jeudi 1 avril 2021

Homère à la bibliothèque

Outre le cirque, il y a un autre élément de ressemblance entre Austerlitz de W.G. Sebald et Les Ailes du désir de Wim Wenders. Un autre lieu majeur. La Bibliothèque. On a déjà vu son importance chez Sebald, elle n'en a guère moins chez Wenders, avec la Bibliothèque d’État de Berlin où l'on voit au début du film les anges se pencher sur les lecteurs, dont le spectateur peut entendre les voix intérieures. Seuls les enfants détectent leur présence silencieuse.


La notice Wikipedia du film indique que cette Bibliothèque d’État, "siège sur terre des anges en quête de création, est une référence à Toute la mémoire du monde d'Alain Resnais". Or, on a vu que ce même film était nommément cité par Sebald :

"Un jour, plus tard, j'ai vu dans un film documentaire en noir et blanc sur la vie de la Bibliothèque nationale les messages circuler à grande vitesse par courrier pneumatique entre les salles de lecture et les réserves, le long de trajets nerveux, pour ainsi dire, et j'ai constaté que la communauté des chercheurs reliés à l'appareil de le Bibliothèque forme un organisme extrêmement compliqué, sans cesse en évolution, consommant comme aliment des myriades de mots qui lui permettent de générer à son tour des myriades de mots. Je me rappelle que ce film que je n'ai vu qu'une seule fois mais qui, dans mon imagination, est devenu de plus en plus fantastique et monstrueux, était signé d'Alain Resnais et intitulé Toute la mémoire du monde."

C'est en revisionnant cette scène magnifique de la bibliothèque que j'ai été conduit à m'intéresser à un personnage que l'on pourrait qualifier de terriblement sébaldien : Homer, un vieil homme interprété par l'acteur allemand Curt Bois, qui fut un enfant prodige du cinéma puisqu'il tourna pour la première fois à l'âge de six ans. Juif, il fuit en 1934 aux États-Unis, mais revient en Allemagne poursuivre sa carrière. Les Ailes du désir est sa dernière apparition au cinéma, qui plus est dans sa ville natale*. 

C'est l'ange Cassiel (Otto Sander) qui écoute la voix intérieure d'Homer. Deux plans plus tard (où l'on voit Damiel (Bruno Ganz) assis sur l’épaule de l’Ange de la Victoire, puis la colonne de la Victoire au milieu de la circulation citadine), on entend  la même voix tandis que le personnage erre dans le terrain vague de l’ex-Potsdamer Platz


Au cours de la première partie dans la bibliothèque, ,"des images d’archives, écrit Pascal Vacher, montrant des victimes des bombardements de Berlin sont insérées, en particulier des images d’enfants et d’un bébé morts. Ces inserts sont lisibles comme des souvenirs d’Homer ou de Cassiel, au moment où Homer s’interroge sur la disparition des héros de jadis et sur la possibilité d’écrire une épopée de la paix."

"Portrait d'Homère en vieillard illuminé peint par Rembrandt qui a inspiré à Peter Handke le personnage du Poète (Curt Bois) inventant une épopée de la paix" (Extrait notice Wikipedia)

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* Voir cette note d'André Habib, dans le passionnant article Der Himmel über Berlin de Wim Wenders, LES ANGES DE L’HISTOIRE, sur le site québecois Hors-Champ :

"L’acteur et le personnage de Curt Bois apparaissent dans le film comme des figures allégoriques. Bois était un vieil acteur allemand : « ni ange ni homme, il était les deux à la fois puisqu’il avait l’âge du cinéma », écrit Wenders dans Le souffle de l’ange, op. cit., p. 72. Il avait fui le nazisme pour les États-Unis en 1933 où il avait joué des seconds rôles dans des films hollywoodiens (notamment Casablanca de Curtiz, 1942). Il fut présenté à Wenders - qui est évidemment sensible à ses allers-retours Berlin-Hollywood - par le biais de Bruno Ganz et d’Otto Sander, qui avaient réalisé un film sur Bois et sur un autre vieil acteur berlinois, Bernard Minetti, en 1983, intitulé Gedächntis (Mémoire). Wenders raconte que, au moment de l’élaboration du scénario, Handke avait « devant son bureau une reproduction d’une toile de Rembrandt qui s’appelle "Homère", où l’on voit un vieil homme assis en train de raconter. À qui ? À l’origine, sur cette toile, Homère parlait à un disciple, mais le tableau fut coupé en deux, et le conteur séparé de son élève, de façon qu’il parle maintenant seul. » (Wim Wenders, Le souffle de l’ange, op. cit., p. 72) Le tableau est devenu, si l’on veut, en s’incarnant dans le personnage d’Homère, une allégorie de l’Histoire : la « coupure » de la Seconde Guerre a rendu la transmission impossible, condamnant le conteur à la solitude, qui rejoint celle de l’exilé."

Dans la note précédente, Habib écrivait que" l'on pourrait aisément voir dans le personnage du Conteur-Homère (Curt Bois), une référence au « narrateur » de Benjamin. Voir Walter Benjamin, « Le conteur » [1936], dans Œuvres I, trad. Maurice de Gandillac, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Folio/Essais », 2000, p. 114-151."

 

Walter Benjamin à l’ancienne Bibliothèque nationale, photographié en 1937 par Gisèle Freund.

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