mercredi 10 juillet 2019

La Gartempe d'Yves Robert

Dans l'article précédent, j'écrivais ceci : "Gartempe, c'est le nom d'une belle rivière qui prend source en Creuse, coule est-ouest avant de remonter plein nord vers Saint-Savin. Rien à voir avec le plateau beauceron où fut tourné le film. Et rien dans la biographie d'Yves Robert, né à Saumur et d'enfance angevine, n'indique un quelconque tropisme limousin." Or Nunki Bartt, fraîchement revenu de Bretagne, me signale ce matin qu'Yves Robert possédait une maison à Angles-sur-l'Anglin, au lieu-dit Remerle, à quelques brasses du confluent de l'Anglin et de la Gartempe, maison toujours occupée par son fils, Jean-Denis Robert, cinéaste et photographe.


Une énigme est donc levée : on comprend mieux le choix du nom Gartempe pour le personnage d'Alexandre. Yves Robert rendait ainsi hommage à la fougueuse rivière dont il avait sans doute plus d'une fois arpenté les rives et goûté la fraîcheur des eaux de baignade.

L'histoire familiale qui conduisit Yves Robert à cette maison mérite d'être contée. Il n'existe pas grand chose sur le net qui en rende compte, mais une analyse biographique et généalogique d'un certain Daniel Cahen, sur un site perso-orange, nous livre de riches renseignements avec des arrières-plans politiques et littéraires passionnants. Tout commence avec l'achat de cette ferme de Remerle au début de l'année 1879 par Luc Desages. Or Luc André Desages n'est pas un paysan comme un autre, ce n'est même pas un paysan du tout. Il n'était pas non plus originaire du pays puisqu'il était né le 10 septembre 1820 d'une famille terrienne bourgeoise de l'Indre. Vincent, son père, (1795–1878), venant de Néret, s'était établi à la Châtre vers 1815, rue de l'abbaye Saint-Abdon, pour exercer la charge de greffier au Tribunal de la ville et s'était marié en 1817 avec la sœur d'un avocat au barreau du-dit tribunal,  Catherine Caroline Pouradier Duteil (1799-1871). Et c'est donc tout naturellement vers la carrière d'avocat que Luc s'était dirigé. Mais voilà que, pendant ses études parisiennes, il rencontre le penseur socialiste Pierre Leroux, qui le gagne à ses idées, au grand dam de sa famille.

Pierre Leroux, gravure publiée dans Histoire socialiste, volume 8 Le règne de Louis-Philippe, chapitre 4.5. La floraison socialiste, en ligne sur Wikisource.
La proximité avec Leroux s'accentue avec la liaison de Luc avec une des filles du premier lit de celui-ci : Pauline Charlotte (1830 - 1905). Union on ne peut plus féconde, puisqu'elle lui donnera onze enfants. A la même époque, son ami Auguste Desmoulins, de naissance plus modeste, fréquente une autre fille de Leroux, Juliette Henriette (1833 - 1884) qui, elle, n'aura point d'enfants. Les deux hommes sont associés dans l'entreprise d'imprimerie de Boussac, en Creuse, pour laquelle Leroux avait obtenu un brevet en 1843. On pense que c'est George Sand, qu'il avait rencontrée en 1835 et avec qui il avait noué une forte amitié, qui lui a sans doute fait découvrir la petite ville lors d'une excursion au site des Pierres Jaumâtres. Leroux s'est installé à Boussac et posé les bases d'une sorte de phalanstère fouriériste, il a fait venir sa famille, ses proches, "puis, au fil des mois, des disciples séduits par ses théories et le mode de vie de la communauté".* Parmi eux, Luc Desages et Auguste Desmoulins, qui dirigeront l'imprimerie en l'absence de Leroux, élu député de la Seine comme candidat des démocrates-socialistes à l'Assemblée constituante de 1848. Luc fut, en plus de son métier d'avocat, publiciste, tandis qu'Auguste se chargeait de la correspondance commerciale et financière. Daniel Cahen précise qu'ils " rédigèrent, entre autres, en commun un ouvrage, "La Doctrine de l'Humanité", constitué d'aphorismes, publié en 1848 à l'imprimerie Leroux de Boussac (Creuse). Auguste Desmoulins et Luc Desages se joignirent avec Grégoire Champseix sur une "Trilogie sur l’institution du Dimanche" dans la "Revue sociale" de 1847. Luc Desages fut corédacteur avec Grégoire Champseix et Pauline Roland de "l'Éclaireur de l'Indre", proche des idées de George Sand, revue qui cessa de paraître en 1850 par défaut de fonds malgré un déplacement à Paris... pendant la "révolution de février"."

Eclaireur de l'Indre, numéro du 8 janvier 1848.

