Le film que je voulais emprunter à la médiathèque en même temps que Les Ailes du désir était Bird People, de Pascale Ferran, sorti en 2014. Je l'avais vu au cinéma à l'époque et en gardais un bon souvenir ; ce n'est pourtant pas celui-ci qui m'a convaincu d'y revenir, mais la lecture de l'essai de l'anthropologue Frédéric Keck, Signaux d'alerte, sous-titré Contagion virale, justice sociale et crises environnementales (Desclée de Brouwer, 2020). Il est nécessaire d'en dire quelques mots avant de se pencher sur le film (que j'ai donc vu en VOD).
Sans entrer dans le détail - parce que le domaine traité est complexe et demanderait un long article à lui seul -, disons que Keck montre l'émergence du signal d'alerte comme critère nouveau en matière de politique, tendant à se substituer à la vérité scientifique qui fut longtemps, dans la tradition des Lumières, le critère premier de justice sociale. La présentation de l'éditeur résume assez bien le projet du livre :
"En s'appuyant sur une étude des sentinelles des pandémies dans les sociétés asiatiques, Frédéric Keck montre que les territoires qui émettent des signaux d'alerte, comme Hong Kong, Taïwan ou Singapour, ont entre eux des relations de compétition et de collaboration analogues à celles des oiseaux qui concourent pour alerter sur la présence d'un prédateur. Dans cette émulation, où les pays échangent des informations pour prendre les mesures les plus rapides, se joue une nouvelle forme de solidarité globale et de justice sociale.Pour prendre la mesure de ce phénomène, l'auteur propose une lecture de quelques penseurs des signaux d'alerte (Claude Lévi-Strauss, Amotz Zahavi, Anna Tsing) ; puis une histoire des grandes crises sanitaires depuis vingt ans ; enfin, une approche de certaines œuvres d'art (romans, films, expositions), qui nous préparent aux prochaines crises en faisant travailler notre imaginaire."
C'est dans cette troisième partie intitulée "Fiction", que l'auteur aborde la dimension esthétique des signaux d'alerte en portant son attention sur des œuvres "qui montrent comment des pandémies d'origine animale recomposent la vie ordinaire des humains avec les animaux". A ce stade, on pourrait être surpris de voir figurer Bird people, car pour autant qu'on se rappelle, il n'est nullement question de pandémie, ni même de maladie dans ce film. Cela n'empêche pas Keck d'affirmer que si le film ne traite pas directement de la grippe aviaire, il explore malgré tout "les significations multiples de cet événement dans la société contemporaine." A travers tout d'abord un décor : l'aéroport de Roissy, où presque tout le film est tourné. "La force du film de Pascale Ferran, explique Keck, est de regarder cet aéroport "with a bird's eye view", c'est-à-dire de décrire les gens qui y vivent "comme des oiseaux" [...] Par un regard qui mélange le naturel et le surnaturel, Pascale Ferran parvient à faire voir un aéroport comme un lieu dans lequel les avions, les hommes et les oiseaux alternent les moments d'envol avec ceux où ils restent au sol."
Deux personnages sont au cœur du film et en constituent d'ailleurs les deux chapitres clairement désignés 1/ Gary 2/ Audrey, Gary (Josh Charles) étant un jeune ingénieur américain en transit pour Dubaï dans l'hôtel Hilton où travaille Audrey (Anaïs Demoustier), étudiante reconvertie en femme de chambre. Dans le long prologue précédant le premier chapitre, on voit Audrey se rendant à Roissy en RER. Frédéric Keck écrit que "les arrêts forcés par les coupures d'électricité lui donnent le loisir d'imaginer ce que sont en train de se dire les voyageurs. C'est la scène inaugurale du film, qui en donne le ton : un moment de vie aussi ordinaire qu'un trajet en RER peut, lorsque les flux du quotidien s'arrêtent, basculer dans l'extraordinaire. On comprend en effet progressivement qu'Audrey a une capacité presque chamanique à entrer dans les consciences des personnes et à percevoir les mouvements de leur vie intérieure." Très bien, mais le problème est - je viens de revisionner la séquence - qu'il n'y a pas de coupure d'électricité dans la scène, et que rien n'indique que ce soit Audrey qui perçoit les conversations et les monologues intérieurs des passagers. Ils ne sont pas abordés de son point de vue, c'est la caméra qui se déplace dans la rame, et d'ailleurs on ne voit Audrey qu'à la fin de la scène. Lui attribuer ici une capacité presque chamanique d'intrusion dans les consciences n'est étayé par aucun plan du film. Un critique assez féroce, Jean-Sébastien Massart, dans Débordements, (qui n'a pas aimé le film contrairement au reste de la presse plutôt élogieuse), ne relève rien de tel : "La caméra circule d’un passager à l’autre, on saisit des bribes de monologues intérieurs, chacun songe à ce qu’il va faire de la morne journée qui s’annonce : un homme formule les phrases d’une lettre qu’il doit adresser à quelqu’un qui le somme de régler une facture, un autre fait ses comptes et Audrey (Anaïs Demoustier) fait aussi les siens." Frédéric Keck a-t-il revu la pellicule ? Ne s'appuie-t-il pas sur une mémoire sélective, déformée par sa propre recherche qui porte en partie sur les pratiques des chasseurs-cueilleurs, ceux-là mêmes qui pratiquent le chamanisme ? En tout cas, c'est ce passage, même s'il s'avère une extrapolation risquée, qui m'a fait songer aux Ailes du désir, où l'on entend, au début du film aussi, les monologues intérieurs des usagers de la Bibliothèque d’État, tels qu'ils ont sensés être perçus par les anges qui arpentent le bâtiment sans être vus de personne, à part des enfants.
