « Je n’abandonnerai pas tant que je n’aurai pas retrouvé Potsdamer Platz » », Mémoire(s), identité(s), marginalité(s) dans le monde occidental contemporain [Online], 9 | 2013, Online since 11 July 2012, connection on 07 April 2021. URL : http://journals.openedition.org/mimmoc/1012 ; DOI : https://doi.org/10.4000/mimmoc.1012
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