C'est alors que cette communauté de destin vire au drame. Daniel Cahen :
"Et c'est ensemble, comme beaux-frères "de fait", qu'ils furent arrêtés en juillet 1849 et, à tort, accusés d'avoir organisé la révolte des canuts à Lyon en 1848 - suite à l'interception d'un courrier d'affaire d'Auguste Desmoulins par la police judiciaire de Lyon ! Bien-sûr, à la base de cette accusation, ils auraient tous deux participé à Paris à "la révolution de février"... alors qu'ils était initialement venus à Paris chercher de l'argent pour une revue déficitaire... Après un voyage à pied puis en charrette d'un mois passant par la ville de Thiers (Puy-de-Dôme), passant de gendarmerie en gendarmerie, enchaînés mais accompagnés de leurs promises, c'est ensemble qu'ils passèrent devant la cour martiale de Lyon, donc hors de leur ressort judiciaire, et que, faute d'arguments valables, bien défendus par Maître Rolland qui souligna l'incohérence entre être à Paris, à Boussac et à Lyon en même temps, ils furent relâchés de prison en 1849 après deux mois de détentions préventives et définitivement absous par le Conseil de Guerre le 4 octobre 1849 sous les pressions de George Sand et, l'arrêt ayant été révisé, les protestations très officielles du député Pierre Henri Leroux, signifiées le 22 octobre 1849. Ils avaient été promis en première instance à dix ans de déportation en Algérie à défaut d'exil..."
Je n'entre pas dans tous les détails, il faudrait citer in extenso l'analyse de Cahen, mais sachez que les deux amis seront dès lors séparés, Desmoulins regagne Paris tandis que Desages poursuit son travail journalistique dans l'Aube puis dans L'Allier. C'est le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte en 1851 qui les rapprochera à nouveau... "dans la proscription suivi de l'exil à Jersey, la plus grande des îles anglo-normandes (Chanel Islands), pour éviter d'être "transportés" à Cayenne (Guyanne) ou en Algérie." Les deux fondèrent une institution scolaire franco-anglaise à Saint-Hélier (située au 44, Halkett Place, en plein centre ville) qui recevra les soutiens de Victor Hugo, lui-même proscrit. Luc ne quittera plus Jersey que pour s'établir dans la Vienne, à Angles-sur-l'Anglin, grâce à l'héritage de ses parents, décédés en 1871 et 1878. Daniel Cahen précise aussi que "pour son retour en France, après les en avoir alertés, ses amis du continent se débrouillèrent pour lui assurer une retraite d'enseignant "bricolée", calculée comme s'il avait travaillé en France." Il conclut par ailleurs son paragraphe par ces mots : "Les campagnes jersiaise et française le rendirent plutôt mystique par la publication d'un ouvrage étrange : "De l'extase ou des miracles comme phénomènes naturels", rédigé en 1866 à Saint-Hélier et imprimé à Paris, chez Henry, Palais Royal, Galerie d'Orléans, 12."

Avec tout ça, on n'a pas encore eu vent d'une quelconque famille Robert...

Il faut se pencher sur la nombreuse descendance de Luc Desages. Onze enfants, disions-nous, dont sept seulement survécurent plus de vingt ans, le premier, "Paul, mourut pratiquement peu après la naissance, entre Boussac (Creuse) et Thiers (Puy-de-Dôme), en 1849 sur le chemin des condamnés emmenés sur Lyon, Pauline Leroux n'ayant pu l'allaiter suite à un traumatisme psychologique lié à l'arrestation de son promis ayant empêché son mariage avec elle". Paul, première victime de l'Histoire.
C'est avec le dixième membre de la fratrie que le nom de Robert va apparaître. Luc naît en 1867 à Saint-Clément, sur l'île de Jersey, et suit ses parents à Remerle en 1879. Il entre à l’École Normale d'Instituteurs de Poitiers avant de poursuivre sa carrière aux Lilas (Seine-Saint-Denis), où il rencontrera une institutrice, Eugénie Claudine Coiffier (1869–1948). Il meurt à Angles en 1946. Le second enfant du couple, Lucette Léontine Desages (1898- 1954)  sera, par sa première fille d'un premier mariage, à l'origine d'une alliance avec la famille Robert (Yves et descendants).

Une question demeure : pourquoi Luc Desages, quittant Jersey, avait-il choisi Angles et non pas par exemple la campagne berrichonne et castraise dont il devait être plus familier ? Daniel Cahen répond ceci :
"C'est un peu par hasard qu'il s'établit dans la Vienne, en cet écart de la ferme et du moulin de Remerle sur la commune d'Angles-sur-l'Anglin, alors occupés par les familles Guerineau, Pironnet, Audru et Sainton, tout près de son Indre natale, entre Berry, Poitou et Touraine ; le 7 septembre 1879, il acheta la ferme à deux familles, celle d'Antoine Théodore Ernest Sainton et son épouse Cécile Pauline Augustine Carré, et celle, non résidente, de Jérémie Jacob et son épouse Louise Florence Camuzard, sur la fortune de ses parents décédés et qu'il cédera une vingtaine d'années plus tard, le 26 avril 1903, à son fils Jean Luc et ses frères et sœurs, Paul Desages, bien installé à Cheltenham, Gloucestershire, Angleterre, ayant vendu ses parts. "[C'est moi qui souligne]
C'est un peu par hasard... Autrement dit, on n'en sait rien, mais on sait aussi ce que cache le hasard (nous verrons cela dans un autre article).