Il existe tout de même un élément d'étrangeté à la fin de cette séquence, c'est, alors que le RER fait halte dans une station, l'arrivée d'un moineau qui se pose sur le rebord de la fenêtre et regarde Audrey fixement. Celle-ci sourit de ce micro-événement qui vient interrompre le calcul déprimant de ses heures de transport. Il annonce par ailleurs la suite, la transformation au milieu du film d'Audrey elle-même (attention, spoiler) en moineau. Et c'est là que réside la seconde convergence avec le film de Wenders, dont le titre original est d'ailleurs Der Himmel über Berlin. Le Ciel au-dessus de Berlin. Une coupure de courant, bien effective celle-ci, conduit Audrey à monter sur le toit de l'hôtel, où elle prend son envol : "Elle bascule alors dans une autre condition, qui lui permet à la fois de voir l'aéroport depuis le ciel, de flirter avec les avions au décollage et de regarder par les fenêtres de l'hôtel la vie de ceux qui y logent." C'est ce que réalise également la caméra de Wenders, avec ses vues aériennes de Berlin, une brève séquence en avion (où l’on croise Peter Falk), et une descente sur Terre, notamment dans un immeuble où elle passe d’un appartement à l’autre, d’une pièce à la suivante sans rencontrer d’obstacle. Mais il y a comme une sorte d'inversion dans le processus de métamorphose : alors que l'ange Damiel (Bruno Ganz) se faisait homme de chair pour connaître l'amour avec Marion la trapéziste, c'est, dans Bird people, la femme de chair qui se fait créature céleste pour in fine rencontrer peut-être l'amour (la fin reste ouverte) avec l'homme d'un autre pays, d'une autre classe sociale, qu'elle n'aurait jamais dû rencontrer dans la vie réelle.
Car, de son côté, Gary vit une crise existentielle profonde et soudaine. Il renonce à son voyage à Dubaï et annonce tout à la fois sa démission professionnelle et sa décision de rupture avec son épouse Élisabeth.« Too much travels, too much work, too much stress ». Lui aussi croise la route du moineau, qui s'est posé sur un tapis roulant du métro, et le regarde fixement comme il l'avait fait pour Audrey. Gary se retourne longuement, intrigué.
C'est à la fin du film que la rencontre a lieu entre les deux personnages, qui entrent littéralement en collision à l'abord d'un ascenseur. Lequel s'arrête ensuite au quatrième étage, sans raison car il n'y a personne qui attend. L'engin repart et ce petit incident provoque le dialogue suivant, mâtiné d'anglais et de français :
Audrey : (se penchant vers l'étage) Personne.
Gary : Personne ?
Audrey : Oui. Personne. Nobody.
Gary : OK... "Personne" means nobody, but you and me, nous sommes des personnes aussi, oh oui.
Audrey : Yes.
Gary : C'est très bizarre.
Audrey : (un temps) C'est vrai, c'est bizarre... C'est le même mot alors que c'est le contraire.
A ce stade, je suis estomaqué : ce court passage renvoie directement à ma dernière chronique sur l'ambivalence du mot "personne". Or, on se souvient que cette ambivalence, je l'avais rencontrée très peu de temps auparavant, mais que j'avais été incapable d'en resituer le contexte exact, incapacité qui avait persisté jusqu'à aujourd'hui. "Tout au plus, écrivais-je, me semble-t-il qu'il s'agit d'un propos rapporté par un Français sur un auteur américain qui s'interrogeait pareillement sur la double valence de "personne" dans la langue française. Ce fragment de lecture résistait à toutes mes tentatives de remémoration, si bien que je me demande parfois si je ne l'ai pas rêvé."
Et bien non, je ne l'ai pas rêvé, car je l'ai retrouvé ce propos, et c'était précisément dans... Frédéric Keck, que j'ai relu de près pour cet article :
"Dans la dernière scène du film, Audrey et Gary se croisent enfin, dans l'ascenseur. Une conversation à la fois surréaliste et métaphysique s'engage entre eux sur le fait que "personne" signifie en français à la fois "quelqu'un" et "aucun" : le cadre américain semble réaliser que dans le moment où " il n'y a personne" émerge pour la première fois une vraie personne."
J'avais pourtant repassé en diagonale ces dernières pages du livre : en vain, j'avais glissé sur ce passage, retenant seulement de cette étude du film ce qui en apparaissait comme semblable aux Ailes du désir. Étrange cécité. Ma mémoire butait obstinément sur cet angle mort de l'ascenseur. Mon souvenir était juste en ce qu'il s'agissait bien d'un américain qui s'interrogeait sur "personne", mais ce n'était pas un auteur, et le Français était une Française...
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