jeudi 4 juillet 2019

421

"Je pense que pour travailler plus profondément la question de la radicalité, il est bon de rendre hommage à Fernand Deligny, qui a fait oeuvre de thérapeute, en politique et en poète, dans sa rencontre avec les enfants autistes."

Marie-José Mondzain, Confiscation des mots, des images et du temps, LLL, 2019

J'avais déjà approché naguère la figure de Fernand Deligny (1913 - 1996) mais je n'étais pas entré véritablement dans le vif de son oeuvre. C'est l'essai décapant de Marie-José Mondzain - qui en appelle à rendre au terme "radicalité" sa "beauté virulente et son énergie politique", loin de sa confiscation qui voudrait l'identifier "aux gestes les plus meurtriers et aux opinions les plus asservies"-, qui m'a conduit à me procurer le volume monumental (1856 pages) de ses Oeuvres, dans une très belle mise en page des éditions de l'Arachnéen.


Oeuvres, Fernand Deligny
J'ai emprunté en même temps à la médiathèque Le cinéma de Fernand Deligny, où les éditions Montparnasse ont rassemblé en trois DVD les quelques films qui témoignent de son expérience. Cet ensemble forme pour moi un Himalaya de pensée, dont l'exploration me demandera certainement tout l'été et au-delà. Je me contenterai donc pour l'heure de noter ce qui vient directement percuter mes préoccupations actuelles, qui tournent, on l'aura compris, autour de la notion de hasard. Dans le film de Renaud Victor, tourné en 1989, et qui a pour titre "Fernand Deligny, à propos d'un film à faire", le pédagogue, alors âgé de 76 ans, s'exprime longuement, mais son élocution difficultueuse fragilise la compréhension. Heureusement, ce monologue est intégralement retranscrit dans les Oeuvres, à partir de la page 1757, accompagné de quelques photogrammes. 

Voici donc le passage en question :


Vous aurez noté les trois dés sur la table, qui forment un 421. Ce célèbre jeu de dés est un classique des comptoirs (j'y ai joué moi-même bien des heures), et revêt une certaine importance dans la biographie de Deligny. Sandra Alvarez de Toledo, qui présente les différents textes de l'ouvrage sans tomber jamais dans l'hagiographie, précise qu'en 1933, notre homme a abandonné hypokhâgne et suit sans enthousiasme les cours de philosophie et de psychologie de l'université de Lille : "Il publie ses premiers textes dans la revue Lille-Université (dont il est rédacteur en chef). Il passe une grande partie de son temps à joueur au 421 dans les cafés avec ses amis Yves Demailly, éditeur d'une revue de poésie (La Hune), et Pierre Meynadier, étudiant en médecine et interne à l'asile d'Armentières (à quinze kilomètres de Lille). A la première occasion (la légende veut que ce soit le jour où Demailly et Meynadier manquèrent à la partie de 421), Deligny se rend à l'asile. Un monde se révèle à lui, un antidote inespéré à la pensée universitaire dogmatique et abstraite ; un théâtre, un vaisseau, la forme parfaite de l'hétérotopie selon Michel Foucault : "Un morceau flottant d'espace, un lieu sans lieu, qui vit par lui-même, qui est fermé sur soi et qui est livré en même temps à l'infini de la mer.*" (p.44)

La légende, en somme, voudrait que la vocation de Deligny soit née d'un jeu de hasard. Le plan du film n'est pas commenté pour lui-même mais on peut y voir quelque malice à rappeler un tel souvenir de jeunesse au moment même de l'évocation du hasard et des coïncidences. On peut aussi y subodorer comme une illustration du célèbre poème de Mallarmé : Un coup de dés jamais n'abolira le hasard.

Odilon Redon (estampe pour Un coup de dés jamais n'abolira le hasard)
Affirmant cela, je ne pensais pas pousser plus loin le rapprochement, or je fus intrigué en lisant la notice de Wikipedia par la mention d'une étude du philosophe Quentin Meillassoux (né en 1967), Le Nombre et la Sirène (Fayard, 2011), qui se veut Un déchiffrage du Coup de dés de Mallarmé. Je me reportai alors à une recension d'Erika Martelli sur le site non-fiction.fr.
" (...) selon l’auteur, le Coup de dés cacherait un nombre secret, une contrainte non dite qui resterait implicite à la lettre, qui serait un pendant du vers libre, qui serait une réminiscence de l’alexandrin classique. Bref, un nombre qui serait l’emblème immanent de la présence du sacré dans le texte, un sacré poétique que Mallarmé aurait forgé dans la conscience de l’inexistence de Dieu et de la nécessité, de la part des hommes, d’un lien sacrificiel. Cet aspect performatif et liturgique du poème mallarméen, issu lui aussi de Badiou, représente la contribution la plus intéressante de l’ouvrage. En revanche, beaucoup moins convaincante est cette comptabilité pré-oulipienne, cette réduction du chant à une “poésie visuelle”, à une “poésie mentale” dont la clé serait le chiffre 707 que Mallarmé aurait lancé au lecteur (extrême sacrifice) avec ses vers cryptés." [C'est moi qui souligne]
La clé serait le nombre 707**. Ce même nombre qui est au cœur de Yod, mon précédent article !

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* Le Croire et le Craindre, Paris, Stock, 1978, p. 85 ; infra, p. 1129.

** J'ai ensuite trouvé un article de Quentin Meillassoux lui-même, exposant sa théorie dans la revue Transversalités (2015).

Extrait : "Tout concourt ainsi dans le texte du Poème à confirmer que le Nombre est bien 707. Si « sacre » s’avère être le 707e mot du Poème, nous ne pourrons donc plus croire qu’il s’agit d’une simple coïncidence. Nous renvoyons le lecteur au décompte des mots du Poème. Il pourra alors vérifier par lui-même que :
« sacre » est bien le 707e mot du Coup de dés.
Le fait nous paraît donc constitué : Mallarmé a compté les mots de son Poème pour engendrer le Nombre."

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