Notons, tout à l'honneur de Luc Desages, son intervention dans l'affaire Dreyfus : en décembre 1898,  il signe avec ses enfants demeurés à Angles une "protestation" de soutien  à un certain Colonel Marie Georges Picquart (1858-1914),  poursuivi et persécuté parce qu'il avait réussi à confondre le Commandant Ferdinand Walsin Esterhazy (1847-1923) à l'origine de la trahison contre Alfred Dreyfus. "Tel fut son "dernier acte politique", conclut Daniel Cahen. Le même ajoute que la plupart des enfants quittèrent la région pour s'établir en Angleterre, à Paris, en région parisienne et autres provinces où ils furent nommés. "Voilà pourquoi, et sans doute par sectarisme, il n'y a pas eu de "souvenirs palpables" à Angles-sur-l'Anglin comme il y eut, par exemple, une avenue Pierre-Leroux peu après le départ des phalanstériens de Boussac et un monument à lui dédié à Boussac en 1903..."

Finissons avec  Lucette Léontine Desages, qui devint institutrice et se maria à Paris (4e) en 1921 avec un certain Léon Bertin (1896-1956), biologiste et naturaliste de renom mais "homme volage", nous dit Cahen, dont elle divorca en 1828. De cette union éphémère naquit, le 12 juillet 1922, une fille, Claude dite plus tard Anne Bertin, jeune fille "gracieuse"(Cahen encore) qui se maria en 1943  avec un certain Yves Henry Charles Marie Robert (1920-2002) (52), "acteur et cinéaste alors en pleine ascension, et eut deux enfants avec lui, Anne (1944-) et Jean Denis Robert (1948-), tous deux nés à Paris". C'est le jeune couple qui acheta en 1946 la maison de maître de Remerle, près de l'Anglin, qui fut reconstruite (elle avait été bombardée pendant la guerre), avec le moulin et le barrage, alors que la ferme passait, après 1949, à Lelia Desages et Pierre Arsonneau. Je redonne une dernière fois la parole à Daniel Cahen :
"Mais le couple Robert-Bertin se défit quelques années plus tard après la naissance de Jean Denis, suite à une fréquentation d'Yves, en 1948, avec une actrice d'origine arménienne, Nevarte Manouelian (1923-2012), alias Rosy Varte, avant qu'il ne se remariât finalement en 1956 avec Gabrielle Danièle Marguerite Andrée Girard (1928-2015), alias Danièle Delorme, actrice et productrice de cinéma également bien connue, qui se rendit bien des fois sur les lieux avec Yves. Et Claude Bertin, divorcée d'Yves en 1953, remariée en 1958 à Paris (5e) avec Jean Joseph Henri Gambier-Morel (1906-1966) (...) n'y remit, aux dires des habitants, plus jamais les pieds, en tout cas jusqu'à la mort de son premier mari en 2002, et c'est finalement à Angles-sur-l'Anglin qu'elle mourut, veuve, un certain 22 juillet 2006 , près de son fils Jean Denis. (...). Tel fut cet aspect très peu connu de la vie d'Yves Robert, par ailleurs très apprécié, et très certainement occulté par celui qui ne sortit évidemment pas grandi de cet épisode sentimental. Le site appartient actuellement à un descendant de ce premier lit, Jean Denis Robert, photographe, cinéaste, réalisateur, etc, également bien connu, actuellement en retraite - site et maison de famille qu'il fréquenta dès son enfance avec ses parents puis avec son père et "ses" femmes (Yves Robert ne put se décider pendant huit ans avec qui des deux femmes, Manuelian ou Girard, il allait se marier !)."[C'est moi qui souligne]
Au début des années 1960, Danièle Delorme et Yves Robert avaient fondé La Guéville, une maison de production, dont le nom provenait, je vous le donne en mille, d'une petite rivière des Yvelines...



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* "On s'adonne à l'agriculture mettant en application le Circulus, théorie écologiste avant la lettre, selon laquelle les êtres vivants se nourrissent des dépouilles et des déchets les uns des autres. Cette loi inspire toute la doctrine évolutionniste de Leroux, disciple de Lamarck et de Geoffroy Saint-Hilaire, qu'il s'agisse de l'évolution des espèces ou de celle des civilisations. En toutes choses, « les vivants se nourrissent des morts » (Anthologie, p. 249), ce qui condamne le volontarisme autant que le fixisme." Wikipedia

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